Comme on l’a vu, Giuseppo, le patron de la Stella, avait débarqué Rosa Vanozzo et l’abbé Angelo à une lieue environ du château de Lucrèce. Tous les deux prirent rapidement la direction du château, en passant par la route qui longeait la côte. Ils arrivèrent à cette agglomération de cabanes de pêcheurs, que nous avons signalée. Rosa Vanozzo s’arrêta devant l’une de ces cabanes.
– C’est ici qu’il faudra venir me chercher quand il en sera temps, dit-elle. Continuez votre chemin jusqu’au château. Moi, je reste ici.
L’abbé nota soigneusement la cabane qui était la troisième en venant du château, puis s’enfonça dans la nuit…
Dans la cabane du pêcheur indiquée par Giacomo, Spadacape avait reconnu la vieille femme qu’il avait vue à bord de la Stella et Ragastens avait reconnu en elle l’étrange protectrice de la petite Fornarina.
Lorsque Ragastens et Spadacape entrèrent dans la pauvre cabane, la Maga n’eut pas un geste. Pourtant, dès le premier coup d’œil, elle avait reconnu Ragastens. Après avoir longtemps vécu d’amour, elle vivait maintenant de sa haine : une haine farouche et patiente et obstinée.
Le pêcheur qui avait introduit les deux hommes dans sa cabane examina un instant Ragastens.
– Ici, dit le pêcheur, vous serez en sûreté. Nul ne viendra vous y déranger. Je vous montrerai votre chambre qui est assez cachée pour qu’on ne puisse vous y trouver au cas où l’on vous chercherait. Je vous prierai de témoigner à Giacomo que j’ai fait selon ses volontés.
– Je n’y manquerai pas ! dit Ragastens. Et cela ne tardera guère car, au moment où je me suis mis en route pour venir ici, Giacomo quittait Rome pour faire également voile vers Caprera.
À ces mots, Rosa Vanozzo releva la tête.
– Giacomo vient ici ? demanda-t-elle.
– Oui, madame…
– Bien !
Et elle reprit son immobilité première.
– Ne me reconnaissez-vous pas, madame ? fit Ragastens en s’approchant d’elle.
– Je vous reconnais.
Elle dit ce mot d’une voix moins âpre que sa voix ordinaire. Il s’y mêla quelque douceur : Ragastens était l’homme qui avait sauvé Rosita !… Elle le considéra une minute, d’un regard morne, et elle ajouta :
– Vous aussi, vous souffrez…
– À quoi voyez-vous cela, madame ?
– Je l’ai vu tout de suite, là-bas, dans la caverne de l’Anio… Je vous ai alors souhaité d’être heureux… Je vois que mon souhait ne s’est pas réalisé.
Ragastens demeura silencieux. La Maga prit un long temps :
– J’ai su par un abbé quelle avait été votre attitude à Monteforte… C’est vous qui avez arrêté l’effort de César… Et vous avez fait cela après que César vous eut offert auprès de lui une situation très belle. Pour moi, la vérité sur vous est très claire… Vous aimez la jeune comtesse…
L’œil atone de la vieille Maga s’était animé. Ragastens était muet d’étonnement : Rosa Vanozzo savait toujours tout !
– Êtes-vous venu la chercher ici ?…
– Oui, madame, si je suis venu à Caprera, c’est dans l’espoir de la retrouver…
– Vous craignez que Lucrèce ne l’ait assassinée ? Rassurez-vous sur ce point.
– Que voulez-vous dire ?… Sauriez-vous quelque chose ?
– Je ne sais rien, dit lentement la Maga ; je suppose, voilà tout !… Mais, dites-moi, avez-vous jamais été en relations avec Lucrèce ?
– Hélas, oui… pour mon malheur.
– Lucrèce vous aimait ?
– Peut-être, madame… fit Ragastens avec une sorte de réserve.
– J’en suis certaine, à présent. Lucrèce a dû bâtir des projets pour lesquels elle s’est vue repoussée. De là sa vengeance.
– Tout ce que vous dites là est la vérité même !…
La Maga eut un pâle sourire.
– C’est que je connais bien Lucrèce ! dit-elle.
– Mais que disiez-vous, madame ? Que Lucrèce n’avait pas attenté à la vie de Béatrix ?… Qui vous le fait supposer ?…
– Je vous dis que je connais Lucrèce. Non seulement elle a voulu vous faire souffrir, mais elle a cherché un supplice raffiné pour sa rivale…
– Vous m’épouvantez, haleta Ragastens.
– La mort, continua la vieille femme, n’est pas un supplice aux yeux de Lucrèce. Habituée au meurtre, elle a cessé de considérer la mort comme un châtiment redoutable. Elle ne tue que pour supprimer un obstacle. Mais dès qu’il s’agit d’une vengeance, Lucrèce redoute au contraire que la mort ne vienne lui ravir sa victime.
Ragastens, saisissant le bras de la Maga :
– Mais d’où vient que vous la connaissez ainsi ?…
La Maga considéra un instant Ragastens, puis, avec calme, simplement, elle répondit :
– C’est ma fille !…
– Votre fille ?
– Ma fille, oui !… Il a fallu que je fusse une mère monstrueuse pour jeter au monde ces deux fléaux qui s’appellent Lucrèce et César Borgia !…
Ragastens, bouleversé de pitié, en oublia un moment sa propre désolation.
– Vous êtes bon, lui dit la Maga en revenant à elle. Je vous avais bien jugé…
Elle se leva, comme pour se retirer dans la chambre que le pêcheur avait mise à sa disposition.
– Pour votre fiancée, dit-elle, ne redoutez pas la mort…
– Que faut-il donc que je redoute ? dit-il sourdement.
– Lucrèce a écrit à César… Et César, à l’heure qu’il est, est peut-être en route pour Caprera…
La Maga se retira.