I

Huit années s’étaient écoulées depuis les événements que nous avons racontés au prologue de ce récit.

On était au mois d’octobre 1859.

— À cette époque s’élevait vers le milieu de la rue de la Chaussée-d’Antin, au fond d’une cour à laquelle on accédait par une longue allée plantée de platanes, un hôtel de grande apparence, composé d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, et donnant par derrière sur une serre de proportions immenses, où l’on avait réuni toutes les plantes exotiques que l’on n’entretenait qu’à grand’peine sous notre climat meurtrier.

L’hôtel appartenait à M. de Beaufort-Wilson, qui l’habitait avec sa femme et ses deux filles.

M. de Beaufort-Wilson était un homme de cinquante ans environ, à la figure intelligente et distinguée, qui occupait dans la finance parisienne une position pour ainsi dire hors de pair.

En épousant mademoiselle Juliette Wilson, il avait fait un mariage d’amour, qui avait puissamment contribué à sa fortune.

C’est à Londres, dix-sept ans auparavant, au retour de ses nombreux voyages, qu’il avait rencontré celle qui devait bientôt devenir sa femme.

Beaufort avait alors un peu plus de trente ans : c’était un des hommes les plus séduisants qu’une jeune fille pût rêver, et dès la première entrevue, Juliette Wilson en devint éperdument amoureuse.

Beaufort n’était pas riche, tandis que mademoiselle Wilson devait apporter à son époux une dot qui se chiffrait par plusieurs millions. Le père hésita donc quelque temps avant de se résigner à une pareille union ; mais il aimait trop sa fille pour lui imposer sa volonté, et le mariage eut lieu au grand étonnement des négociants de la cité.

Qu’importait d’ailleurs aux jeunes époux !

Ils avaient quitté Londres au lendemain de leur union, et étaient allés savourer leur lune de miel en France, en Italie, en Espagne, un peu partout, et n’étaient revenus à Paris que quelques années plus tard, pour s’y fixer tout à fait dans le bel hôtel de la Chaussée-d’Antin qu’ils n’avaient plus quitté depuis.

M. Wilson, ne voulant pas laisser son gendre inoccupé, avait décidé, dans sa sagesse, de créer, en France, une maison de banque qui serait comme la succursale de celle qu’il dirigeait lui-même en Angleterre, et il avait placé Beaufort à la tête de cette maison.

Ce dernier était apte à tout. Il ne demandait pas mieux que d’occuper ses loisirs ; le beau-père n’eut qu’à se louer de la résolution qu’il avait prise.

Dix-sept années avaient donc passé sur le bonheur des époux sans qu’aucun nuage fût venu le menacer.

Tout au plus une ombre avait-elle parfois troublé cette quiétude, mais ce fut là une chose imperceptible pour les indifférents et à laquelle nul ne fit attention.

Nous avons dit que Beaufort avait deux filles : l’une s’appelait Edmée, l’autre Nancy.

Edmée, l’aînée, était brune : son opulente chevelure noire faisait comme un diadème d’ébène à son front, et, à travers ses grands yeux limpides et doux, on eût pu voir son âme tout entière. Elle rappelait les traits de son père, dont elle était la vivante image.

La cadette, Nancy, ressemblait surtout à sa mère ; elle en avait l’allure enjouée, la grâce délicate et tendre, et son bel œil bleu empruntait parfois de bizarres lueurs où tremblaient certaines aspirations mal contenues.

Les deux enfants s’aimaient d’une affection sans bornes et semblaient n’avoir jamais rien cherché ni entrevu au delà de l’horizon que leur faisait l’amour de leurs parents.

M. et madame de Beaufort aimaient leurs enfants d’une tendresse égale, à laquelle on n’eût assurément rien trouvé à reprendre ; mais un observateur attentif eût pu remarquer, dans les manifestations de cette tendresse, certaines nuances qui avaient leur signification et cachaient peut-être un mystère.

