LIX À L’AVENTURE

Pendant ce temps, le pauvre Ragastens se morfondait. Mais comme c’était un esprit actif, tout en se morfondant, il agissait. Le premier coup avait été rude, certes. Et la gloire qu’il venait d’acquérir ne balançait pas en lui le chagrin profond de la disparition de Primevère.

Dès qu’il fut revenu à lui, Ragastens prit à part la vieille suivante qui avait annoncé le malheur et l’interrogea longuement. Mais elle ne put que confirmer son récit. L’officier qui était de garde au moment où Béatrix était sortie ne put lui-même apporter au mystère aucun éclaircissement.

Brisé par les fatigues de la journée, désespéré, Ragastens rentra chez lui et finit par s’endormir d’un lourd sommeil entrecoupé de cauchemars. Le lendemain matin, il vit entrer dans sa chambre Giulio Orsini.

– Mon cher ami, lui dit celui-ci, le conseil des chefs se rassemble au palais. Il s’agit maintenant d’aviser aux moyens de profiter de la victoire. César est en pleine déroute. Son armée se débande. Nous allons marcher sur Rimini, puis sur Bologne, Piombino… C’est l’Italie délivrée… Nous avons pensé que vous deviez prendre le commandement des troupes alliées.

– Je ne viendrai pas au conseil, répondit Ragastens.

– Que dites-vous ? s’écria Orsini stupéfait.

– Je dis que je refuse le titre glorieux que vous et vos amis voulez m’offrir ; je dis que je vais dès ce matin quitter Monteforte. Ma vie est prise : la jeune comtesse a disparu de Monteforte ; je la retrouverai ou je succomberai à la tâche.

Orsini, tout attendri, tendit la main à Ragastens :

– Pardonnez-moi, mon ami… Oui, vous avez raison, et je n’aurai pas le triste courage d’ajouter un mot pour essayer de vous dissuader…

» En tout cas, n’oubliez pas ceci : nous laissons dans Monteforte une garnison de trois mille hommes. Cette petite armée est à votre disposition, à votre premier signal. Quant à l’argent dont vous pourriez avoir besoin, mes coffres vous sont ouverts et mon intendant viendra tout à l’heure prendre vos ordres.

Les deux amis échangèrent une fraternelle poignée de mains dans une chaude étreinte. Puis Orsini se retira en secouant tristement la tête. En effet sa conviction, comme celle de tous les chefs, était que la princesse Béatrix avait péri victime de sa témérité bien connue.

Chez Ragastens seul, la foi demeurait inébranlable. Primevère disparue, oui !… Morte, non ! Tous ses soupçons avaient fini par se concentrer autour de ce nom : Lucrèce Borgia !

Ragastens soupçonnait Lucrèce Borgia, mais il lui eût été impossible de formuler nettement son soupçon. Seulement, il se disait avec force que Béatrix vivait, qu’elle l’attendait, et il était résolu à la chercher…

Il appela Spadacape et lui donna ses ordres en vue d’un long voyage. À ce moment parut l’intendant de Giulio Orsini qui venait se mettre à sa disposition. Ragastens fit remplir de ducats les sacoches du cheval de Spadacape. Il eût cru faire injure à l’amitié d’Orsini en ne puisant pas, comme il avait dit, dans ses coffres.

Bientôt après, il se mit en route, suivi de Spadacape. Mais Giulio Orsini lui avait ménagé une surprise. Au moment où il franchit le portail du palais Orsini qu’il habitait, il vit dans la rue une double haie de soldats qui rendaient les honneurs.

Ce fut donc au milieu des acclamations des soldats et de la foule que Ragastens s’avança.

Près de la porte, il trouva les chefs qui l’attendaient, massés, et qui le saluèrent de leurs vivats. Ragastens violemment ému ne voulut pas s’arrêter. Il se contenta de crier :

– Au revoir !

Et lançant son cheval au galop, il s’éloigna rapidement.

– Où allons-nous, monsieur le chevalier ? lui demanda alors Spadacape.

– À l’aventure ! répondit Ragastens.

Le mot était à peu près exact. Ragastens n’avait qu’une seule et unique indication. Lorsque le chevalier avait demandé à l’officier par où était partie la jeune princesse, il avait répondu :

– Par là !…

Il avait désigné son chemin qui contournait les remparts de Monte-forte pendant un quart de lieue avant de s’enfoncer dans la campagne. Comme indice, c’était vague. Mais Ragastens dut s’en contenter. Il se lança donc dans le chemin qui lui avait été indiqué.

