Quelque quinze jours auparavant, au Palais-Riant, une magnifique soirée terminait en apothéose une de ces somptueuses journées dont la douce et radieuse Italie conserve le privilège.
Étendue sur des tapis dans la salle aux statues, la tête appuyée sur une pile de coussins, Lucrèce Borgia rêvait, les yeux mi-clos, écoutant d’une oreille distraite un orchestre de mandolines et de flûtes.
Lucrèce rêve.
De lointaines ambitions se profilent vaguement, puis peu à peu se précisent sur l’écran de son imagination enfiévrée. Qu’est-elle dans Rome ? Rien !…
Des fêtes ! Toujours des fêtes !… Pour qui ?… Pour elle ?… Des fêtes afin que la noblesse de Rome soit convaincue de la magnificence des Borgia… Des fêtes ! Encore des fêtes !… Voilà sa vie.
Et, contre cet esclavage doré, contre l’anéantissement de sa volonté toute son âme s’insurge. Quoi ! Elle ne sera donc jamais qu’un instrument aux mains d’Alexandre VI et de César ?… Oh ! Commander ! Dominer ! Être la reine ! Devenir la souveraine absolue, dans un royaume qu’elle se taillerait !…
Mais, pour réaliser le rêve fantastique, il faut un homme. Un homme !… Un mâle, un fort qui ne connaisse aucune crainte, qui se joue de tous les pièges, dont l’audace et la ruse soient plus puissantes que la puissance même des Borgia !
Elle le connaît, cet homme ! Il existe ! Elle a failli le tenir ! Il lui a échappé, c’est vrai. Mais elle ne se tient pas pour battue. Elle le retrouvera. Quand il sera bien à elle, elle le lâchera sur l’Italie en lui disant :
– Je te fais roi ! Fais-moi reine !
Et cet homme, elle l’admire, elle l’aime, elle le voit maître de sa destinée. Bafouée par lui, méprisée, elle ne l’en admire que plus violemment.
Et voici que, dès le premier pas qu’elle va tenter vers la réalisation du rêve, se dresse un obstacle ! Obstacle ridicule : un nom ! Lucrèce n’est pas libre ! Lucrèce s’appelle duchesse de Bisaglia.
Et parce qu’il y a quelque part dans Rome un homme dont elle porte le nom, à qui elle a juré obéissance et fidélité devant Dieu que représente son père, elle s’arrêtera, elle reculera ? Allons donc ! Lucrèce Borgia n’en est pas à une vie d’homme près, cet homme fût-il son mari.
Et le lendemain même devant le Palais-Riant, le duc de Bisaglia était assassiné d’un coup de poignard entre les épaules par César Borgia lui-même, Lucrèce l’ayant persuadé que son mari avait tenu des propos calomnieux sur son compte.
Lucrèce afficha un grand deuil. On fit au duc de Bisaglia des funérailles magnifiques. Les Romains n’avaient rien vu d’aussi beau depuis les funérailles du duc de Gandie : c’était là maintenant les spectacles que les Borgia offraient au peuple. Rome ne s’amusait plus que lorsque le pape ou son fils assassinait.
Lucrèce ne s’aperçut pas du vide qui se faisait autour d’elle. D’ailleurs, cette solitude lui plaisait. Elle était ainsi toute à ses pensées et pouvait ruminer à son aise le plan de l’œuvre d’envergure qu’elle avait conçue.
Son premier acte, après s’être débarrassée de son mari, fut de déclarer à César qu’elle le suivrait à Monteforte.
– Cependant, objecta César, il était convenu que tu surveillerais Rome pendant mon absence…
– Oui, mais je veux voir de près la guerre. D’ailleurs, tout est calme ici. Jamais nos Romains n’ont montré autant de souplesse.
César savait parfaitement que ce que Lucrèce avait une fois résolu, elle l’exécutait malgré tous les obstacles. Il n’insista donc pas. Et lorsque le jour vint où les troupes campées sous Rome s’ébranlèrent, Lucrèce partit en même temps que son frère.
Une berline de voyage les emporta tous les deux à Tivoli, où l’armée devait achever sa concentration. Lucrèce raconta au pape la mort de son mari.
– Ne pleure pas, ma fille, se contenta de lui répondre le pape ; ce pauvre homme était d’ailleurs ruiné !
