Deux heures plus tard, Ragastens et Spadacape quittèrent à leur tour l’étrange cabaret. Ils se rendirent sur le port, Spadacape conduisant en main les deux chevaux. Ils ne tardèrent pas à trouver la Stella accotée à une sorte d’appontement.
Les chevaux furent embarqués. Car tout était prévu par les patrons de ces petits bâtiments qui se livraient à des commerces de toute nature. À quatre heures du matin, comme il l’avait dit, le patron Giuseppo fit larguer les amarres et leva l’ancre.
Pourtant il avait l’air embarrassé…
– À propos, j’ai oublié cette nuit de vous prévenir… Oh !… ce n’est pas grave. Nous allons en Sardaigne ; nous y allons même directement ; mais je pense que cela ne vous ennuiera pas trop que je m’arrête en route…
– Vous arrêter ?… Où cela ?…
– Oh ! Le temps de tirer quelques bordées devant Caprera, de toucher l’île, puis nous repartons aussitôt !
– Vous touchez Caprera ? s’écria Ragastens.
– Je réponds de tout, fit le patron à voix basse. Il n’y a aucun danger. Et d’ailleurs, je n’arrêterai que pour déposer deux passagers.
Le cœur de Ragastens se mit à battre violemment. Il pâlit un peu. Giuseppo remarqua cette pâleur :
– Ne craignez donc rien ! Les deux passagers sont inoffensifs… Un jeune homme et une vieille femme.
– Et ils vont à Caprera ?
– Oui ! J’ai fait marché avec eux hier soir et ils ont passé la nuit à bord. Peut-être bien qu’ils avaient plus que vous encore intérêt à se cacher.
– Où sont-ils ?
– Dans les cabines que je leur ai aménagées à l’avant… Mais enfin, cela ne vous ennuie pas, n’est-ce pas, que je touche Caprera ?
– Non… au contraire.
Giuseppo regarda Ragastens d’un air étonné. Il ne comprenait pas. Mais en homme habitué à respecter tous les secrets du moment qu’on le payait, il se tut. Ragastens était demeuré tout étourdi.
– Où est ma cabine, à moi ? demanda-t-il au bout d’un instant.
– Là… Descendez par cette écoutille… vous trouverez deux bons hamacs, si vous voulez vous reposer.
– J’en ai grand besoin… À propos, patron Giuseppo, il est inutile, vous entendez bien, que vos passagers connaissent ma présence à votre bord.
– Compris ! fit le marin en clignant des yeux.
Ragastens fit signe à Spadacape de le suivre et s’enfonça par une petite échelle dans l’écoutille qui lui avait été indiquée.
– Spadacape, dit Ragastens, lorsqu’ils furent seuls, il y a deux passagers à bord.
– Je le sais, monsieur, j’ai entendu.
– Ces deux passagers débarquent à Caprera !…
– Oui ! Eh bien, ce sera pour nous une bonne occasion !
– Spadacape, il faut absolument savoir qui sont ces deux passagers et ce qu’ils vont faire à Caprera.
– C’est à quoi je pensais, monsieur.
Tout en causant, Spadacape furetait dans l’étroit espace que le patron de la Stella avait pompeusement appelé une cabine et n’était guère qu’un réduit servant de débarras.
Spadacape finit par découvrir dans un coin un vieux bonnet phrygien et une chemise avec une ceinture rouge de matelot.
– Voilà mon affaire ! murmura-t-il.
En dix minutes, il eut opéré sa transformation et apparut les jambes nues, la poitrine découverte, le bonnet phrygien sur la tête. Ainsi habillé – ou déshabillé – il ne se distinguait en rien des autres matelots de la Stella.
– Monsieur le chevalier, dit-il, ne bougez pas d’ici et ne vous montrez pas. Avant une heure, je vous apporte des renseignements exacts.
Sur ce mot, Spadacape monta par la petite échelle sur le pont. Il se dirigea vers l’avant du navire. À l’avant, s’ouvrait une écoutille semblable à celle de l’arrière. Près de l’écoutille se dressait un rouleau de cordages. Spadacape s’allongea près de ces cordages, comme un matelot désœuvré qui s’apprête à faire un bon somme. Et il manœuvra de telle sorte que sa tête, peu à peu, se trouva placée sur le rebord de l’écoutille.
D’abord, il ne vit rien. Puis, ses yeux s’étant accoutumés à l’obscurité du réduit, Spadacape finit par apercevoir dans l’angle le plus noir une vieille femme qu’il pensa n’avoir jamais vue. Près d’elle, un jeune homme qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir aperçu de loin dans les cortèges du pape, les jours de cérémonie. C’était l’abbé Angelo qui passait à Rome pour l’un des grands favoris de Sa Sainteté.
Pendant plus de deux heures, Spadacape guetta, écouta. Mais il ne vit rien, n’entendit pas un mot qui pût lui laisser entrevoir les intentions des deux voyageurs. Désormais rassuré, il se leva, revint auprès de Ragastens.
– Eh bien ? demanda celui-ci.
– Rien à craindre, monsieur le chevalier. J’ai reconnu l’homme : c’est un jeune abbé qui fait partie de la maison du pape, l’abbé Angelo. Quant à la femme, acheva Spadacape, je ne la connais pas ; mais j’ai tout lieu de supposer que c’est quelque gouvernante, ou quelque domestique de la signora Lucrèce.
– Et ils ne se disent rien ?…
– Rien.
