II

M. de Beaufort les suivit du regard, en proie à une émotion visible, et ce ne fut que lorsqu’ils eurent disparu dans les méandres des quadrilles qui s’organisaient tumultueusement, qu’il parut revenir à lui.

Nancy avait, de son côté, suivi un jeune cavalier qui était venu la réclamer, et il se trouva seul un moment avec madame de Beaufort.

Celle-ci était devenue elle-même toute soucieuse ; elle observait son mari avec une attention presque inquiète.

— Qu’avez-vous donc, mon ami ? interrogea-t-elle vivement.

— Moi ? répondit M. de Beaufort.

— Connaîtriez-vous M. de Pradelle ?

— C’est la première fois que je le rencontre.

— Que vous a-t-il dit ?

— Rien que de banal et d’insignifiant.

— Cependant, les paroles qu’il a prononcées et que j’ai à peine comprises ont paru vous troubler.

— Quelle idée.

— Que vous a-t-il dit ? Ne me cachez rien… répondez-moi… Il regardait Edmée d’une façon singulière. Ne parlait-il pas de ressemblance ?

— En effet.

— Il a connu une personne dont votre fille lui rappelait les traits.

— C’est cela.

— Et il vous l’a nommée ?

— Non !

— Pourquoi avez-vous pâli, alors. D’où vient qu’en ce moment encore je vous trouve préoccupé et sombre ?

— C’est que…

— Achevez.

— Eh bien, cette personne…

— Une femme ?

— Oui.

— Où l’a-t-il connue ?

— Non loin de Québec.

— Et y a-t-il longtemps ?

— Il y a huit ans !

— Mais elle est morte, cependant !… Vous m’avez bien dit qu’elle était morte !

Et comme la jeune femme interrogeait d’un ton ardent et avec un regard plein de feu, Beaufort eut comme un frisson et pressa son front de sa main nerveuse.

— Eh oui ! oui ! répondit-il avec effort, je vous l’ai dit et je vous le répète ; mais ce souvenir est là, toujours devant mes yeux, sur mon cœur : et, malgré moi, j’ai peur de ce passé coupable, comme s’il pouvait venir me menacer dans le présent heureux que vous m’avez fait !

La jeune femme garda le silence et serra tendrement la main de son mari.

— Vous avez raison, dit-elle au bout d’un instant ; je vous ai aimé assez pour vous pardonner une défaillance que votre jeunesse expliquait, et je ne veux me rappeler que, le bonheur que vous m’avez donné depuis… Seulement, vous le voyez, mon ami, je n’avais pas tout à fait tort quand j’insistais pour que votre fille Edmée restât encore au couvent. Sa présence ici peut nous créer bien des embarras, bien des tourments, et j’espère que vous jugerez vous-même opportun de vous rendre à mes raisons.

— La pauvre enfant sera bien malheureuse ! objecta Beaufort, dont le front se rembrunit ; elle croira que nous ne l’aimons pas… que nous voulons l’éloigner de nous.

— Quelle folie ! répliqua la jeune femme ; Edmée est une fille sérieuse ; elle aime peu le monde, elle recherche la solitude ; le bruit l’effraye ; et je suis bien certaine que nous ferons plus pour son bonheur en agissant comme je le désire qu’en l’obligeant à une existence de plaisirs qui n’est qu’une fatigue et un ennui pour elle.

Mais ce n’est point le moment de traiter un sujet aussi grave ; vous y réfléchirez, et nous en reparlerons. Ne restons pas plus longtemps seuls ainsi ; le monde nous réclame et nous nous devons à lui ; demain, nous reprendrons cet entretien, et d’ici là, ne nous occupons que de nos hôtes et de leurs plaisirs.

Pendant ce rapide colloque, Gaston de Pradelle avait pénétré dans le salon où l’on allait danser, et une vive sensation le prenait au cœur, chaque fois qu’il sentait le bras d’Edmée, s’appuyer sur le sien.

Le jeune capitaine de frégate avait peu changé depuis que nous l’avons présenté au lecteur.

Seulement, ses traits s’étaient accentués davantage ; son regard avait pris plus de fermeté et d’aisance, sans que la douceur mélancolique, qui était son charme particulier, en eût été altérée : sous l’uniforme qu’il portait, sa taille se dégageait élégante et forte, et il y avait dans sa démarche, dans chacun de ses mouvements, une distinction personnelle qui s’imposait naturellement, sans raideur et sans morgue. L’effet qu’il produisit fut profond. La plupart des invités de monsieur et madame de Beaufort le connaissaient de nom. Depuis quelques années il avait été souvent cité dans les relations des explorations de notre marine, et il était considéré comme destiné au plus brillant et au plus rapide avenir.

