Pendant que Lucrèce et César s’apprêtaient, chacun de son côté, à descendre dans le cachot du chevalier, pendant que le frère et la sœur cherchaient des raffinements de volupté ou de cruauté, que faisait Ragastens ?
Ragastens dormait.
Il s’était accoté au mur et avait cherché la position la moins gênante possible. Cette position n’en était pas moins atroce.
Ragastens savait maintenant à quoi s’en tenir sur cette fameuse « dernière cellule » dont le juge suprême l’avait menacé. Garconio avait eu soin de le lui apprendre avant son voyage à Monteforte.
Ne pas assister au supplice ! Quel crève-cœur ! Toutefois, il résolut, au moins, de prévenir le chevalier.
Ce serait toujours un petit quart d’heure agréable. Ne pouvant assister au drame, il éprouva une jubilation suffisante à en exprimer copieusement le scénario au malheureux jeune homme. On peut croire qu’il n’épargna aucun détail. Ragastens s’était contenté de répondre :
– Pourvu qu’on ne te descende pas avec moi dans le puits, c’est l’essentiel. La vue et le contact des crapauds et des rats ne sont qu’effroyables. Tandis que ton contact, à toi, serait par trop répugnant…
Depuis cette dernière visite du moine, Ragastens n’avait plus vu personne, sinon un geôlier qui était venu trois fois pour lui apporter du pain et de l’eau.
Donc Ragastens dormait.
Il fut soudain réveillé par une lumière qui entrait dans sa cellule. Il ouvrit les yeux et vit César Borgia. Ragastens ne put maîtriser un frisson.
– C’est le moment, pensa-t-il, on va me précipiter… adieu la vie… adieu, Primevère !…
Pourtant, il regarda César bien en face sans laisser voir aucun trouble. À sa grande satisfaction, il constata que Borgia n’était accompagné d’aucun garde, d’aucun geôlier. Il jeta un coup d’œil sur le couloir, par la porte que César avait laissée ouverte et vit qu’il était désert.
– Je me trompais… Ce n’est pas le moment !… Mais que vient-il faire ?… Ah ! oui, je comprends… Comme son fidèle Garconio, il vient se repaître de sa vengeance…
Alors, il se leva, et, d’une voix railleuse :
– Bonjour, monseigneur… Excusez-moi de ne pas vous offrir de siège… on a oublié d’en mettre en ce logis.
César avait fiché en terre la torche qu’il avait apportée. Il se retourna comme Ragastens finissait de parler et le regarda d’un air sombre, sans dire un mot.
– Vous venez admirer votre œuvre ? reprit Ragastens. Et vous rendre compte du visage que vous auriez si vous occupiez cette place qui est la vôtre ? Je regrette vivement de ne pouvoir vous offrir la figure bouleversée que vous espériez sans doute.
César se croisa les bras.
– Car enfin, monseigneur, continua le chevalier au bout d’un silence, je suis à votre place… C’est vous qui assassinez, et c’est moi qui suis enchaîné… Ceci, soit dit sans reproche, me semble un peu manquer de logique… À propos, comment va monsieur votre père ? C’est un habile homme et j’ai pour cette habileté la plus grande estime… J’ai rarement vu bateleur cynique et fourbe prendre avec autant d’aisance la figure d’un honnête homme… C’est à tel point que, tandis qu’il me parlait, j’avais fini par me persuader qu’il n’était peut-être pas l’assassin, empoisonneur, parjure et hypocrite que l’on dit. Faites-lui en mes excuses, je vous prie…
César garda le silence. Il continuait à fixer sur Ragastens un œil attentif et sombre. Ragastens se mit à rire. Ce rire sonnait étrangement sous ces voûtes.
– Vous vous demandez de quoi je ris, monseigneur ? C’est de moi-même. Je ne crois pas qu’on puisse pousser la naïveté puérile aussi loin que je l’ai poussée. Figurez-vous que je vous ai d’abord pris pour un grand capitaine : vous n’étiez qu’un truand… Je voyais dans votre main une épée flamboyante : l’épée n’était qu’un stylet. Mais enfin, tel que je vous imaginais, il y a une heure encore, vous aviez de l’allure. Morbleu ! quelle belle figure de bête féroce ! Vous étiez encore à mes yeux, l’homme du poignard. Et voilà que je dois vous faire descendre du piédestal qui vous allait si bien. Vous descendez, monseigneur, si bien que vous êtes tout juste à la hauteur de votre Garconio. Lui aussi est venu voir comment je mourrais… Et vous, monseigneur César ? Vous êtes venu voir si les chaînes de mon cachot m’ont bien meurtri les poignets et si quelque pâleur sur mon visage de condamné ne vous apportera pas une revanche ? Dites, qu’êtes-vous venu faire ici ?
– Je suis venu vous offrir la liberté, dit César.
