XX

Quelques minutes avant midi, les deux amis entraient au couvent de Sainte-Marthe, bien diversement impressionnés l’un et l’autre.

Un changement inattendu s’était opéré chez Gaston : ce qu’il avait vu la veille, la certitude qu’il venait d’acquérir de la nouvelle tentative que l’on préparait contre Edmée, avait modifié ses dernières résolutions, et il arrivait bien décidé à s’unir à Fanny Stevenson pour empêcher l’odieuse séquestration que l’on méditait.

Jusqu’ici, il avait hésité.

Il ne pouvait croire à tant de noirceurs ; il s’obstinait à espérer en l’amour que M. de Beaufort avait toujours témoigné à sa fille. Mais, depuis la veille, il ne doutait plus que le malheureux père ne fût entièrement gagné à la cause de madame de Beaufort, et il voulait empêcher qu’Edmée ne lui fût enlevée.

Ce qu’il allait faire, il ne le savait pas bien ; mais il verrait miss Fanny, et, à eux deux, ils ne pouvaient manquer de réussir.

Quant à Maxime, il ne pensait qu’à Mariette, et il était fort ému.

Ce qu’il avait à lui dire était bien simple, cependant ; mais quelquefois ce sont les choses les plus simples qui sont les plus difficiles à exprimer.

Comment s’y prendrait-il ? Par où fallait-il commencer ?

Le moment psychologique était venu, et après avoir cru fermement à l’amour de Mariette, maintenant il se sentait pris d’un doute affreux.

Mariette était la franchise et la bonté mêmes.

Jusqu’alors il avait cru lire dans ses yeux tout ce qui se passait dans son cœur, mais qu’allait-il devenir s’il s’était trompé et si ce qu’il avait pris pour de l’amour n’était que l’expression d’une reconnaissance dont elle n’avait pas cherché à voiler la vivacité !

Quand il pénétra dans le parloir et qu’il aperçut la jolie enfant, son cœur se mit à battre avec une violence désordonnée.

Mariette, elle, ne paraissait ni plus émue ni plus embarrassée qu’un mois auparavant, lors des premières visites de son cousin. Son visage resplendissait de la même joie sereine, et c’est avec la même candeur, le même abandon, qu’elle accourut présenter son front au baiser fraternel du jeune lieutenant de vaisseau.

Celui-ci l’entraîna dans un coin du parloir.

— Ah ! je ne vous attendais pas si tôt, dit-elle avec sa moue charmante : et pourtant j’avais hâte de vous revoir. Vous avez été bien longtemps absent et vous m’avez écrit bien peu souvent.

— J’ai été si occupé… balbutia Maxime.

— La marine prend donc tous vos instants ?

— Ce n’est pas la marine seule.

— Cependant…

— J’ai eu d’autres soucis.

— Vous ? À quoi pensiez-vous donc ?

— À vous.

— Vraiment ?… Ça, c’est gentil ; car, moi, il ne se passe pas de jours…

— Chère Mariette !…

— Enfin ! expliquez-moi, au moins, quelle grave préoccupation…

Un nuage glissa sur le front du jeune homme, et comme Mariette s’était assise, il prit place à ses côtés.

— Voici ! dit-il au bout d’un instant. Depuis que je vous ai revue, j’ai cru remarquer que vous ne vous plaisiez pas beaucoup à Sainte-Marthe.

— Dites : pas du tout… et vous serez dans le vrai !

— Alors, j’ai cherché quel moyen je pourrais bien prendre pour vous en faire sortir.

Mariette enveloppa son cousin d’un regard où il n’y avait encore que de l’étonnement.

— Sortir d’ici, répéta-t-elle ; y songez-vous ? Et que pourrais-je faire, une fois dehors ?

— C’était le difficile en effet.

— Une orpheline ! Sans parents, sans amis !…

— C’est ce que je me suis dit.

— Et vous y avez renoncé ?

— J’ai persisté, au contraire, et je crois que j’ai bien fait.

— Comment cela ?

— Car, si vous le voulez, cela dépendra de vous.

Cette fois encore, l’enfant regarda Maxime avec une profonde attention.

— Voilà que je ne comprends plus, dit-elle d’un ton lent et vague.

— C’est pourtant bien clair, répartit Maxime. Ainsi que vous le disiez, il vous serait difficile, une fois hors de Sainte-Marthe, de rencontrer une situation convenable, et vous vous y trouveriez plus malheureuse et plus isolée qu’au couvent. À moins cependant…

— Achevez.

— À moins qu’il ne se présente un homme que votre grâce et votre beauté auraient séduit, et qui vous demanderait le bonheur de devenir votre époux.

— Vous voulez me marier ? fit Mariette avec un tressaillement.

— Cela vous effraierait-il ?

— Cela ne m’effraierait pas, mais il me semble si impossible qu’un homme raisonnable songe à épouser ; sans dot…

— Il y en a un.

— Vous le connaissez ?