Ce fut toute l’oraison funèbre du malheureux duc de Bisaglia. Puis, le père et les deux enfants se hâtèrent de parler de choses plus intéressantes.
La première des choses qu’ils apprirent fut l’enlèvement de Rosita par Ragastens. Le vieux Borgia, avec force plaisanteries, raconta comment il s’était fait prendre au piège, lui, vieux renard ; comment il avait cru Rosita morte et comment on avait trouvé le cercueil vide…
– Ainsi, conclut César, cet homme nous a vaincus tous les trois, l’un après l’autre !
– Oui, fit le pape devenu pensif, et il est malheureux qu’un tel homme ne soit pas à nous !
– C’est vrai, mon père ; mais, en attendant, il s’est joué de nous et nous a bafoués d’étrange manière. Cet homme mourra, il mourra de ma main.
Lucrèce eut un mince sourire… Le pape reprit :
– Il mourra… si tu le trouves ! Qui sait où il est maintenant ? Peut-être en France !
À ce moment, un page entra dans la chambre.
– Qu’y a-t-il ? demanda César.
– Le baron Astorre et dom Garconio viennent d’arriver. Ils demandent la faveur d’être introduits.
– Tout de suite ! cria le pape.
Le baron et le moine, qui écoutaient à la porte, se hâtèrent d’entrer.
– Seuls ? s’exclama violemment le vieux Borgia.
– Et blessés ? ajouta César.
En effet, le baron portait le bras en écharpe et le moine avait un pansement près de l’épaule. Tous deux étaient piteux et pâles. Le moine fléchit le genou devant le pape.
– Saint-Père ! s’écria-t-il, Dieu m’est témoin que nous avons fait l’impossible pour vous amener le comte Alma…
– Il a refusé ?… Il fallait l’amener de force ! À quoi vous sert, baron, d’être taillé en Hercule ? À quoi te sert, Garconio, d’être rusé comme un diable ? J’avais uni ces deux forces : la force brutale de l’un à la force intelligente de l’autre, et vous aboutissez à un échec pitoyable… Vous me le paierez cher !…
– Saint-Père ! dit le moine au comble de la terreur, le comte Alma ne s’est pas refusé ; j’avais fini par le convaincre, il nous suivait…
– Alors ? Parlez donc !…
– Alors, Saint-Père, il y a des forces contre lesquelles viennent se briser toutes les prévisions humaines. Nous étions déjà loin de Monteforte, et tout allait à souhait lorsque nous avons eu le malheur de tomber dans les filets de Satan en personne !… Satan qui s’est rué sur nous, a emporté le comte Alma et l’a sans aucun doute ramené à Monteforte !…
– Ça, moine, devenez-vous fou ?… Que signifie ce discours ? Quel est ce Satan ?…
Lucrèce éclata de rire.
– Ragastens ! Toujours Ragastens ! s’écria-t-elle.
– Comment la signora le sait-elle ? fit le moine stupéfait.
– Je le devine. Mais c’est lui, n’est-ce pas ?
– Hélas, madame ! Saint-Père, ce n’est que trop vrai !…
Et Dom Garconio fit un récit exact de la scène de l’auberge ; la soudaine intervention de Ragastens ; le coup de poignard que lui, Garconio, avait reçu en attaquant vaillamment ce démon ; la lutte de Ragastens et du baron Astorre et enfin le départ du comte Alma que Ragastens avait entraîné.
Le pape était blanc de fureur. Quant à César, il sentait monter en lui la colère.
– Imbéciles ! gronda-t-il. Lâches !…
Il allait se précipiter sur le moine et, sans doute, achever ce que Spadacape avait si bien commencé ; mais le vieux Borgia le retint.
– Ne vois-tu pas, lui murmura-t-il, la haine qui les anime tous deux contre ce Ragastens ? Crois-moi, ils feront pour nous venger plus peut-être que nous-mêmes.
Le raisonnement frappa César.
– Allez, reprit le pape. Allez vous reposer, baron, et vous, Garconio, comptez sur ma gratitude. Vous n’avez pas réussi : mais tout n’est pas fini.
Le baron et le moine, heureux d’en être quittes à si bon compte, s’empressèrent de sortir.
– Qu’en penses-tu ? demanda le vieux Borgia à César.
– Je pense que cet homme est le mauvais génie de notre maison.