Si l’on ajoute à ces différentes causes la modestie exquise de ses allures et l’espèce de timidité qui était le fond de son caractère réservé et peut-être un peu sauvage, on aura l’explication de la séduction qu’il exerça ce soir-là, tant sur les hommes graves qui se trouvaient rue de la Étrange qu’auprès des femmes, pour lesquelles il avait tout l’attrait de l’inconnu !

Cependant Edmée avançait, partagée entre divers sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés et qui furent une longue surprise pour elle.

Il y avait quelques mois à peine qu’elle était sortie du couvent, et depuis elle avait vécu retirée, presque solitaire, ne cherchant pas à se mêler à la vie qui faisait tant de tapage autour d’elle.

Tout était nouveau pour ses yeux et pour son cœur ; à chaque pas qu’elle faisait elle se heurtait à certaines énigmes, dont elle eût vainement tenté de démêler le sens mondain.

Naïvement, elle attendait que la révélation vînt, et, jusqu’alors, rien n’avait troublé la paix sereine dont elle jouissait.

Elle était née soumise et confiante et obéissait simplement à ce qui lui était ordonné, sans se douter que l’on put se révolter devant de pareilles conditions ?

Son père l’avait reprise au couvent, et elle en était sortie comme elle y était entrée, sans plaisir comme sans murmure.

Ce jour-là, on lui avait dit de s’habiller pour la fête que l’on donnait, et elle était arrivée, ignorant, pour ainsi dire, ce qui allait se passer et ne comprenant pas la joie enfantine qui éclatait sur le front de sa sœur.

Toutefois, quand, sollicitée par Gaston et autorisée par son père, elle sentit qu’on l’entraînait vers cette foule compacte et serrée ; quand, pour la première fois de sa vie, elle se trouva seule aux bras d’un jeune homme qu’elle ne connaissait pas, auquel elle n’avait jamais parlé, une émotion inattendue la saisit par tous les sens, et elle ressentit quelque chose qui ressemblait à de la peur et où il y avait comme un frissonnement de plaisir.

Elle voulut regarder Gaston, et tout aussitôt elle baissa les yeux, pendant qu’une vive rougeur montait à ses joues.

Quand les deux jeunes gens prirent place au quadrille ils n’avaient pas échangé une parole, tant ils étaient troublés l’un et l’autre.

Mais Gaston ne tarda pas à comprendre qu’une pareille situation ne pouvait se prolonger plus longtemps sans devenir ridicule, et il se décida à rompre le silence.

— Vous ne sauriez croire, Mademoiselle, dit-il, combien je suis heureux d’avoir été accueilli avec tant de bienveillance par madame de Beaufort.

— C’est cependant bien naturel, Monsieur, répondit Edmée en s’enhardissant de son mieux ; d’après les paroles qu’a dites ma mère tout à l’heure, vous avez connu dans l’Inde quelques membres de notre famille ?

— Oui, Mademoiselle, les Wilson de Calcutta ; de véritables nababs, qui ont conservé sous ces latitudes lointaines les habitudes d’hospitalité de l’Angleterre.

— Vous êtes resté longtemps dans ce pays ?

— Un mois à peine.

— Vous avez beaucoup voyagé ?

— J’ai passé presque tout mon temps à la mer, depuis dix ans au moins.

— Ce doit être là une existence pleine d’enchantement. Voir des pays ignorés, visiter des contrées neuves, pour ainsi dire inconnues ! Il me semble qu’il n’y a rien de comparable à cela !

Gaston ébaucha un sourire.

— Détrompez-vous, Mademoiselle, répondit-il ; à distance, oui, peut être ; il y a certaines illusions d’optique auxquelles on se laisse prendre. Mais, en réalité, si vous saviez quel vide cela fait au cœur. Être toujours seul, en face de l’immensité, loin du pays où l’on voudrait toujours revenir et où l’on ne revient que pour s’éloigner de nouveau ! C’est là, croyez-moi, une existence qui n’a rien d’enviable.

— Pourquoi alors ne quittez-vous pas cette carrière ?

— Pourquoi ? mais parce que je ne suis pas, moi, comme les autres hommes ; parce que ceux que j’aurais pu aimer m’ont quitté, parce que, quand je reviens en France après avoir supporté mille fatigues, affronté mille dangers, personne n’est là pour m’attendre au retour et que le seul souvenir qui me rattache à la vie est enfermé dans les deux chères tombes où tout mon cœur se réfugie !

