La nuit précédente, quand la Maga arriva devant la porte du château, une ombre sortit d’un fourré et s’approcha d’elle. C’était l’abbé Angelo. Il jeta sur elle un vaste manteau, et lui dit :
– Venez. La signora Lucrèce veut vous parler…
Rosa Vanozzo avait suivi l’abbé. Celui-ci manifestait une agitation fébrile. Il fit entrer Rosa dans une chambre faiblement éclairée, où il la laissa seule. Quelques minutes plus tard, Lucrèce apparut.
– Vous êtes prête ? demanda-t-elle.
– Je suis prête…
– Quand voulez-vous agir ?…
– Il faut d’abord que je le voie… que je lui parle… Ne craignez rien : je sais le moyen de me faire accueillir, sans rien compromettre.
– Vous ne pouvez le voir que demain.
– Ce sera donc pour demain soir… Mais il faut que je puisse entrer d’abord chez lui, sans qu’il le sache.
– Facile : il descend tous les matins au jardin. Vous profiterez de ce moment.
– Donc, à demain matin. D’ici là, laissez-moi.
Lucrèce, pensive, fit quelques pas pour se retirer. Tout à coup, elle revint sur Rosa :
– Quel motif avez-vous de le tuer ?…
Rosa Vanozzo leva la tête. Son étrange regard épouvanta Lucrèce. Rosa répondit :
– Et vous ?
Lucrèce s’en alla sans oser répondre, ni poser une autre question.
Elle ne se coucha pas de la nuit et attendit le jour avec impatience. Le jour vint… la matinée s’avança : mais le pape ne descendit pas au jardin.
Ce matin-là, le vieux Borgia prépara son départ. Vers quatre heures, il donna ses ordres pour qu’il pût s’embarquer dès qu’il le voudrait. À huit heures, après le coucher du soleil, le pape dit à Angelo :
– Je veux une dernière fois me promener parmi ces fleurs que j’aimais.
Silencieuse et patiente Rosa avait passé cette journée dans la chambre où Lucrèce l’avait laissée. Elle n’avait pas touché au repas que sa fille elle-même lui avait apporté. Le soir, un peu après huit heures, Lucrèce ouvrit la porte brusquement et lui fit signe, trop agitée pour parler. Rosa la suivit. Quelques instants après, toutes deux étaient dans la chambre du pape.
– Vous êtes décidée à lui parler ? demanda Lucrèce.
– Il le faut !
– Vous répondez de tout ?
– J’en réponds ! Soyez tranquille : votre père va mourir… Il doit avoir l’habitude de boire avant de s’endormir ?
– Oui !… Un vin fortifiant… enfermé là…
Lucrèce désignait du doigt un petit meuble. Lui seul avait la clef du petit meuble. Ou du moins il le croyait.
– Vous pouvez ouvrir, n’est-ce pas ? dit Rosa.
Lucrèce tira rapidement une petite clef de son vêtement et ouvrit le meuble.
– Vite ! gronda-t-elle.
Mais Rosa ne se hâtait pas. Elle examinait l’intérieur du meuble. Il y avait, outre des vivres, une douzaine de flacons d’un vin spécial dont le vieillard buvait tous les soirs un doigt, avant de se coucher. Sur une étagère, deux coupes, dont l’une en or, l’autre en argent. Le pape se servait indifféremment de l’une ou de l’autre. Rosa Vanozzo saisit la coupe d’argent.
– Hâtez-vous ! reprit Lucrèce.
La vieille haussa les épaules. Puis elle fouilla dans son sein et en sortit un petit carré de parchemin rougeâtre.
– Voici le poison, dit-elle. C’est un poison qui ne pardonne pas. Je ne lui connais pas de contrepoison.
Lucrèce hochait la tête.
– En frottant le bord de la coupe avec ce parchemin, continua la Maga, on dépose sur l’argent une impalpable poussière… Rien au monde ne peut le sauver…
Rosa se tut. Elle demeura une minute pensive. Puis elle tendit à Lucrèce la coupe d’argent et le carré de parchemin rougeâtre. Lucrèce se recula, horrifiée…
– Vous voulez que ce soit moi ? balbutia-t-elle.
– Allons ! Avez-vous peur, Lucrèce ?…
– Silence, malheureuse !…
– Prenez donc cette coupe d’argent, si vous voulez qu’on ne nous entende pas ! Bon !… Le poison, maintenant !… Bon !… Frottez, maintenant !…
À mesure que parlait Rosa Vanozzo, Lucrèce, comme en un cauchemar, obéissait… Soudain, Rosa reprit la coupe d’argent.
– C’est assez ! dit-elle. Allez-vous-en !… Le reste me regarde… Lucrèce sortit. Rosa Vanozzo, demeurée seule, remit la coupe d’argent à la place où elle l’avait prise. Puis elle dérangea un peu la coupe d’or. Enfin elle poussa la porte du petit meuble sans la fermer tout à fait. Cela fait, elle se dirigea vers un cabinet attenant à la chambre, s’y assit et attendit… Soudain, elle se dressa : on parlait, dans la chambre de Rodrigue Borgia. Elle écouta…