XIII

La journée du lendemain fut attendue par tous avec une impatience qui s’explique, sans qu’il soit besoin d’y insister.

M. de Beaufort avait fait connaître à madame de Beaufort la lettre d’Edmée, et les termes dans lesquels s’exprimait la pauvre enfant avaient communiqué une sorte d’espoir aux hôtes de la rue de la Chaussée-d’Antin.

M. de Beaufort ne pouvait penser que sa fille se montrerait impitoyable ; il connaissait son cœur excellent, et le contact de Fanny Stevenson ne pouvait pas, en si peu de temps, lui avoir fait oublier l’amour qu’elle avait toujours témoigné à son père.

Mais que d’appréhensions cependant, et que d’inquiétudes le tinrent éveillé pendant une partie de la nuit !

Quant à Edmée, on eût dit qu’après avoir écrit à son père un grand apaisement s’était fait en elle. La fièvre qui l’agitait s’était calmée ; une sérénité radieuse éclatait maintenant sur son front, et quand par hasard un voile passait sur son regard, il était promptement dissipé, et un sourire d’une ineffable douceur venait relever le coin de sa lèvre.

Le matin du jour suivant, elle se leva de bonne heure.

Fanny Stevenson entra dans sa chambre dès qu’elle fut levée, et après l’avoir baisée longuement au front, la retint un moment étroitement serrée contre sa poitrine.

— Ainsi, tu es bien décidée ? lui dit-elle d’une voix émue.

— Oui, chère mère, bien décidée… répondit Edmée en la regardant dans les yeux.

— Tu ne regretteras rien ?

— Rien ! rien ! croyez-le. Mais, vous-même, vous m’avez dit…

— Moi ! je n’ai qu’une pensée…, ton bonheur ! et si tu es heureuse…

— Ah ! c’est la réalisation de mon rêve le plus cher, et quoi qu’il arrive…

Elle allait continuer… elle s’arrêta brusquement.

On venait de sonner.

— Mon père ! balbutia la pauvre enfant en devenant subitement pâle.

— Ce ne peut être lui encore, répliqua Fanny Stevenson ; il est à peine neuf heures.

— Qui cela peut-il être, alors ?

Fanny Stevenson alla ouvrir.

C’était Bob.

Edmée eut un cri d’effroi.

— Qu’y a-t-il ? fit-elle en se précipitant vers Bob. M. Gaston ?…

— Le commandant a passé une fort bonne nuit, répondit le novice, et il vous présente tous ses respects. Seulement, il a reçu ce matin une lettre sous l’enveloppe de laquelle il y en avait une seconde qui vous était adressée, et il m’a ordonné de vous l’apporter immédiatement.

En parlant ainsi, Bob remit à Edmée une lettre dont celle-ci s’empressa de déchirer l’enveloppe.

Elle courut à la signature : elle était de Mariette.

Il y avait longtemps qu’Edmée n’avait entendu parler de la jolie pensionnaire de Sainte-Marthe, et ce lui fut une grande joie d’avoir de ses nouvelles.

La lettre avait huit pages d’une écriture menue et serrée, et on voyait que la petite Mariette avait voulu rattraper le temps perdu.

Edmée ne remit pas à la lire.

Elle congédia Bob aussitôt, en le priant de prévenir Gaston qu’elle irait bientôt lui faire connaître le résultat de l’entretien qu’elle allait avoir avec son père, et comme Fanny Stevenson jugea que sa présence ne pouvait plus lui être utile, elle suivit le jeune novice, laissant sa fille tout entière à la lettre qu’elle venait de recevoir.

Dès qu’elle fut seule, Edmée en commença la lecture.

Et à peine eut-elle jeté un coup d’œil sur les premières lignes, qu’une expression de profond étonnement se répandit sur ses traits.

La lettre était datée de Kerbrat, près Saint-Renan (Finistère), et elle portait en grosses lettres soulignées, ces mots, qui étaient une révélation :

« MADAME DE PALONNIER, NÉE MARIETTE DU PARC, À MADEMOISELLE EDMÉE DE BEAUFORT. »

Et elle continuait ainsi, qu’il suit :

« Je vois d’ici ton étonnement, chère Edmée ; tu lis et relis cette ligne, que je viens d’écrire et tu as peine à en croire tes yeux. Pourtant rien n’est plus vrai. La petite Mariette n’est plus ! elle s’appelle maintenant madame de Palonnier. Comprends-tu ? Et si tu savais comme je suis heureuse ! Ah ! le bonheur ! on m’avait toujours dit que ça ne dure pas. Chaque soir je pensais : demain, ce sera fini. Eh bien ! pas du tout : car chaque jour ça recommence.

« Il est vrai qu’il n’y a guère qu’un mois que je suis mariée ; mais ce mois-là, on ne le donnerait pas pour tous les trésors de ce monde – et de l’autre.

« Depuis que j’ai quitté Paris, je t’ai écrit un paquet de lettres, les unes à Sainte-Marthe, où tu n’es plus sans doute, puisque tu ne m’as pas répondu. – Je t’en félicite.

