LXII L’AILE DE LA MORT

Alexandre Borgia menait dans le château de sa fille l’existence d’un condamné. Chez ce vieillard qui, jusqu’alors, avait donné des preuves constantes d’une incroyable énergie morale, s’était produite soudain une dépression des facultés de l’esprit. Tous les soirs, avant de s’endormir il se verrouillait solidement. Il était rare qu’il dormît deux nuits de suite dans la même chambre.

Peu à peu, pourtant, le pape se rassurait. Lucrèce, d’ailleurs, s’ingéniait à lui démontrer que, dans ce château si bien gardé, il n’avait rien à redouter.

Le vieillard, au bout de quelques jours, s’enhardit jusqu’à descendre seul, le soir, à la nuit, dans son jardin qu’il avait tout de suite pris en affection parce qu’il lui rappelait les jardins de Tivoli. Comme à Tivoli, il aimait à se promener seul.

Un soir donc, le pape était descendu dans le jardin où il aimait à méditer. Il allait lentement, par les allées, caressant de ses doigts les fleurs qui dressaient leurs têtes vers la fraîcheur. La nuit vint.

Alexandre Borgia s’assit sur un banc, sous un massif d’arbustes, et aspira à pleins poumons la brise nocturne qui entraînait avec elle des parfums de myrtes, de lentisques mêlés à des parfums d’algues marines. Il sentait un immense repos entrer dans son esprit.

Soudain il demeura cloué sur place, hagard, une sueur froide au front…

Du bout de l’allée, un fantôme blanc s’avançait lentement… C’était le fantôme d’une femme… Sa longue robe blanche traînait sur le gravier de l’allée sans faire de bruit… Une écharpe blanche couvrait à demi son front… Mais la lune éclairait en plein son visage doux et triste.

– Honorata ! murmura le vieillard.

Il n’avait plus la force de faire un geste. Il était pétrifié par cette apparition.

Lentement, silencieusement, le fantôme s’avançait.

Il voulut crier. Le son expira dans sa gorge.

Le fantôme s’approcha encore. Il passa devant Borgia, tout près de lui. La robe blanche frôla le vieillard…

Ses yeux exorbités ne la perdaient pas de vue… La femme s’éloigna lentement, et enfin disparut… Alors, le pape poussa un grand cri et tombant à la renverse sur le banc s’évanouit.

Quand il revint à lui, sa fille, des serviteurs l’entouraient.

– Qu’avez-vous, mon père ? s’écria Lucrèce.

Mais il ne voulut rien dire. Il se hâta de remonter dans son appartement, soutenu par deux serviteurs. Et ce fut quand il se vit seul avec Lucrèce qu’il se décida à parler :

– C’est fini, ma fille, balbutia-t-il.

– Mais au nom du ciel, mon père, que vous est-il arrivé ?… Reprenez courage !…

– C’est fini !… Plus de courage ! Plus rien !… C’est fini, te dis-je !… Car l’aile de la mort m’a touché ce soir !…

Le fantôme blanc qui avait frôlé de sa robe le vieux Borgia épouvanté s’était enfoncé dans les profondes allées du jardin, pendant que Lucrèce, en toute hâte, faisait remonter son père dans son appartement. Il avait gagné une porte de l’aile droite du château et, ayant monté un étage, était entré dans une chambre vaste, mais simple.

Quiconque avait connu la comtesse Honorata, morte empoisonnée par le pape, eût cru la voir revivre en cette jeune femme.

Ce fantôme, en effet, ou plutôt cette femme, c’était la fille de la comtesse, c’était Béatrix, c’était Primevère… Depuis qu’elle était enfermée dans le château de Caprera, elle vivait pour ainsi dire séparée du reste du monde.

Les huit premiers jours s’étaient passés ainsi pour la prisonnière dans la dissolvante et terrible misère morale que créent la solitude et le silence absolus.

Un jour, la servante ne vint pas : ce fut Lucrèce qui entra dans la chambre. Primevère, d’un geste rapide s’assura que son petit poignard était bien à sa place. Elle s’attendait à voir entrer César derrière Lucrèce. Il n’en fut rien.

Rassurée sur ce point, Primevère dédaigna dès lors de fixer son regard sur sa visiteuse. Celle-ci la contempla en silence pendant quelques minutes.

– Vous ressemblez admirablement à la comtesse votre mère… On vous prendrait pour elle… si ce n’est qu’elle avait les traits fatigués… par les chagrins… sans doute, et les cheveux presque blancs.

Lucrèce continua après un long silence :

– Je suis venue m’enquérir auprès de vous de ce que vous pourriez désirer… Vous me rendrez cette justice que je ne vous ai point maltraitée… À propos, je vous annonce la prochaine visite de mon frère César…

Un imperceptible tressaillement de Primevère apprit à Lucrèce attentive que le coup avait été rude. La fille de Borgia eut un petit rire satisfait.

– Est-ce que cette visite vous contrarie ? demanda-t-elle en exagérant le ton de l’inquiétude. Ce serait dommage. Il vous aime tant, ce cher César !…

Mais Primevère s’était reprise et immobilisée. Puis Lucrèce avait regagné son appartement en méditant :

– Oui !… Elle ressemble à sa mère d’une manière frappante… Qui sait si cela ne pourra pas me servir…

Des journées s’écoulèrent encore, effroyables pour Primevère, condamnée au silence dans cette chambre où elle était enfermée à clef. Sa seule consolation était de se mettre à la fenêtre. Alors, pendant des heures, elle examinait l’horizon.

Elle en venait à souhaiter ardemment de pouvoir parler à quelqu’un, à n’importe qui, ou encore de pouvoir, ne fût-ce que pendant quelques minutes, se promener dans les allées de ce beau jardin qu’elle avait sous les yeux.

Un matin, à son réveil, elle ne trouva plus ses vêtements. À leur place, une longue robe blanche, un voile blanc… Primevère prit d’abord la résolution de rester couchée. Il lui semblait que cette étrange substitution de vêtements cachait quelque piège abominable. Mais bientôt elle redouta de ne point être habillée, prête à la défense. Et elle revêtit la robe blanche.

Une heure plus tard, elle vit entrer Lucrèce.

– Je ne vous importunerai pas longtemps, dit Lucrèce avec une singulière douceur. Je veux seulement vous dire qu’à partir d’aujourd’hui, tous les soirs, vous serez libre de descendre vous promener au jardin…

Une grande défiance s’éleva dans l’esprit de Primevère contre cette douceur. Le soir, lorsqu’elle entendit qu’on lui ouvrait sa porte, elle demeura dans sa chambre. Le lendemain et le surlendemain elle résista encore. Enfin, elle s’abandonna…

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