XLIII LA GLOIRE DES BORGIA

Pendant toute cette scène, Lucrèce n’avait rien dit. Elle souriait vaguement, songeant à des choses qui l’eussent fait poignarder par César séance tenante, si celui-ci eût pu lire dans la pensée de sa sœur. Quant au vieux Borgia, après le premier moment de fureur, il demeurait morne et abattu. Son plan échouait. Le comte Alma, rentré à Monteforte, échapperait maintenant à toute tentation.

– Rien ne me réussit depuis quelque temps ! murmura-t-il avec accablement. Ah ! Mes enfants, je sens que c’est la fin. L’ambition de ma jeunesse, l’œuvre de mon âge mûr, les espoirs de ma vieillesse, tout se brise et s’en va.

– Que dites-vous, mon père ?… Nous sommes là pour continuer votre œuvre et la consolider…

– César ! continua le pape avec une exaltation dont il donnait bien rarement le spectacle. César, hâte-toi, avant que je ne meure !… Si tu n’es pas roi dès cette année, si tu n’arrives pas à mettre sur ta tête la couronne de fer, c’en est fait des Borgia ! Et mon œuvre mourra en même temps que moi !… Hâte-toi ! Je te dis qu’il est temps.

César et Lucrèce étaient livides. Pour la première fois, leur père leur parlait aussi nettement de ses projets. Pour la première fois, ils entrevoyaient ce qu’il y avait de grandeur tragique dans la pensée du vieillard.

Ainsi donc, il avait fait ce rêve de fonder une dynastie des Borgia. Ainsi donc il avait fait ce rêve de placer l’Italie sous le sceptre de son fils, avant de mourir !…

D’un rapide regard imaginaire, César étudia ce qui restait debout en Italie… Et il se vit seul… Seul, dépassant tous les autres de la tête ! Seul, dominant Rome et les Romagnes, émergeant pour ainsi dire des hécatombes sanglantes, tout désigné pour la couronne – ou pour l’assassinat ! Il comprit !…

Son père avait fait le vide autour de lui ! Son père avait même supprimé François pour qu’il fût seul, pour qu’aucune puissance ne pût s’élever en face de la sienne, pour qu’il pût être roi ! Lucrèce aussi avait compris. Et, songeuse, la physionomie fermée, elle murmura :

– Nous verrons qui sera roi !…

Car elle aussi voulait le pouvoir. Et elle le voulait pour elle seule ! Elle aussi voulait créer un royaume, tirer un homme de son néant de pauvreté pour le faire roi, pour être reine !

Quant à César, une flamme d’orgueil empourpra son visage.

– Que faut-il faire, mon père ? s’écria-t-il enfiévré, ivre de sa future puissance absolue. Parlez ! Ordonnez !

– Ce qu’il faut faire ! dit le vieux Borgia. D’abord être vainqueur !

– Je le serai !

– T’emparer de ce nid de vipères : Monteforte.

– Je m’en emparerai !

– Raser la vieille forteresse, détruire le comté des Alma, brûler leurs villages, ravager leurs champs, clouer la tête d’Alma à la croix que tu élèveras sur les ruines de sa capitale, faire enfin un prodigieux exemple, empoisonner de terreur l’Italie entière. La prise du pouvoir par un Borgia, qui le transmettra à ses enfants avec mission d’agrandir le patrimoine que moi, Rodrigue, je leur aurai légué, jusqu’au jour où le monde sera le royaume des Borgia !…

Affolé par les visions grandioses que le pape évoquait, César s’écria :

– Cet exemple, je le ferai, mon père !… Je veux semer du blé à l’automne prochain sur l’emplacement de Monteforte… De tous ceux qui se sont réunis pour nous combattre, je veux que pas un n’échappe. Soyez tranquille, mon père : ce sera horrible !…

D’une voix railleuse, Lucrèce interrompit :

– Et la douce Béatrix, qu’en feras-tu ?

– Oh ! celle-là ! gronda César. C’est elle qui est cause de nos échecs ! C’est elle qui ameute toute l’Italie contre nous !… Malheur à elle !…

– Tu ne l’aimes donc plus, mon frère ?

– Je l’aime plus que je ne l’ai jamais aimée. Par elle, mes nuits sont sans sommeil… Par elle, j’ai souffert et je souffre encore… Mais mon amour et ma haine vont de pair. Lorsque j’aurai tué ses défenseurs, crucifié son père, mis sa ville à sac et à sang, alors, je la prendrai ! Elle subira mon amour comme une insulte.

– Bravo, frère ! Nous te retrouvons enfin ! fit Lucrèce d’une voix sombre. Mais prends-y bien garde, la capitale des Alma sera vigoureusement défendue…

– Eussent-ils dix fois plus de soldats, leurs remparts fussent-ils soudain exhaussés de cent coudées, leurs portes fussent-elles de fer et leurs fossés fussent-ils emplis de feu au lieu d’eau… je détruirai la race des Alma !

César prononça ces paroles avec un tel accent de rage, que sa sœur elle-même en frissonna d’épouvante.

Une bouffée d’orgueil monta au front du pape. Mais Lucrèce, déjà, reprenait :

– Les Alma ont mieux que tout cela, mon frère !

– Qu’ont-ils donc ? Qui donc est auprès d’eux que je ne puisse terrasser ? Parle !… Sang du Christ… je vois qui tu veux dire !…

– Oui ! Je veux dire celui qui nous a vaincus tous les trois l’un après l’autre ! Je veux dire Ragastens !…

– Cet homme nous a vaincus par surprise et par ruse. Il a la force des faibles. Dans la lutte qui s’ouvre, ses moyens d’action disparaissent. Il est à moi. C’est par lui que je commencerai l’œuvre de destruction…

– César ! dit alors le pape, je te demande cet homme… ce sera ma part !

César regarda son père et comprit que sa vengeance confiée au vieillard dépasserait en horreur tout ce qu’il pourrait imaginer.

– C’est bien, dit-il. Vous l’aurez, mon père ! C’est moi qui irai le chercher, et c’est moi qui vous l’amènerai !

– Quand pars-tu ?…

– Dès demain !

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