XLVIII LE SAULE PLEUREUR

La réconciliation de Ragastens et de Jean Malatesta fut scellée le lendemain soir, dans un dîner qui eut lieu chez Orsini. Le matin, Ragastens, accompagné de ses nouveaux amis, s’était présenté chez le comte Alma et lui avait fait part de sa résolution définitive de servir dans l’armée des alliés.

Sur quoi, le comte lui avait témoigné sa vive satisfaction et lui avait fait les offres les plus brillantes. Mais, modestement, Ragastens avait insisté pour se battre en volontaire. Toutefois, et comme le comte se récriait :

– Eh bien, avait fini par dire Ragastens, puisque Votre Altesse veut m’honorer d’un titre et d’un emploi, il y a à Monteforte quelques pièces d’artillerie. Je demande à en être spécialement chargé et à être surtout affecté au bon emploi des poudres.

Ce point réglé, Ragastens avait donc passé la journée avec ses amis. Ils avaient ensemble visité les fortifications et convenu un plan de défense à soumettre au prince Manfredi, en cas de siège. Puis, un grand dîner les avait réunis au palais Orsini. Après le dîner, Ragastens avait regagné l’appartement que Giulio Orsini avait mis à sa disposition. Spadacape l’y attendait.

– Monsieur, nous ne quittons plus l’Italie ?

– Non… pas pour le moment, du moins.

– Et monsieur n’a plus envie de se faire tuer ?

– Où as-tu pris que j’aie eu cette envie saugrenue ?

– J’avais cru… Enfin, puisque vous vivez et que vous ne m’abandonnez plus… les diamants…

– Eh bien… les diamants ?…

– Ils sont là… sur la cheminée.

– C’est là que tu voulais en venir ? Tu deviens trop honnête, prends garde, cela te jouera un vilain tour.

Et Ragastens, plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, frappa amicalement sur l’épaule de Spadacape, ce dont celui-ci se montra extrêmement flatté. Puis, comme il allait se retirer, Ragastens le retint. Il y eut une longue conversation mystérieuse qui se termina par ces mots de Spadacape :

– C’est bien, monsieur. Je commence dès cette nuit…

Quelques jours s’écoulèrent, pendant lesquels Ragastens se rendit tous les matins au palais, avec la foule des chefs et des seigneurs. Lorsqu’il lui arrivait de rencontrer la princesse Manfredi, il s’inclinait dans une grave salutation, mais pas un mot n’avait été échangé entre eux depuis leur dernier entretien.

Tous les soirs, le chevalier se livra à une singulière besogne. Spadacape sortait de Monteforte, conduisant une petite charrette couverte d’une bâche. Et c’est cette charrette qu’escortait Ragastens.

Dans les allées et venues de la foule, nul ne prit garde à ces sorties régulières du chevalier.

L’armée des alliés se concentra dans une grande plaine située en avant du défilé d’Enfer. Cette plaine s’appelait la Pianosa. C’est là que César concentra également ses troupes. En sorte que les deux camps étaient en présence, séparés à peine par une lieue de terrain. Il était certain qu’on en viendrait promptement aux mains.

Un soir, en rentrant dans Monteforte, après une de ces mystérieuses excursions qu’il faisait régulièrement, Ragastens, ayant franchi la porte, aperçut dans la foule des gens qui entraient, une silhouette de femme qu’il lui sembla reconnaître. Il poussa vivement son cheval, mais il fut arrêté par un embarras de foule. Et lorsqu’il parvint au coin de rue où il avait aperçu la silhouette qui cheminait devant lui à cheval, elle avait disparu.

Ragastens parcourut la rue au trot, visita les ruelles voisines, mais ses recherches demeurèrent inutiles. Il finit par y renoncer en murmurant :

– C’est une imagination ! Ce serait impossible !…

Deux ou trois jours s’écoulèrent encore, pendant lesquels Ragastens oublia complètement cet incident.

Un soir, le prince Manfredi et le comte Alma annoncèrent que l’on attaquerait le lendemain. Un rendez-vous général fut donné à tous les seigneurs présents ; au point du jour, le comte Alma et le prince Manfredi seraient sur le champ de bataille. Ragastens assista au suprême conseil qui eut lieu à ce moment. Béatrix y était également.

Après le conseil, Ragastens se rendit au palais Orsini et vérifia soigneusement l’état de son harnachement et de ses armes. Rassuré sur ce point, il dîna de bon appétit, puis voulut se coucher. Mais il sentit que le sommeil ne viendrait pas. La pensée de Primevère l’obsédait.

Puisqu’il allait peut-être mourir, il eût au moins souhaité la voir une dernière fois et lui dire ce qu’il avait souffert par elle ! Enfin, il n’y put tenir et sortit. Machinalement, il se dirigea du côté du palais comtal.

Les portes en étaient fermées. Bientôt, il longea la grille du parc.

Il s’arrêta alors, le visage collé à la grille, il essaya de percer l’obscurité dont s’enveloppaient les sombres massifs. Mais il ne vit rien.

Tout à coup, Ragastens se mit à escalader la grille. En quelques instants, il se trouva de l’autre côté.

Où allait-il ? Il le savait à peine. Il venait, sans but précis, de franchir une grille, comme un larron, et il marchait devant lui. Brusquement, il se trouva devant le banc de granit où il avait déjà vu la princesse Manfredi. Elle était là ! Elle était seule.

