Une heure après le départ de César, l’abbé Angelo se rendit à la caverne du gouffre de l’Anio. À son attitude plus nerveuse, la vieille Rosa devina la vérité :
– L’heure est venue ? dit-elle froidement.
– Oui… je pars…
– Vous voulez dire que nous partons ?
Angelo garda une minute le silence. Un pli barrait son front. Rosa l’examinait avec une attention soutenue.
– Eh bien ? fit-elle.
– Écoutez, dit enfin l’abbé. L’heure est venue, c’est vrai. Avant huit jours, le pape sera mort, je vous le jure… Que viendrez-vous faire à Caprera ?… Votre vengeance sera accomplie… Remettez-moi cette eau terrible que vous savez préparer… Et je pars !…
La Maga haussa les épaules.
– Vous êtes un enfant, dit-elle. Et vous ne savez pas ce que c’est que la vengeance. Je ne veux pas que le pape meure : je veux le tuer. Je l’ai sauvé un jour qu’il était gravement malade. Je lui ai donné les moyens de frapper les ennemis qui voulaient sa mort. J’ai fait tout cela, enfant, pour me le conserver. Je veux être là… Vous pensez que j’aurai attendu toute une vie l’instant propice pour que, stupidement, je vous abandonne ma vengeance ?…
Elle éclata d’un rire sinistre.
– C’est moi, entendez-vous, qui lui verserai le poison…
– Vous m’épouvantez ! balbutia enfin l’abbé. Je ferai ce que vous voudrez…
– Vous m’obéirez jusqu’au bout ?…
– J’obéirai…
– Venez donc… partons !…
Deux heures plus tard, une voiture fermée quittait Tivoli et prenait la direction d’Ostie, petit port de mer situé non loin de Rome, à l’embouchure du Tibre.
À Caprera, la nouvelle du désastre du défilé d’Enfer avait porté à Alexandre VI un coup d’autant plus terrible qu’il était inattendu.
Aussi lorsqu’il reçut l’envoyé de Lucrèce lui annonçant qu’elle se rendait à Caprera, sa décision fut prise. Dès le lendemain, il se mettait en route, presque secrètement. Quatre jours plus tard, il débarquait à Caprera.
Lucrèce le reçut avec toutes les démonstrations de la joie filiale la plus vive. Mais l’arrivée soudaine de son père lui causait une vague inquiétude en même temps qu’une sourde irritation. Il paraissait soupçonneux, et dès son arrivée, malgré la fatigue, il voulut visiter le château de Lucrèce.
Il était situé sur le bord de la mer, sur la côte qui regarde l’Italie. De ce côté-là, le château était inaccessible. La côte se hérissait de rochers à pic.
Du côté de la terre, un large fossé plein d’eau établissait une autre rivière non moins infranchissable. Le vieux Borgia parut vivement satisfait.
– Ma fille, répéta-t-il à diverses reprises, tu es un excellent architecte militaire. Ce château est imprenable.
Lucrèce, qui s’était toujours un peu méfiée des caprices de la fortune, avait depuis plusieurs années obtenu de son père la propriété de la petite île de Caprera, qu’un étroit canal sépare de la Sardaigne. Elle avait dans le port d’Ostie une goélette à elle, toujours prête à cingler. Une autre goélette plus petite était ancrée sur la côte occidentale de Caprera, en face de la Sardaigne. Lucrèce avait ainsi paré à tout événement et assuré sa fuite en cas de revers.
La visite du château terminée, le pape fut installé dans un somptueux appartement où Lucrèce avait transporté tout le luxe raffiné dont elle s’entourait à Rome. Cet appartement se composait d’une dizaine de pièces. Le vieux Borgia examina soigneusement les portes et les serrures. Alors seulement il parut un peu tranquillisé.
Il renvoya les serviteurs qui s’empressaient autour de lui et demeura seul avec Lucrèce de plus en plus inquiète.
– Qu’es-tu venue faire ici, ma fille ?
– Mais mon père, vous savez que j’y viens de temps à autre…
– Ainsi, tu n’avais aucune raison particulière pour te réfugier à Caprera ?
– Aucune, mon père, répondit-elle très naturellement.
– Tu ignores donc ce qui se passe ?
– Il se passe donc quelque chose ?
– Il se passe, ma fille, que César est en pleine déroute, que Rome se soulève et qu’à cette heure le conclave se rassemble peut-être pour me déposer !
Lucrèce demeura stupéfaite et épouvantée.
– En sorte, dit-elle en tremblant légèrement, que ce qui vous amène à Caprera…
– C’est la peur, ma fille ! interrompit le vieillard.
– La peur !… Ah ! mon père, vous n’avez jamais employé ce mot-là…
– Un jour, dans mon oratoire, au Vatican, un homme a refusé les offres que je lui faisais… César s’est élancé pour le poignarder : j’ai retenu César ! L’homme s’est évadé… il a été à Monteforte… C’est lui qui vient de détruire l’armée de César…
– Ragastens ! s’écria Lucrèce avec une rage contenue.
– Un jour a suffi, continua le vieux Borgia. Ce peuple qui tremblait devant moi a relevé la tête lorsqu’il a appris la nouvelle de la catastrophe…
» Lucrèce ! Je n’ai plus confiance qu’en toi… Tu sais comme je t’ai toujours aimée et préférée à tes frères, à César lui-même ! Le vieux lion que tout abandonne et sur lequel les loups et les renards veulent s’acharner, tu le protégeras ?…
– Ah ! mon père, s’écria Lucrèce, pouvez-vous en douter ?… Ici, vous êtes en parfaire sécurité. Ne craignez plus rien… Quant à ce misérable Ragastens, j’ai votre vengeance toute prête… une vengeance telle que cet insensé en mourra dans le désespoir…
– Oh ! S’il était vrai !…
– N’en doutez pas, mon père !… Je vais de ce pas envoyer quelqu’un à César. Il faut qu’il vienne ici…
Le pape se redressa.
– César ? dit-il avec une rage mêlée d’épouvante, César !… Ah ! Connais toute la vérité !… Parmi tant de cardinaux qui guettent la tiare et conspirent ma mort, parmi tant de seigneurs qui souhaitent en secret ma chute, celui qui souhaite le plus ardemment ma mort, c’est César… César veut être pape à ma place… si César vient ici, ce sera pour me tuer…
– Mon père, vous vous trompez… je vous le jure…
– Lucrèce ! s’écria le vieillard avec une évidente terreur, jure-moi que tu ne feras pas venir César…
– Si cela doit vous rassurer, mon père, je vous le jure.
– Va maintenant, reprit-il. J’ai besoin de repos… Demain, tu me parleras de cette vengeance que tu médites contre cet homme…
Lucrèce se retira. Dès qu’elle fut arrivée dans son appartement, son visage perdit cette expression de pitié et de tendresse filiale dont elle s’était masquée devant son père.
Une heure plus tard, un courrier partait pour l’Italie, chargé de remettre à César ce simple mot :
« Il est indispensable que tu viennes à Caprera, toute affaire cessante. Je t’attends ».