— Eh quoi ! votre famille…

— Il y a plus de quinze années que mon père et ma mère sont morts.

Edmée se prit à frissonner à ces paroles et, cette fois, son regard attendri s’oublia quelques secondes sur le front du jeune marin.

Mais cela fut rapide comme l’éclair ; elle n’eut pas le temps de s’y abandonner.

C’était à elle de figurer, et elle quitta son cavalier, pour se mêler au quadrille.

Quand elle revint prendre sa place, son visage était comme empreint de mélancolie et de tristesse.

Gaston s’en aperçut, et il eut regret de la tournure qu’il avait donnée à la conversation.

— Je suis un grand maladroit, dit-il avec une pointe d’enjouement, et j’ai eu bien tort de vous parler ainsi que je l’ai fait, au milieu d’une fête, où il ne devrait être question que de gais propos. Mais il faut être indulgent pour un marin qui n’a le plus souvent vécu qu’à son bord, et n’a fait que de rares apparitions dans le monde.

— Oh ! ne vous défendez pas, Monsieur, répliqua vivement Edmée en souriant, car je vous étonnerai peut-être moi-même en vous avouant que c’est la première fois que j’assiste à une réunion de ce genre.

— On m’a dit, en effet, que vous sortiez du couvent.

— Il y a quelques mois.

— Et je gage bien que vous ne demandez pas à y retourner !

Edmée leva ses deux yeux étonnés et remua doucement la tête.

— Vous n’êtes pas la première personne qui me parliez de la sorte, répondit-elle : toutes mes amies me félicitaient avec effusion le jour où l’on est venu nous chercher, ma sœur et moi, et il n’en est pas une qui n’enviât notre sort. Pourtant je vous assure que je me sentais fort attristée de cette séparation, et que, n’eût été la perspective de vivre désormais auprès de mes parents, j’aurais volontiers consenti à rester au couvent.

— Cela s’explique jusqu’à un certain point, au moment du départ ; mais depuis ?

— Depuis, je n’ai pas beaucoup changé.

— Eh quoi ! jeune, belle comme vous l’êtes, vous seriez disposée…

— Oh ! je ne dis rien de semblable, interrompit Edmée, et je ne suis point encore à la veille de prendre le voile ! D’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton singulier qui frappa Gaston, si jamais de pareilles pensées pouvaient me venir, il y a une chose qui suffirait à m’arrêter.

— Laquelle ?

— C’est le chagrin profond que cette résolution causerait à mon père !

Gaston regarda la jeune fille avec plus d’intérêt qu’il ne l’avait fait encore.

— Votre père ! répéta-t-il ; il paraît, en effet, vous porter une affection profonde : tout à l’heure, pendant que nous causions, je l’observais, et j’ai remarqué l’attention pleine de sollicitude avec laquelle il vous suivait des yeux.

Edmée releva la tête avec une pointe d’orgueil.

— Oui… c’est vrai, Monsieur, dit-elle ; mon père m’aime jusqu’à l’adoration… Du plus loin que je me rappelle… je le vois toujours affectueux, tendre, mettant tout son cœur dans les soins dont il entourait mon enfance ! et cela se traduit même jusque dans les détails les plus insignifiants.

— Comment. ?

— Tenez, il y a quelques minutes, quand, en m’apercevant, vous avez fait un mouvement dont vous n’avez pas été le maître… Mes traits vous rappelaient, paraît-il, une personne que vous avez connue autrefois. Eh bien ! je regardais mon père à ce moment-là, et je l’ai vu pâlir.

— Est-ce possible ?…

— Pourquoi ? Je n’en sais rien ! mais cela me prouve une fois de plus qu’il n’est indifférent à rien de ce qui me touche. Aussi, moi, je me sens si heureuse de cet amour dont il m’enveloppe, que mon unique souci est de ne pas contrarier les projets qu’il pourra former pour moi.

— Heureux le père qui est ainsi aimé de ses enfants.

Pendant qu’ils causaient de la sorte, tout, en s’interrompant de temps à autre pour figurer dans le quadrille où ils étaient engagés, ils ne s’apercevaient pas que l’heure s’écoulait avec rapidité, et que le moment approchait où ils allaient se séparer.

Quand le quadrille fut fini, ce fut avec une sorte de tristesse émue, que le jeune marin reprit le bras d’Edmée pour la reconduire à sa place.

Chemin faisant, ils rencontrèrent M. de Beaufort.

— Eh bien ! dit ce dernier en souriant à sa fille, j’espère que voilà un début qui va te réconcilier avec le monde.