Madame de Beaufort témoignait bien à Edmée la même sollicitude qu’à Nancy ; mais il y avait dans les soins inquiets dont elle entourait celle-ci quelque chose de plus maternel et de plus doux, et tandis que Beaufort semblait plus attentionné pour sa fille aînée, la mère ne parvenait pas toujours à dissimuler la préférence qu’elle ressentait pour la plus jeune de ses enfants. Cette situation s’était même accentuée depuis quelque temps, et les relations des deux époux, jusque-là des plus correctes, subirent dès lors quelques atteintes qui en altérèrent le calme et la sérénité.

Une fois entr’autres, quelque chose de significatif se passa, qui marqua bien l’état d’esprit dans lequel se trouvait à ce moment madame de Beaufort-Wilson.

Il y avait alors quelques mois que Edmée et Nancy étaient sorties du couvent où elles avaient été élevées, et depuis leur retour à la maison paternelle, l’hôtel de la Chaussée-d’Antin avait pris un air de fête qui ne lui était pas habituel.

C’était comme un souffle de jeunesse que les deux charmantes jeunes filles avaient apporté avec elles, et tout s’anima bientôt de gaieté et de mouvement.

Nancy adorait le monde, et sa mère ne lui refusa rien de ce qui pouvait satisfaire ses fantaisies ; on donna d’abord quelques petites soirées, où l’on sauta entre intimes ; puis le cercle s’élargit peu à peu ; les invitations furent lancées avec plus de largesse, et bientôt ce furent de véritables bals où toute l’aristocratie de l’industrie et de la finance s’empressa d’accourir.

Nancy ne se possédait pas de joie. C’était un spectacle nouveau pour elle, et le plaisir qu’elle y prenait enchantait particulièrement sa mère.

Edmée, elle, était loin de partager l’espèce de griserie qui s’était emparée de sa sœur. Elle était plus grave… moins mondaine… Depuis l’âge le plus tendre, elle semblait comme atteinte de mélancolie et eut volontiers vécu seule, loin du monde bruyant, sans ambition, heureuse d’une vie modeste et sans éclat.

Une sorte de tristesse native pesait sur sa pensée… Elle sentait d’ailleurs vaguement, d’intuition, qu’elle n’était pas aimée de madame Beaufort-Wilson comme elle aurait dû l’être, et, chose singulière, la conviction qu’elle avait acquise de l’indifférence dont elle était l’objet, ne l’avait ni blessée, ni désespérée… Seulement, tout son cœur s’était réfugié dans un sentiment d’autant plus puissant qu’il devait être exclusif, et elle avait reporté sur son père, cette part d’amour dont sa mère n’avait pas voulu !

Au surplus, tout cela n’était encore qu’à l’état latent, et il ne fallut rien moins qu’un incident tout à fait imprévu pour mettre en lumière des sentiments qui ne se fussent, sans cela, probablement manifestés que beaucoup plus tard.

C’était au mois de décembre, lors des premières grandes fêtes données par M. Beaufort-Wilson.

Ainsi que nous l’avons dit, de nombreuses invitations avaient été lancées, et aucune notabilité du monde parisien ne manqua à cet appel de l’une des maisons les plus considérables de la capitale.

Dès la première heure, les salons se remplirent d’une foule avide et curieuse, et madame de Beaufort, ravie du bonheur qu’elle voyait rayonner dans les yeux de sa fille Nancy, accueillit ses hôtes de ses plus gracieux sourires.

Quant à Edmée, appuyée au bras de son père, elle allait et venait, un peu étonnée de ce mouvement inusité, cherchant, à se retrouver elle-même à travers cette animation et ce brouhaha, regrettant, au fond du cœur, le calme des soirées ordinaires qu’elle passait à lire ou à broder.

En ce moment, et comme elle pénétrait avec son père dans le salon principal où l’on devait danser, elle s’arrêta tout à coup devant le tableau qui frappa ses regards…

À l’extrémité opposée du salon, sa mère était assise, ayant Nancy, sa plus jeune fille, à ses côtés, et causant avec un jeune homme qui s’inclinait pour la saluer.

C’était là assurément un fait bien insignifiant, et Edmée eût été fort empêchée de dire pourquoi elle en fut frappée.

Le jeune homme portait l’uniforme d’officier de marine : il était grand, élancé, et à la pâleur répandue sur son front, on devinait quelque mystérieuse souffrance, ou tout au moins quelque pensée absorbante qui devait exercer sur son esprit une influence souveraine.