– La liberté ?…
– Oui ! Vous êtes condamné… Vous n’avez pas tué François… c’est moi qui l’ai poignardé… Tout cela est exact… Mais vous êtes condamné… Vous allez mourir… Dans une minute, si je veux, si vous voulez, j’ouvre les cadenas de vos chaînes et vous êtes libre…
– Je ne vous comprends pas…
– Je vais m’expliquer, reprit César d’une voix haletante. Cette jeune fille… Béatrix… vous l’aimez ?…
– Je l’aime !…
La main de César se crispa sur son poignard. Mais il se contint.
– Et elle… répondez… elle ?…
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux savoir si elle vous aime…
– Ah çà ! monseigneur, s’écria Ragastens, dans l’œil duquel passa un éclair soudain, qu’est-ce que cela peut vous faire ?…
César avança d’un pas. Il sentait gronder en lui un de ces accès de fureur qui le transformaient en bête fauve incapable de raisonner même sa haine.
– Tu parleras, gronda-t-il, oubliant toute la diplomatie qu’il avait arrangée, tu parleras !… Je veux savoir !
Ragastens se ramassa pour quelque terrible effort. Une pensée subite venait de jeter en lui un espoir fou.
– Monseigneur, dit-il froidement, vous vous êtes trompé… Vous ne saurez rien… La vérité, je veux en emporter le secret dans le puits où vous allez me faire jeter !
– Misérable ! rugit César. Elle a été à toi !… Tu es mort !…
À l’instant, il se rua sur Ragastens, le poignard levé. Ragastens, qui attendait ce mouvement, vit venir le coup. D’un geste foudroyant, il se redressa et saisit le poignet de César.
Les chaînes semblaient ne plus lui peser.
César chercha d’une saccade furieuse à se dégager. Mais l’autre main de Ragastens s’abattit sur son cou. Il sentit des doigts de fer entrer lentement dans sa gorge.
– Je te tiens ! dit Ragastens la voix rauque de joie.
Il y eut une lutte d’une demi-minute. D’une main, Ragastens tordait le poignet de César, tandis que de l’autre, il faisait craquer les muscles de son cou. César lâcha d’abord le poignard, puis s’abattit sur les genoux.
L’étreinte continua. Il y eut un râle. Puis tout à coup, César tomba sur le sol, sans signe de vie.
Fébrilement, Ragastens le fouilla.
Brusquement, il eut un sursaut de joie insensée et il étouffa un rugissement : sa main venait de rencontrer, dans la ceinture de César, une petite clef de fer…
Il l’approcha du cadenas qui bouclait son poignet gauche. En quelques secondes, les quatre cadenas furent ouverts. Ragastens, alors, se pencha sur César.
– Il en reviendra, murmura-t-il… Si j’avais l’âme d’un Borgia, l’occasion serait belle… Quel service je rendrais peut-être à l’humanité en achevant ce que mes doigts ont commencé… Bah !… Ce n’est pas mon affaire.
Tout en parlant, Ragastens avait détaché la ceinture de César et la ceignait autour de ses reins. Puis il mit sur sa tête la toque de velours noir, habituelle coiffure du fils du pape. Enfin, il s’empara de son manteau et s’en enveloppa.
– Il me semble, fit-il en riant, que je fais un César assez présentable.
Il jeta un dernier regard sur Borgia toujours évanoui, et se dirigea vers la porte. À ce moment, il se frappa le front et revint tout à coup sur ses pas.
Il se baissa et, pendant une minute, se livra à un singulier travail, au cours duquel on eût pu entendre remuer les chaînes. Quand Ragastens se releva, il éclata d’un rire silencieux : il venait de rattacher les quatre chaînes en fermant à clef les cadenas sur les poignets et les chevilles de César Borgia, enchaîné dans la situation exacte où Ragastens se trouvait un quart d’heure auparavant !…
Ragastens sortit de la cellule. À droite, le couloir, vaguement éclairé par la torche qui continuait à brûler dans le cachot, se prolongeait de quelques pas seulement.
Ragastens aperçut au pied du mur qui barrait le couloir de ce côté, un trou circulaire. Il s’en approcha.
– Ah ! ah ! fit-il en frémissant, voilà le puisard en question ! Corbacque !… César Borgia ne manque pas d’imagination… Moisir là-dedans !… C’était décidément une fière canaille que j’avais choisie pour me protéger.
Il s’éloigna avec un geste d’horreur et de dégoût.
À gauche, le couloir se prolongeait pendant une quinzaine de pas, jusqu’au pied d’un escalier de pierre dont Ragastens aperçut les premières marches vaguement éclairées. Il s’y dirigea vivement et commença à monter.
Tout à coup, une lumière apparut, Ragastens arrivait au haut de l’escalier. Là, un homme, un geôlier se tenait debout, une lanterne sourde à la main.
Enveloppé dans le manteau de César, les doigts crispés sur le manche du poignard, Ragastens marcha droit à l’homme. Celui-ci s’était courbé en deux.
– Monseigneur désire-t-il que je l’éclaire ? demanda-t-il.
Ragastens ne souffla pas mot et s’enfonça dans le deuxième escalier.