Au bout d’une heure de trot allongé, Ragastens se trouva en présence d’une ferme isolée. Il n’avait jusque-là rencontré ni auberge, ni habitation de quelque nature qu’elle fût. Il mit donc pied à terre et entra dans la grande salle de la ferme.

Une vieille femme filait un rouet. Près d’elle, un gamin d’une douzaine d’années tressait de l’osier. Les hommes étaient sans doute aux champs.

– Paix et salut à vous, ma bonne vieille ! fit Ragastens selon la formule usitée.

– Paix et santé ! répondit la vieille. Andréa, va chercher une cruche de piquette fraîche pour l’étranger que Dieu nous envoie…

– Merci, bonne femme ! Je n’ai besoin de rien… de rien que de quelques renseignements.

– Parlez, monsieur, dit la paysanne, et si cela est en mon pouvoir, je vous satisferai.

– Avez-vous vu passer depuis cette nuit, près de minuit ou une heure du matin, une jeune dame probablement à cheval ?

– Je n’ai rien vu ! dit-elle en faisant un signe de croix.

Ragastens avait noté un tressaillement. Il avait encore mieux noté le signe de croix. Il n’ignorait pas que le signe de croix accompagne généralement le mensonge pour lequel il demande pardon à Dieu.

Ragastens fut donc persuadé que la vieille avait vu quelque chose. Il reprit d’un ton plus sévère :

– Ainsi, vous n’avez vu personne passer sur la route cette nuit, ou ce matin ? Et personne n’est entré dans votre ferme ?…

– Bien certainement, personne, monsieur ! fit la vieille.

Et là-dessus, nouveau signe de croix plus fervent que le premier.

– Grand’mère ! s’écria à ce moment le gamin, et la belle dame qui est venue, tu l’oublies donc ?…

– Tais-toi, Andréa !… Cet enfant ne sait pas ce qu’il dit, monsieur…

Ragastens, se tourna vers la vieille fermière :

– Pardonnez-moi, madame, dit-il. Malgré tout le respect que m’inspire votre grand âge, je serai forcé de me livrer à quelque violence, si vous ne me dites la vérité. Sachez qu’un grand crime a été commis. Vous êtes sur le territoire d’Alma et vous dépendez de la justice de Monteforte. Si vous ne me dites toute la vérité, il est probable que dès ce soir vous serez arrêtée ainsi que tous les habitants de cette ferme.

– Seigneur Jésus, ayez pitié de nous !… Comment faire ?… Car elle nous a menacés de mort…

– Et moi je vous jure qu’il ne vous arrivera rien de mal si vous dites la vérité. Songez que si le comte Alma est assez puissant pour vous protéger, sa colère aussi pourrait vous coûter cher…

– Eh bien oui, monsieur, il est venu une dame, voici quelques jours…

– Qui est cette dame ?

– Je l’ignore… C’est la vérité même… Elle nous a demandé de loger ici une voiture et quatre soldats, en nous payant bien…

– Continuez !… fit rudement Ragastens, voyant que la vieille hésitait.

– Elle nous a demandé de lui laisser pour une nuit, la grande salle de notre ferme, en nous faisant jurer que nous ne chercherions pas à savoir ce qui s’y passerait… Et pour cela elle nous a aussi donné de l’argent.

– Après ?… Elle est venue la nuit d’avant-hier ?

– Oui, fit la fermière terrorisée.

– Seule ?…

– Non… Avec une autre dame.

– Achevez ! dit-il en pâlissant… Que s’est-il passé ?…

– Nous avons entendu comme un bruit de discussion… puis les soldats sont entrés, ils ont saisi la jeune dame… Ils l’ont mise dans la voiture… et tous sont partis…

– Dans quelle direction ? haleta Ragastens.

– Vers le bas de la montagne…

Ragastens n’en entendit pas davantage ; il se précipita au dehors et sauta à cheval.

– Lucrèce ! gronda-t-il en se lançant au galop dans la direction indiquée… Elle l’a enlevée !… Ah ! je lui ai pardonné par deux fois !… Mais malheur à elle, maintenant…

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