« Mais je t’ai écrit également rue de la Chaussée-d’Antin et tu ne m’as pas répondu davantage.

« Où es-tu donc ? Qu’es-tu devenue ?

« Alors l’idée m’est venue de placer ma lettre sous l’enveloppe de celle que Maxime écrit à M. Gaston, et je suis tranquille désormais, car je suis assurée que le commandant, saura bien te dénicher.

« Pauvre chère, il me semble que je t’aime encore plus qu’avant. Le mariage, c’est bien drôle, va ; tu verras cela toi-même, et j’espère que ce sera bientôt.

« Mais je veux te raconter par le menu comment ces graves événements se sont accomplis et par quelle suite d’enchantements j’ai passé.

« Tu sais, n’est-ce pas ? que Maxime et moi nous sommes deux orphelins ; comme moi, il a perdu son père et sa mère, quand il était encore tout jeune, et lorsqu’il eut l’idée de me demander en mariage, c’est à moi-même qu’il s’adressa pour obtenir ma main. Il y avait longtemps que cette main-là me démangeait. Je l’aimais déjà pour tout le bien qu’il m’avait fait, le soin qu’il avait pris de mon enfance et ma reconnaissance n’attendait qu’un signe pour se changer en amour. On n’aime comme cela qu’une fois dans sa vie, et je n’y mis pas de résistance.

« D’ailleurs, je sentais bien qu’il m’aimait. Il n’est pas besoin qu’on vous apprenne ces choses-là. Dès qu’il me parla de mariage, j’acceptai tout de suite ! Et le parloir de Sainte-Marthe doit avoir gardé le souvenir des transports de joie auxquels Maxime s’abandonna lorsque je lui avouai que je serais heureuse de devenir sa femme.

« Dès le lendemain, je quittai le couvent, et le soir même nous prenions le train de Brest.

« Il y a non loin de notre premier port de guerre, sur la côte ouest, un petit manoir du quinzième siècle, qui est habité depuis de longues années par une vieille tante de Maxime, la seule parente qui lui reste.

« Elle a soixante-quinze ans : on ne lui en donnerait pas soixante.

« Elle est vive, alerte, bienveillante, avec deux yeux pétillants d’esprit et de malice.

« Dès le jour où je lui fus présentée, je sentis que j’allais l’aimer comme si elle avait été ma mère.

« Elle m’accueillit d’ailleurs tout de suite comme son enfant, et pendant que Maxime allait s’occuper des préparatifs du mariage, je vécus avec elle.

« Au surplus, ce ne fut pas long.

« Maxime avait hâte de m’appeler sa femme ; et moi, pourquoi le cacher ? j’avais autant d’impatience que lui.

« Ce fut un bien beau jour.

« Nous avons reçu la bénédiction nuptiale dans la petite église du bourg. Nous n’avions autour de nous que quelques amis de Maxime et quelques relations de notre tante.

« Mais, Maxime et moi, nous ne nous occupions guère de cela. Nous avions le ciel dans notre cœur ému d’une sainte émotion, et nous étions heureux ! à rendre jaloux tous ceux qui nous regardaient passer.

« Ce fut simple et grand comme le bonheur même.

« J’étais pénétrée d’une sorte de crainte délicieuse, de trouble ineffable ; il me semblait que, pour la première fois, j’allais mettre le pied dans un monde nouveau, inconnu, mystérieux surtout !

« On eût dit que mademoiselle Mariette allait disparaître ; c’était en quelque sorte une terreur qui me prenait partout, et au fond de laquelle il y avait une sensation exquise !…

« C’est difficile à expliquer ; tu verras quand tu seras madame de Pradelle !…

« Car tu seras madame Gaston, comme je suis madame Maxime et, quoique tu ne m’en aies rien dit, j’ai bien deviné que tu l’aimais.

« Donc, voilà un mois que nous sommes mariés, et si tu savais de quels enchantements est faite cette vie à deux, dans une solitude mélancolique et tendre, avec les grands aspects de l’infini que la mer développe devant nos yeux.

« Il est convenu que nous vivrons ici, quand Maxime sera débarqué, et que j’y resterai près de sa tante quand il sera absent.

« Moi, cela m’est fort indifférent.

« Avec lui, j’habiterai où il voudra ; sans lui, que m’importe le lieu où je vivrai en attendant son retour.

« Mais il ne faut pas prévoir les malheurs de si loin.

« Pour le moment, voici ce que nous avons résolu :

« Demain, nous quittons le manoir et nous nous envolons vers Paris : Tu entends bien, Paris !

« Nous y serons presque en même temps que cette lettre.

« Maxime veut que je voie l’Italie. – Avec lui, j’irais en Chine.

« Prépare-toi donc, mon cher trésor, à revoir madame de Palonnier. Résigne-toi d’avance à recevoir les nombreuses confidences qu’elle grille de te faire, et crois toujours à la profonde et inaltérable affection de ta

« Mariette. »

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