L’homme, persuadé que Monseigneur voulait être seul puisqu’il n’avait pas daigné répondre, n’avait pas bougé de place.
Au bout du deuxième escalier, il n’y avait personne. Ragastens respira. Il n’y avait plus qu’un étage à monter… Un escalier encore, et c’était la liberté…
Ragastens monta… Mais il n’avait pas franchi trois marches qu’il s’arrêta, la sueur de l’angoisse au front. Quelqu’un descendait l’escalier, tournant, assez étroit.
Ragastens, immobile, attendit. Le meurtre répugnait à sa nature fine, mais il y allait de sa propre vie… Si celui qui descendait le reconnaissait, c’était un homme mort !
Bientôt, Ragastens aperçut la lueur d’une lanterne qui venait au-devant de lui et se projetait sur les murs. Presque aussitôt, le visiteur inconnu apparut. Le chevalier avait rabattu sa toque sur ses yeux et remonté le manteau jusqu’au nez.
– Mon frère ! exclama sourdement une voix.
Ragastens leva les yeux.
– Une femme ! murmura-t-il… Lucrèce !
Le mouvement qu’il fit découvrit un peu son visage. Lucrèce le reconnut. Elle dissimula un geste de stupéfaction. Puis, avec un sourire narquois, elle dit :
– Je crois que c’est M. le chevalier de Ragastens ?
– Lui-même, madame…
En même temps, Ragastens tira du fourreau le poignard et s’apprêta à mourir en tuant le plus possible d’adversaires, au cas où la duchesse appellerait du monde.
– Et je crois que vous vous sauvez, mon cher monsieur ? reprit Lucrèce revenue de sa surprise.
– Madame, je m’ennuyais dans le taudis où monsieur votre père m’avait fait loger…
– Et vous éprouviez le besoin d’aller respirer au grand air ?…
– Juste, madame !… Et puis, j’avais une visite à faire, que je me reprochais d’avoir tant reculée…
– Une visite ? À qui ?… À la route de France ?
– Non, madame, à vous !
– À moi ?…
– Hélas ! Madame, la fatuité est grande de ma part… mais je me figurais que vous ne pouviez avoir oublié le rendez-vous que vous me fîtes l’honneur de me donner au Palais-Riant… Je vois, madame, à votre front sévère, que vous m’en voulez de n’être pas venu le soir même… Pardonnez-moi… Monsieur votre père m’avait trouvé une occupation qui, vraiment, m’a empêché…
– Et vous veniez chez moi ? reprit Lucrèce stupéfaite de tant de calme et d’aisance.
– Je vous l’ai dit, madame…
Lucrèce réfléchit quelques secondes.
– Eh bien, venez, fit-elle tout à coup.
– Je vous suis, madame.
Lucrèce le regarda dans les yeux.
– Je dois vous prévenir, chevalier, qu’au haut de cet escalier se trouve le corps de garde, où il y a un officier et vingt hommes, tant pertuisaniers qu’arquebusiers… qu’après le corps de garde, il y a la cour d’honneur à franchir, et vous risquez d’y rencontrer des curieux… Après la cour d’honneur, il y a encore un poste à franchir, une porte à vous faire ouvrir… Seul, vous ne ferez pas dix pas sans être reconnu et arrêté… Enfin, je dois vous dire aussi qu’une fois hors du château, si par hasard une nouvelle occupation pressante vous obligeait à remettre la visite que…
– Oh ! madame, interrompit sérieusement le chevalier, du moment que vous me faites l’honneur d’accepter mon escorte jusqu’à votre palais, il n’est pas d’occupation au monde qui puisse m’engager à vous fausser compagnie, pas même le besoin d’échapper à l’amitié mortelle des Borgia !…
Lucrèce tressaillit. « Celui-là est un homme ! » pensa-t-elle. Et elle répéta :
– Venez !
Comme l’avait dit la duchesse, il y avait au haut de l’escalier un corps de garde. Elle ouvrit la porte et entra en s’appuyant sur le bras de Ragastens. L’officier qui commandait le poste avait jeté un commandement ; les vingt soldats alignés, dans une attitude raide de respect, appuyés sur leurs armes, s’étaient rangés sur deux files.
– Ah ! mon frère, disait Lucrèce à haute voix, je suis heureuse de vous avoir rencontré… Décidément, ces souterrains me font peur… Je renonce à les visiter, la nuit du moins… Je suis poltronne…
L’officier avait ouvert la porte qui donnait sur la cour et s’inclinait très bas. Un instant plus tard, Lucrèce et Ragastens se trouvaient dans la cour.
Ragastens aspira avec délices l’air de la nuit embaumée.
Ils arrivèrent à la grande porte du château.
Là aussi, il y avait un officier et un poste d’hommes. Seulement, le poste était le double de l’autre. À la vue de Lucrèce et de celui qu’on supposait être César, le même cérémonial s’accomplit. Enfin, ils franchirent la porte. Ils étaient sur la place.
– Mordieu ! s’exclama Ragastens en poussant un large et profond soupir.