— Oh ! je n’ai pas de vocation, répondit Edmée avec enjouement.

— Bon ! bon ! nous verrons cela à la fin de l’hiver.

Edmée quitta alors le bras de Gaston, et, après l’avoir salué, elle alla s’asseoir auprès de Nancy et de sa mère.

M. de Beaufort, de son côté, entraîna Gaston par un geste de cordialité familière.

— Ma foi, mon cher commandant, lui dit-il en gagnant un salon que la foule n’avait pas encore envahi, vous obtenez ce soir un succès dont vous ne vous doutez assurément pas.

— Moi ! quel succès ? fit Gaston surpris.

— À Paris, voyez-vous, nous sommes très curieux, indiscrets même, et la plupart des personnes qui sont ici, ce soir, avaient beaucoup entendu parler de vous ; on vous connaissait sans vous avoir jamais vu, et l’on a été heureux de vous voir de près. Si vous saviez les mille questions dont j’ai été assailli.

— Vraiment ! à quel propos ?

— Parbleu ! à propos de vos voyages. Songez donc ! un homme qui vient de faire le tour du monde !…

Et puis, continua M. de Beaufort, sur un ton où perçait une intention mal déguisée, vous avez une manière personnelle d’observer les choses et les hommes, et j’en ai eu la preuve tout à l’heure, quand vous vous êtes presque troublé en apercevant mon Edmée.

— Oh ! cela s’explique cependant bien naturellement, répliqua Gaston.

— Vous trouvez ?

— J’avais rencontré en Amérique une jeune femme dont les malheurs m’ont vivement intéressé. Elle s’était présentée à moi dans des circonstances si exceptionnelles, que je ne pouvais l’oublier, et en me trouvant en présence de mademoiselle de Beaufort…

— Quelle était donc cette jeune femme, à laquelle ressemble mon Edmée ?

— Une malheureuse qui, après avoir été abandonnée par son amant, s’était vue emprisonnée par son père.

— Elle était jeune ?

— Elle avait alors une trentaine d’années.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

— Fanny Stevenson.

Beaufort se contenait à grand’peine. Un cercle blanc et mat se dessina autour de ses lèvres.

— Fanny Stevenson ! répéta-t-il presque malgré lui ; et vous n’avez jamais revu cette femme ?

— Jamais.

— Enfin, c’est bien à Québec que vous l’avez rencontrée ?

— Oui, Monsieur, c’est à Québec que j’ai eu occasion de l’accompagner pour certaines démarches qu’elle désirait faire dans le but de retrouver une enfant qui lui avait été enlevée ; mais c’est au bourg de Smeaton que je lui ai fait mes adieux.

— Smeaton ! balbutia Beaufort, sans s’apercevoir qu’il pensait tout haut.

Bien que Gaston n’eût attaché tout d’abord qu’un intérêt secondaire aux questions que lui adressait son interlocuteur, cependant l’insistance avec laquelle ces questions lui étaient posées finit par le frapper, et il ne put s’empêcher d’en faire la remarque.

— Est-ce que cette histoire vous rappellerait quelque souvenir personnel ? interrogea-t-il en l’observant avec attention.

— Moi !… se récria Beaufort, en revenant brusquement à lui ; mais pas le moins du monde… Seulement, j’ai beaucoup voyagé aussi, autrefois ! ces parages dont vous me parlez, m’ont laissé les meilleurs souvenirs, et chaque fois que je les évoque, je retrouve certaines émotions de jeunesse qui restent toujours vives, en dépit de l’âge et de l’éloignement.

— Cela se comprend.

— N’est-ce pas ? mais je n’entends point vous enlever à mes hôtes ; j’ai moi-même des devoirs sacrés à remplir, et je vous rends toute votre, liberté.

— J’en profite pour me retirer, dit Gaston en souriant.

— Eh quoi ! déjà ?

— Le monde m’intimide et je m’y sens fort mal à l’aise.

— Mais je vous reverrai ?

— Je vous le promets.

— À bientôt, alors.

— Oui ! oui ! à bientôt.

Après avoir quitté M. de Beaufort, Gaston de Pradelle fit quelques tours à travers les salons.

La fête n’avait pour lui qu’un attrait relatif ; il n’y connaissait personne ; il n’aimait ni le jeu ni la danse et rien ne semblait devoir le retenir.

Pourtant, il resta encore une heure environ, et, instinctivement, en dépit de sa volonté même, il cherchait à revoir cette enfant, qui avait fait sur lui une si sérieuse impression.

Ce n’était pas de l’amour cependant.