Ragastens ne réfléchit pas. Il ne pensa à rien, sinon qu’elle était là, et il s’avança vers elle. Primevère le reconnut aussitôt. Elle le vit venir sans étonnement… elle était sûre qu’il viendrait.

– Madame, dit-il, voulez-vous me pardonner d’oser me présenter devant vous en ce moment ?…

– Je vous le pardonne, répondit-elle sans embarras apparent ; mais comment avez-vous fait pour entrer ?

– J’ai escaladé la grille du parc, dit-il simplement. Et, comme elle faisait un geste :

– Oh ! continua-t-il, ne donnez pas à ma démarche une interprétation malséante. Je vous jure que j’ai le cœur plein d’un respect infini…

Elle eut un sourire.

– Respect, dit-elle, qui va jusqu’à vous pousser à un acte hasardeux…

– Si vous l’ordonnez, je me retire…

– Non… restez.

Et d’une voix où, malgré elle, perça son émotion :

– Cet acte hasardeux, je ne vous en fais pas un reproche… Mais, chevalier, vous aviez sans doute des choses graves à me dire ?

– Je voulais, madame, vous dire simplement ceci : qu’on se bat demain et que je serai au premier rang de la mêlée, et qu’il y a de fortes possibilités pour que vous m’ayez vu ce soir pour la dernière fois… Or, si je meurs, je trouverais souverainement injuste de n’avoir pu vous dire que je suis mort, heureux de vous donner ma vie, qu’il m’importe peu, à moi étranger, soldat d’aventure, que César soit ou non le maître de l’Italie, que c’est pour vous, pour vous seule que je risque ma vie, et que ma dernière pensée sera pour vous, comme toutes mes pensées vont à vous depuis l’heure bénie où je vous rencontrai sur la route de Florence, et qu’enfin, madame, je vous aime…

Elle ne fit pas un geste de protestation. Elle avait écouté gravement, en regardant le chevalier bien en face. Il acheva, d’une voix plus basse, un peu étranglée :

– Voilà ce que je voulais vous dire, madame. Pardonnez à ma rude franchise de ne savoir point farder, selon les convenances, selon le respect que je dois à la princesse Manfredi…

Elle étendit la main comme pour l’arrêter. Un violent combat parut se livrer en elle, pendant quelques secondes. Puis ses yeux s’attachèrent aux yeux de Ragastens. Et doucement, gravement, elle prononça :

– Le prince Manfredi n’est pas mon mari…

Un vertige le saisit. Il eut peur d’avoir rêvé, ou d’avoir mal entendu, ou de n’avoir pas compris.

– Que voulez-vous dire, madame ? balbutia-t-il.

– J’ai épousé le prince, continua-t-elle, parce que je ne voulais épouser aucun des seigneurs qui m’avaient fait comprendre leurs sentiments… Pour trois mois, je suis la fiancée de Manfredi… Et si, dans trois mois, le prince revient sur sa générosité, si l’époux l’emporte en lui sur le père qu’il a toujours été pour moi…

Elle s’arrêta, oppressée, non pas effrayée, mais violemment émue par l’aveu qui était sur ses lèvres…

– Oh ! murmura Ragastens, achevez !…

– Eh bien, alors, chevalier, la mort unira ceux que la vie aura séparés !…

Ragastens jeta un faible cri et tomba à genoux, couvrant de baisers passionnés la petite main qui lui était tendue.

– Et maintenant, reprit-elle avec plus de calme, partez, chevalier… Si vous succombez, demain, ou dans une autre bataille, dites-vous que votre pensée et la mienne n’en font plus qu’une… Allez…

Ragastens se leva.

– Je pars, dit-il d’une voix ardente ; mais pas avant de vous avoir dit que maintenant, je défie la mort, et que, pour te conquérir, je bouleverserai un monde !…

En même temps, et avant qu’elle eût pu faire un geste de défense, ses deux bras enlacèrent sa taille souple et ses lèvres se posèrent, brûlantes, sur les lèvres de Primevère. Elle retomba sur le banc, presque évanouie, tandis qu’éperdu, insensé, se mordant jusqu’au sang les lèvres pour ne pas crier son bonheur aux étoiles, Ragastens s’enfuyait à travers le parc.

Une heure plus tard, Primevère regagna son appartement. Or, un peu en arrière du banc, s’élevait le vieux tronc d’un saule pleureur, dont le branchage flexible retombait de toutes parts. Ce tronc était à moitié creusé : le saule était vieux.

Quelques minutes après le départ de Primevère, l’ombre du tronc sembla se dédoubler, ou plutôt une ombre s’en détacha silencieusement… C’était une femme…

Elle accompagna d’un regard la silhouette blanche de Primevère qui se perdait au loin dans la nuit. Alors, elle recula en ricanant :

– Touchante entrevue ! L’idylle se développe… Insensés qui n’ont pas deviné la tragédie qui les guette !…

Alors, cette femme se dirigea rapidement vers le fond du parc. Là, il y avait une porte. Près de cette porte, un homme, l’un des domestiques du palais, attendait. La femme lui tendit une bourse que le valet saisit avidement.

– Faudra-t-il que j’attende demain la signora ?

– Oui ; demain, et tous les soirs suivants, comme hier, comme ce soir !…

Puis, la femme franchit lestement la porte et se perdit dans les rues noires de Monteforte.

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