C’était la première fois que Edmée le voyait ; pourtant, il lui sembla qu’elle l’avait déjà rencontré quelque part.

Un souvenir vague comme un rêve… elle n’aurait pu préciser ; mais à sa vue elle éprouva une sensation qu’elle n’eût pu définir, et qui, pendant quelques secondes, la troubla profondément.

— Qu’as-tu donc, chère enfant ? dit M. de Beaufort avec sollicitude.

— Moi ! rien, répondit Edmée. La chaleur est étouffante, je ne suis point habituée à respirer une pareille atmosphère.

— Tu as raison, viens près de ta mère, tu te reposeras, et le babil de Nancy te remettra tout à fait.

— Oui, oui ! c’est cela.

Ils causaient tout en marchant. Quand ils approchèrent de madame de Beaufort, le jeune officier ne l’avait pas quittée encore.

— Mon ami, dit alors madame de Beaufort en désignant ce dernier à son mari, permettez-moi de vous présenter M. Gaston de Pradelle, un capitaine de frégate de récente promotion, qui a bien voulu se rappeler qu’il a été reçu dans l’Inde par quelques membres de ma famille.

M. de Beaufort tendit cordialement la main au jeune officier.

— Soyez le bienvenu, Monsieur, dit-il avec un sincère abandon ; si vous êtes connu des Wilson, vous ne m’êtes pas non plus tout à fait étranger ! Je sais les services que vous avez rendus à notre marine, et j’ai suivi avec un vif intérêt le dernier voyage que vous venez d’accomplir autour du monde !…

— Vous êtes mille fois trop bienveillant, dit Gaston de Pradelle, en saluant de nouveau.

— Il n’y a pas longtemps que vous êtes de retour en France ?

— Quelques mois à peine.

— Et vous ne songez pas à nous quitter tout de suite ?

— Oh ! je ne reprendrai pas la mer avant un an.

— À la bonne heure, et pendant cette année, au nom des Wilson et en celui des Beaufort, veuillez bien considérer cette maison comme la vôtre, et croyez que nous serons toujours heureux de vous y recevoir.

Et comme Gaston allait s’éloigner, M. de Beaufort ajouta, en présentant Edmée qui n’avait cessé de regarder le jeune officier.

— Ma fille aînée, mademoiselle de Beaufort !

Ce fut comme un coup de théâtre.

Jusqu’alors, Gaston n’avait point pris garde à la jeune fille ; mais dès qu’il eut levé les yeux sur elle, il ne put se défendre d’un mouvement de stupéfaction profonde et retenir un cri prêt à lui échapper.

— Étrange ! c’est étrange !… balbutia-t-il, fortement ému et incapable de se contenir.

— Quoi donc ? fit M. de Beaufort, surpris.

— Pardonnez-moi.

— Eh ! à quel propos !

— Cette ressemblance…

— Vous avez connu quelqu’un qui ressemblait à mon Edmée ?

— Oui, Monsieur.

— À Paris ?

— Non, non, bien loin de France, au contraire.

— Où cela ?

— En Amérique.

— Ah !

— Près du fleuve Saint-Laurent.

— Que dites-vous ?…

— Vous voyez ! je suis fou. D’ailleurs, la jeune femme dont je parle, il y a huit années que je l’ai vue, et elle avait bien près de trente ans à cette époque.

M. de Beaufort ne répondit pas, il était devenu comme inquiet ; un pli soucieux s’était creusé sur son front.

Gaston s’aperçut qu’il allait être indiscret, il s’empressa de couper court à l’incident et s’adressant à Edmée :

— Mademoiselle, lui dit-il d’un ton plus calme, voici que les premiers accords du quadrille se font entendre, et si vous vouliez bien m’accepter pour cavalier…

Edmée regarda son père.

— Eh ! sans doute, sans doute, chère enfant, dit ce dernier. C’est la première fête à laquelle tu assistes, et ta mère et moi nous ne pouvons que nous réjouir du plaisir que tu y prendras.

La jeune fille passa alors son bras sous celui de Gaston et ils se dirigèrent tous les deux pour aller prendre place dans le quadrille qui se formait.

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