C’était, en effet, le pape, qui, sa promenade terminée, rentrait dans sa chambre. Le vieillard était de fort belle humeur. Ses terreurs s’étaient entièrement dissipées. Toute sa pensée se tendait vers l’heure prochaine de son retour à Rome. Débarrassé de Ragastens, il reprendrait la marche normale de ses conquêtes.
C’est à ces choses qu’il songeait tout en se préparant à se mettre au lit. Le valet de chambre ayant achevé sa besogne, le vieillard causa quelques minutes encore avec Angelo, puis le renvoya. Demeuré seul, il ferma sa porte à double tour et inspecta soigneusement la serrure, comme il faisait tous les soirs. Lorsqu’il se retourna, il vit Rosa Vanozzo debout au milieu de sa chambre.
Le saisissement fut tel qu’il n’eut pas la force de jeter un cri. Il parvint à balbutier :
– Que viens-tu faire ici ?
– Vous sauver, maître ! répondit Rosa.
– Me sauver ! s’écria le pape. Mais d’abord, comment es-tu ici ?…
– Je suis entrée tout à l’heure dans le château sous prétexte d’offrir un choix de bijoux à la signora Lucrèce. J’ai su que vous étiez au jardin. J’en ai profité pour me glisser dans ce cabinet et y attendre votre retour.
Le pape frémit. Un assassin eût pu faire ce que venait d’exécuter la Maga.
– Mais pourquoi n’as-tu pas demandé à me voir au jardin ?
– Parce que, peut-être, c’eût été donner l’éveil à l’assassin.
– À l’assassin… il est donc dans ce château ? fit le pape dans un cri de terreur.
La Maga haussa les épaules.
– Serais-je ici, dit-elle, si le danger n’avait pas été proche ?
– Je vais appeler ! dit-il. Je vais faire fouiller partout.
Il se dirigea vers la porte. La Maga l’arrêta d’un geste.
– N’appelez pas, c’est la mort qui viendrait !…
Il se rapprocha d’elle, vivement.
– Que veux-tu dire ?…
– J’ai voulu vous sauver encore cette fois, dit-elle, parce que je veux absolument sauver la fille du comte Alma… Vous m’avez juré de la faire rendre à la liberté… Vous seul, ici, avez l’autorité nécessaire pour cela…
La Maga, soudainement, prit le vieux Borgia par la main et le conduisit devant le petit meuble qui renfermait les deux coupes.
– Ouvert ! s’exclama le pape. Qui a ouvert ?
– L’abbé Angelo.
– Lui !… J’aurais dû m’en douter… Ah ! le serpent !… Il a empoisonné mon vin, n’est-ce pas ?…
La Maga secoua la tête.
– Regardez les coupes, maître.
– On a touché à la coupe d’or ! s’écria le vieux Borgia en tremblant. Je remarque toujours la place exacte où je mets ces deux coupes… la coupe d’argent n’a pas été touchée… la coupe d’or a été dérangée…
– Il a empoisonné la coupe d’or dans l’espoir que vous vous en serviriez ce soir ou demain…
Le pape grelottait. Ses dents s’entrechoquaient.
Fébrilement, le vieillard saisit un flacon et le posa sur une table. À côté du flacon, il posa les deux coupes. Puis il se tourna vers la Maga. Il riait d’un rire féroce.
– Tu vas voir ! Cache-toi là, dans le cabinet, et regarde bien. Rosa Vanozzo se dirigea vers le cabinet. Pendant ce temps, le pape frappait à coups redoublés sur son timbre. Puis il ouvrit la porte.
– Qu’on m’envoie mon lecteur ! ordonna-t-il au valet accouru.
Quelques instants plus tard, Angelo apparut.
– Angelo, mon enfant, je t’ai appelé pour que tu boives un peu de ce vin avec moi.
– Saint-Père !… bégaya l’abbé frappé de vertige.
– Eh bien, qu’as-tu donc ? ricana le pape. Tiens, je veux te faire honneur. À toi la coupe d’or !… À moi la modeste coupe d’argent…
– Grâce ! râla le prêtre en tombant sur ses genoux.
Le vieux Borgia leva très haut sa coupe, puis, lentement, comme s’il eût savouré le bon vin qu’elle contenait, il vida la coupe d’argent.
– Bois, maintenant !
Angelo prit la coupe d’or et, fermant les yeux, la vida… Le pape eut un éclat de rire infernal. Il saisit la main de l’abbé.
– Eh bien, Angelo ! gronda-t-il. As-tu bien réussi ton crime ! Es-tu satisfait d’avoir voulu empoisonner ton bienfaiteur ?… Meurs misérable !…
– Ce jeune homme ne mourra pas !
La voix qui, soudain, prononça ces paroles fit se retourner le pape. Il vit Roza Vanozzo.
– Que dis-tu, sorcière d’enfer ?…
– Je dis, répondit Rosa, je dis que ce prêtre ne mourra pas ! Je dis que c’est toi, Rodrigue, qui vas mourir !… Je dis que la coupe d’or est inoffensive et que toi, Borgia, tu as bu dans la coupe d’argent, dans la coupe empoisonnée !…
Un double hurlement retentit. Le hurlement de joie délirante de l’abbé qui se rua sur la porte, l’ouvrit et s’enfuit en titubant ; le hurlement de désespoir, s’exhalant de la gorge du pape Alexandre VI.
À ce moment, des craquements, des pétillements se firent entendre… Des clameurs lointaines éclatèrent… Une âcre fumée, des flammes : le château de Lucrèce flambait.