Il fallait d’autres raisons pour éveiller un pareil sentiment dans un cœur comme le sien ; le jour où Gaston aimerait, il savait bien d’avance qu’il donnerait à cet amour, quel qu’il fût, à quelque femme qu’il s’adressât, son âme, son être, sa vie tout entière.

Mais s’il n’aimait pas Edmée, elle lui inspirait un intérêt comme jamais il n’en avait éprouvé : son image ne le quittait pas. Il voyait toujours ses grands yeux noirs, à la flamme intense ; il entendait sa voix pénétrante et douce, et sentait encore le contact de son corps charmant et souple.

À plusieurs reprises, pendant qu’il errait à travers le bal, il la revit allant et venant à travers les méandres des quadrilles.

Et il ne put se détacher de cette gracieuse apparition.

Une fois même leurs regards se rencontrèrent, il lui sembla que quelque chose d’inusité, d’inconnu, remuait en lui !

Naïvement il mettait l’émotion dont il était saisi sur le compte de cette ressemblance singulière qu’il avait constatée.

Cela le rejetait de quelques années en arrière. Il se retrouvait sur la côte d’Amérique, découvrant dans le phare Saint-Laurent la jeune femme que la mort de son geôlier venait de faire libre.

C’était bien elle !

Plus jeune, plus belle, dans tout l’éclat de ses dix-huit ans, avec la même résignation, et aussi avec ces lueurs étranges qu’il avait vues traverser le regard de Fanny Stevenson, et que tout à l’heure il avait surpris, éclairs fugitifs, dans celui d’Edmée.

Minuit, qui sonna bientôt, le rappela à ses résolutions.

Il ne voulait pas se laisser détourner davantage, et, prenant son parti, il gagna la porte et disparut.

Peu après, il rentrait chez lui.

Il était une heure : Bob l’attendait.

Bob avait grandi depuis que nous ne l’avons vu, et il était devenu novice.

C’était maintenant un grand garçon, bien découplé, le visage imberbe, l’œil bien ouvert, et conservant dans toute sa physionomie cet air particulier qui semble être l’estampille indélébile de l’enfant, ou pour mieux dire, du gamin de Paris.

Bob adorait Gaston ; jamais il ne se couchait avant que son maître ne fût rentré.

Mais ce soir-là, il avait une raison particulière pour l’attendre.

Gaston venait de gagner sa chambre à coucher, Bob l’y avait suivi.

— Il n’est venu personne me demander pendant mon absence ? questionna Gaston en remettant son pardessus à Bob.

— Pardon, commandant, répondit ce dernier, il est venu, au contraire, un visiteur qui a paru contrarié de ne pas vous rencontrer.

— Un visiteur ? Il n’a pas dit son nom ?

— Il entend ne le dire qu’à vous-même.

— Alors, il reviendra…

— Demain matin.

— N’a-t-il pas fait connaître, au moins, quel motif l’amenait ?

— Il n’a rien dit de semblable. Seulement, comme il n’est pas ordonné d’avoir ses yeux dans sa poche…

Gaston regarda Bob avec curiosité.

— Eh mais ! au fait, reprit-il aussitôt ; je ne remarquais pas !… Je gage que tu as quelque chose de plus à me dire ?

— Peut-être bien ! fit le jeune novice.

— Parle, alors.

— C’est que cela serait si extraordinaire !

— Quoi donc ?

— Cet homme…

— Après ?

— J’ai cru le reconnaître ! Et quoique je ne l’aie vu qu’un instant, il y a longtemps ! cependant je jurerais !…

— Voyons, achève, pourquoi toutes ces réticences ?

— Eh bien, vous rappelez-vous, commandant, ce qui est arrivé il y a huit ou dix ans, au phare Saint-Laurent, et la visite que nous avons faite, en compagnie de miss Fanny Stevenson, au bourg de Smeaton.

— Il m’en souvient ! répliqua vivement Gaston, mais quel rapport ?

— Vous n’avez pas oublié alors le capitaine Palmer, et la scène à laquelle nous avons assisté dans la misérable hutte qu’il habitait.

— Ah ! je n’ai rien oublié de ce qui s’est passé là ! où veux-tu en venir ?

— C’est que l’homme qui est venu ce soir…

— Ce serait Palmer !…

— Lui-même.

— Tu en es sûr ?

— Oh ! on a l’œil américain, quoiqu’on soit né dans le faubourg Antoine, et celui-là…

— Lui ! ce serait lui ! – Que vient-il faire en France, à Paris ? – Voilà certes une coïncidence inattendue, et Dieu veuille qu’il n’y ait pas une menace de malheur dans la visite de ce misérable !

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