XIX

Un frisson glacé passa sur sa chair et tout son être frémit.

Elle ! c’était bien elle !

Il ne la voyait qu’imparfaitement ; mais son cœur ne pouvait s’y tromper, et un sanglot s’engagea dans sa gorge.

C’est qu’aussi la pauvre recluse était bien changée.

Il remarqua surtout la profonde altération de ses traits et l’amère et douloureuse mélancolie de son attitude.

Son cœur se brisa. Il eût voulu franchir l’espace, la prendre dans ses bras, la serrer contre sa poitrine.

Jamais il ne l’avait tant aimée que dans ce moment ; il eût donné sa vie pour presser une seconde son front pâli sous ses lèvres ardentes.

Mais il restait là, retenu à sa place par un sentiment supérieur. Il regardait et attendait.

Quoi ? Il ne le savait pas lui-même.

Peut-être espérait-il qu’elle tournerait les yeux de son côté et qu’elle l’apercevrait.

Edmée était loin de soupçonner sa présence si près d’elle ; son père lui parlait et elle l’écoutait triste, accablée, résignée comme toujours !

Que lui disait M. de Beaufort ?

Parfois un sourire contraint relevait le coin de sa bouche : son regard se voilait, et elle cachait sa tête sur la poitrine de son père.

Parfois aussi un éclair parti de ses yeux, d’ordinaire si doux, éclairait son visage, et Gaston y surprenait une expression qu’il ne leur connaissait pas.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

La pauvre créature, lasse de souffrir, sentait-elle sourdre en elle des mouvements de révolte mal contenus ?

M. de Beaufort paraissait, par instants, embarrassé et timide ; on eût dit qu’il s’étonnait de certaines résistances qu’il rencontrait pour la première fois chez son enfant.

Gaston observait tout cela, partagé entre mille sensations contraires.

L’homme qui l’accompagnait attendait derrière lui, étonné, sans comprendre.

Tout à coup, le jeune commandant se retira brusquement de la fenêtre, et gagnant précipitamment la porte.

— C’est bien, dit-il au concierge : je retiens, cette chambre ; mon domestique viendra, ainsi que je vous l’ai dit, s’y installer dès aujourd’hui, et il paiera le terme d’avance.

Puis il descendit les marches quatre à quatre.

Il n’avait pas de temps à perdre.

Il venait de voir une chose effrayante.

Pendant l’entretien du père et de la fille il avait remarqué que les sœurs allaient et venaient très affairées à travers les couloirs, et il n’y avait pas pris garde autrement.

Mais bientôt il vit Edmée jeter un voile épais sur ses cheveux, poser sur ses épaules un châle dont M. de Beaufort l’aida à s’envelopper ; puis elle prit le bras de son père et quitta le parloir.

Une sueur froide perla à ses tempes, et une épouvante sans nom le saisit.

Allait-on encore une fois enlever Edmée ? et dans ce cas, où devait-on la conduire ?

Il y avait, dans cet acharnement à soustraire la malheureuse jeune fille à toutes recherches un fait si révoltant, si monstrueux, qu’il n’y pouvait croire.

Il voulait s’assurer qu’il se trompait.

Quand il arriva dans la rue, M. de Beaufort montait dans le coupé qui l’avait amené.

Mais Edmée y était-elle montée avec lui ?

C’était là le point important et il ne put le vérifier.

Car au moment où il se précipitait vers la voiture pour fixer ses doutes, le cocher enlevait ses chevaux, et le coupé partait au grand trot.

Gaston eut un accès de rage aveugle, et fit un geste de résolution farouche.

— Ah ! quoi qu’ils fassent, murmura-t-il avec fureur, quelques précautions qu’ils prennent, il faudra bien que je la retrouve, et ce jour-là, à mon tour, je n’aurai ni pitié ni faiblesse.

Il rentra chez lui agité, fiévreux, en proie à une exaltation comme il n’en avait jamais éprouvé.

Malheureusement il était réduit à l’inaction jusqu’au lendemain, car c’est le lendemain seulement à midi qu’il pouvait voir sœur Rosalie et se concerter avec elle sur les résolutions à prendre.

Toutefois, en attendant, il donna ses ordres à Bob, lui désigna la maison où il venait de louer une chambre pour lui, et lui expliqua surabondamment ce qu’il avait à faire.

C’était simple d’ailleurs.

Tenter d’établir des communications avec le couvent, s’y ménager des intelligences, si c’était possible, fréquenter la chapelle ; enfin surveiller toutes les personnes qui entreraient à l’Adoration ou qui en sortiraient.

Bob partit emportant ces instructions, et Gaston resta seul.

Le soir, il alla rôder autour de l’hôtel de la Chaussée-d’Antin, dans l’espoir d’y rencontrer M. de Beaufort. Mais il ne vit personne.

L’hôtel était plongé dans l’ombre ; on eût dit qu’il était inhabité.