— C’est un jeune homme ; vingt-cinq ans ; ni beau, ni laid, avec de la gaieté, de l’esprit aussi, du moins on le dit, et possédant une fortune modeste, mais suffisante pour assurer le bonheur d’une femme qui ne serait pas très exigeante.

Mariette garda le silence ; elle avait penché son beau front. Une imperceptible pâleur couvrait ses joues d’ordinaire si roses, et sa poitrine se gonflait par instant sous l’empire d’une émotion intense.

— Vous ne répondez pas, insista Maxime d’une voix inquiète.

— Eh ! que voulez-vous que je réponde ? dit-elle ; j’étais loin de m’attendre à une pareille communication, et vous admettrez qu’elle a de quoi surprendre. Je ne dis pas que quelquefois je n’aie pas arrêté ma pensée sur un avenir qui est celui auquel rêvent le plus volontiers toutes les jeunes filles de mon âge. Mais, moi je m’étais fait un idéal.

— Ah ! fit Maxime, un moment décontenancé.

— D’abord, je me suis promis de n’épouser jamais qu’un homme qui m’aimerait.

— Ah ! celui-là vous aime à en perdre la raison.

— Il me connaît alors ?

— Depuis longtemps.

— Mais ce n’est pas tout.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Il y a que je voudrais, moi aussi, être bien sûre que je l’aimerai.

Par un mouvement irréfléchi, Maxime prit la main de Mariette et la serra tendrement dans les siennes.

— Il se trompe peut-être, répliqua-t-il, mais il a espéré quelquefois qu’il ne vous était pas tout à fait indifférent.

— Je le vois donc ? fit Mariette, dont le visage, s’éclaira.

— Oui… oui… souvent.

— Et quel est son nom ?

— Maxime de Palonnier.

Mariette eut un sanglot de bonheur : un petit cri vif et doux comme un cri d’oiseau s’échappa de ses lèvres, et elle leva sur Maxime ses deux yeux voilés de douces larmes.

— Oh ! vous êtes le meilleur, le plus généreux des hommes ! dit-elle avec effusion, et ma vie tout entière ne suffira pas à vous payer le bonheur que vous m’aurez donné !

En parlant ainsi, elle alla cacher sa tête éperdue sur la poitrine du jeune homme, sans prendre garde à sœur Rosalie qu’un pareil oubli pouvait à bon droit scandaliser.

Mais miss Fanny ne songeait guère à elle. Gaston venait de lui raconter ce qui était arrivé, et à la nouvelle du récent enlèvement de sa fille, elle s’était dressée de sa chaise, palpitante, oppressée, le regard chargé de haine.

— C’en est trop ! dit-elle d’un ton violent ; ils ont comblé la mesure, et il est temps que nous intervenions.

— C’est mon avis ! approuva Gaston ; j’y suis désormais résolu, et ce que vous me direz de faire, je le ferai.

— À la bonne heure ! Dès aujourd’hui, moi, je me mettrai à l’œuvre. Nous n’avons plus de temps à perdre. Le moindre retard peut aggraver la situation ; et si nous restions plus longtemps inactifs, ils tueraient la pauvre enfant.

— Que décidez-vous ?

— Vous le saurez bientôt. Il faut que je réfléchisse… Mais ne craignez rien : comptez sur moi, et je vous jure qu’avant peu je saurai si Dieu est avec nous ou avec les misérables qui m’ont ravi ma fille !

— Devrai-je revenir demain ?

— Non, ne reparaissez plus. On vous épie désormais autant que moi-même ; nous avons peut-être manqué de prudence jusqu’ici, et il ne faut plus retomber dans la même faute.

— Où vous verrai-je, si je ne puis me présenter à Sainte-Marthe ?

— Laissez-moi faire et fiez-vous à moi. Seulement, pendant quelques jours, rentrez chez vous de bonne heure et attendez que l’on aille vous y trouver de ma part.

Gaston n’insista pas et se soumit.

Puis vingt-quatre heures se passèrent sans qu’il entendît parler de rien ou qu’il vît personne ; mais le lendemain soir, vers dix heures, comme il était seul dans sa chambre, on sonna à la porte et il alla ouvrir.

Et quelle ne fut pas sa stupéfaction en apercevant, sur le seuil, miss Fanny Stevenson dans son costume de religieuse.

Miss Fanny passa une heure au moins chez le jeune commandant et eut avec lui une longue conversation, à la suite de laquelle ils prirent ensemble des résolutions énergiques qui devaient assurer le succès de la difficile entreprise qu’ils allaient tenter.

Nous croyons inutile de faire connaître pour le moment ces résolutions au lecteur ; mais les événements dramatiques qui vont suivre l’édifieront surabondamment sur ce point en l’initiant à un monde inconnu, bizarre, mystérieux, qui s’est dérobé jusqu’à ce jour sous un voile impénétrable, et qu’aucune main profane n’avait encore osé soulever.

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