Vers six heures du soir, la tartane était en vue de Caprera. Ragastens monta sur le pont et se dissimula dans l’angle formé par la pointe du navire qu’encombraient des rouleaux de cordes. Il tenait à jeter un coup d’œil sur l’abbé et la vieille femme qui l’accompagnait.
La côte de Caprera était visible, avec son hérissement de rochers à pic que dominait la masse blanchâtre du château de Lucrèce. Ragastens contempla avidement le vaste bâtiment, que protégeaient des murailles épaisses.
Ragastens fut soudainement distrait de ses pensées par un mouvement que fit la tartane, sur un commandement du patron Giuseppo. Brusquement, le bâtiment vira de bord. Ragastens, étonné de ces mouvements qu’il ne comprenait pas appela Giuseppo. Celui-ci s’approcha.
– Vous n’abordez donc pas ?…
– Pas encore ; et, en attendant, je tire quelques bordées pour ne pas m’éloigner.
– Quand aborderez-vous ?
– À la nuit.
– À la nuit ! pensa Ragastens. Les deux voyageurs ont donc intérêt à ne pas se montrer ?…
Cependant le soleil s’était couché. Pendant deux heures encore, la tartane manœuvra devant Caprera. La nuit était venue, une nuit noire, sans lune. La tartane, tout à coup, se mit à filer droit sur les rochers ; près d’une heure plus tard, elle amena ses voiles, mais sans mouiller l’ancre. Le canot qui suivait à l’arrière fut amené bord à bord, contre une échelle de corde jetée au flanc du bâtiment.
Alors Ragastens vit paraître les deux mystérieux voyageurs qui allaient être déposés à Caprera. Mais il n’eut pas le temps de les examiner. Déjà ils étaient dans le canot qui s’éloigna, conduit à force de rames par deux marins de la Stella.
– Vous voyez, dit Giuseppo à Ragastens que la chose n’aura pas été longue. Dans une demi-heure, le canot sera de retour et nous filons sur la Sardaigne.
– Où est le château ? demanda Ragastens.
– Oh ! nous l’avons laissé à une bonne lieue sur la droite.
Ragastens ne dit plus rien et attendit le retour du canot. Au bout d’une demi-heure, comme l’avait dit Giuseppo, un bruit de rames se fit entendre.
Giuseppo poussa un soupir de satisfaction. Car il n’était qu’à demi rassuré tant qu’il se trouvait dans les eaux de Caprera.
– Nous allons pouvoir partir, dit-il. Sur quel point de la Sardaigne voulez-vous que je vous dépose ?
– Je ne vais pas en Sardaigne ! dit Ragastens.
– Ah bah !… Et où, alors ?
– Vous allez me débarquer ici, à Caprera.
Le patron de la Stella fut très probablement étonné de ce brusque changement, mais il n’en laissa rien paraître.
– À votre aise, dit-il simplement. Voici le canot bord à bord, vous n’avez qu’à descendre.
– Oui, mais avant de vous quitter, je voudrais vous dire quelques mots de façon que nul ne nous entende.
– Suivez-moi ! dit Giuseppo avec la même tranquillité.
Quelques instants plus tard, Giuseppo et Ragastens se trouvaient installés dans la petite chambre du patron.
– Voulez-vous gagner une petite fortune d’un seul coup ?
– Votre Seigneurie n’a qu’à parler… Que faut-il faire ?
– Je descends à Caprera ; je vais y rester quelques jours ; deux ou peut-être dix ; je ne sais pas exactement… Il me faut un bâtiment pour le retour… Voulez-vous croiser en vue de la côte jusqu’à ce que je vous fasse signe de m’envoyer le canot ?…
– Oui ! dit Giuseppo : ce sera dix ducats par jour.
– Dix ducats, soit ! Plus une somme de cinquante ducats le jour où je toucherai l’Italie.
– Je suis votre homme ! fit-il. Écoutez, lorsque vous aurez besoin du canot, si c’est le jour, tirez trois coups d’arquebuse du haut du rocher devant lequel vous allez aborder ; si c’est la nuit, allumez trois feux sur le rocher…
Ragastens acheva de s’entendre avec le patron de la Stella. Puis il remonta sur le pont.
– Et vos chevaux ? demanda alors Giuseppo.
– Ils resteront à bord ; ils nous seraient inutiles à terre.
Puis suivi de Spadacape, Ragastens descendit dans le canot qui, vingt minutes après, toucha le sable d’une étroite plage.
Ragastens escalada aussitôt la falaise du rocher ; il trouva en haut une route qui suivait le bord de la mer. Ils se mirent à marcher d’un bon pas. Bientôt ils arrivèrent à une sorte de hameau sans doute habité par des pêcheurs et composé d’une douzaine de cabanes.
Ragastens chercha la cabane indiquée par Giacomo. Et quand il l’eut trouvée, il remarqua qu’elle était encore éclairée, tandis que tout le hameau était plongé dans l’obscurité. Il frappa à la porte.
Un homme parut, une lanterne à la main.
– Que demandez-vous ? demanda-t-il d’un ton rude.
– Nous venons de la part de Giacomo, répondit Ragastens.
– Entrez ! dit l’homme. Vous allez trouver l’autre personne qui vient comme vous.
Ragastens entendit mal cette partie de la réponse, ou il ne la comprit pas. Il entra, suivi de Spadacape, et se trouva dans une pièce assez étroite.
Près d’une cheminée, bien qu’il n’y eût en réalité pas de feu, une femme assise tendait ses mains vers l’âtre. Spadacape saisit le bras de Ragastens et lui montra cette femme :
– La vieille qui était à bord de la Stella ! murmura-t-il.
– La Maga ! s’exclama-t-il.