La nuit qu’il passa à la suite de ces événements fut peut-être une des plus tourmentées qu’il eût passée encore.

Mais un incident inattendu allait lui apporter une distraction et en même temps un aide qui n’était pas à dédaigner.

Le matin, vers huit heures, il entendit carillonner à sa porte.

Bob n’était pas là. Gaston alla ouvrir, et il fut tout étonné de voir entrer Maxime.

Maxime avait précipité son départ ; il n’avait pas pris le temps d’adresser un télégramme à son ami, s’était jeté dans le train express la veille, vers deux heures, et il arrivait tout droit chez Gaston, après avoir pris à peine une heure pour secouer la poussière du voyage.

— Pardieu ! fit Gaston, voilà une agréable surprise. Je ne t’attendais que dans quelques jours.

— Je ne tenais plus à Brest, répondit Maxime ; Paris me manquait.

— Et mademoiselle Duparc ?

— Et Mariette aussi ; pourquoi le cacherais-je ? Décidément j’en suis fou.

— Cela se voit de reste.

— Je suis résolu…

— À quoi !

— À me marier.

Gaston regarda son ami avec un sourire ironique.

— Ah çà ! dit-il, avec une pointe d’enjouement, tu me dis cela comme si tu avais hésité.

— Eh ! sans doute que j’ai hésité.

— À quel propos ?

— Dame ! écoute donc ! moi, je n’y avais jamais songé. J’ai bien ébauché quelques amourettes dans les quatre parties du monde ; mais cela n’avait effleuré que l’épiderme, et je n’en faisais pas moins mes deux repas par jour, sans compter les lunchs. Mais il est écrit que c’en est fait !

— Pauvre Maxime !

— Tu me plains !

— Eh non ! Seulement je ne m’y attendais pas…

— Ni moi non plus, pardieu ! Quand je me suis rendu pour la première fois au couvent de Sainte-Marthe, je comptais continuer mon rôle de tuteur et de cousin, et je m’imaginais que, Mariette et moi, nous nous retrouverions, comme nous nous étions quittés trois années auparavant : enfants étourdis et insouciants qui ne songent qu’à rire, et ne demandent rien encore à la vie !

Mais au lieu de la petite fille que j’avais laissée au départ, voilà que j’aperçois une belle personne dans toute la grâce de l’adolescence ; je la regarde et la trouve charmante ; je l’écoute et elle est spirituelle ; enfin, je lui parle, et je la vois s’émouvoir et se troubler, comme si ma présence lui faisait plaisir et peur ! Ma foi ! c’est communicatif cela, et j’ai perdu la tête.

— Tu la retrouveras.

— C’est pour cela que je me marie.

— Alors, tu vas la demander ?

Maxime éclata en un joyeux éclat de rire.

— N’est-ce pas là, dit-il gaiement, une situation exceptionnelle et tout à fait charmante ? Deux orphelins qui ne dépendent plus que d’eux-mêmes et qui se donnent l’un à l’autre, dans toute la plénitude de leur volonté et la sincérité de leur amour ! Cite-moi beaucoup de mariages qui se concluent dans de semblables conditions.

— Tu as raison.

— Mais voyons ! nous bavardons tous les deux, et j’oublie…

— Quoi donc ?

— Eh mais ! il faut nous rendre à Sainte-Marthe.

Gaston haussa les épaules.

— Décidément, répliqua-t-il, la tête n’y est plus ; il n’est pas dix heures encore, et la seule chose que nous ayons à faire, c’est d’aller déjeuner.

— C’est vrai ! Tu vois, il est temps que cela finisse ! J’ai toujours eu cependant un robuste appétit, et j’étais hors de pair sous ce rapport au carré des officiers ; mais depuis un mois…

— Es-tu prêt ?

— Quand tu voudras.

— Eh bien ! partons, mon ami ; car je n’ai pas moins de hâte que toi d’aller au couvent de Sainte-Marthe.

Ils allaient sortir, Maxime s’arrêta sur les dernières paroles de Gaston.

— Au fait, dit-il, pris d’une idée subite, je n’en fais jamais d’autres, et je suis vraiment bien ingrat.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Ah ! l’amour rend égoïste.

— On le dit.

— Et, dans la joie de mon bonheur, j’oubliais que tu traverses, en ce moment, de cruelles épreuves.

— Ce ne sera rien, je l’espère.

— Où en es-tu ?

— Au même point, à peu près.

— Mais, mademoiselle de Beaufort ?

— Disparue.

— Ah ! je compte bien que tu ne repousseras pas mon concours, et tu sais que tout mon sang et ma vie sont à toi.

Gaston remercia du geste.

— Oui, oui, je sais tout cela, dit-il, et je compte sur ton amitié et ton dévouement ; mais, viens ! partons, et tout en déjeunant, je te raconterai ce qui s’est passé pendant ton absence, et les événements qui se préparent.

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