L’abbé Angelo s’était enfui, délirant de joie, au moment où la Maga s’était écriée, s’adressant au pape :
– Ce prêtre ne mourra pas ! C’est toi, Rodrigue, qui vas mourir ! Car tu as bu dans la coupe d’argent… la coupe empoisonnée !…
Angelo ne se demanda pas ce qui venait d’arriver. Il ne chercha pas à le savoir. Il n’avait qu’une idée : fuir !
Soudain, il se heurta à une porte fermée. Alors il se vit enveloppé de fumées noires…
Il essaya d’ouvrir la porte… Il s’aperçut avec terreur que cette porte était fermée du dehors. Il reprit en courant le chemin qu’il venait de parcourir. Il fallait absolument passer par le couloir où se trouvait l’appartement du pape… L’abbé, terrorisé, se précipita de ce côté… Il vit une chambre ouverte et s’y jeta…
Une femme, debout, contre un judas percé dans le mur, regardait un spectacle qui l’hypnotisait sans doute… car elle n’entendit pas Angelo… elle n’entendait pas les ronflements de l’incendie… Cette femme, c’était Lucrèce.
L’abbé la contempla un instant… il devait tout redouter de Lucrèce, après avoir été son complice… l’occasion était bonne… un coup de poignard par derrière. Il chercha l’arme qu’il portait toujours sous son vêtement et fit un pas. À ce moment, Lucrèce se mit à reculer lentement, ses yeux pleins d’horreur toujours fixés sur le judas dont elle ne semblait pouvoir détacher son regard. L’abbé Angelo l’entendit balbutier :
– C’était ma mère !… J’ai aidé ma mère à empoisonner mon père !…
L’abbé, qui s’était immobilisé au premier mouvement qu’elle avait fait, s’avança alors vers elle. Son coup manqué, il ne songeait plus qu’à l’incendie.
– Madame, dit-il, le château brûle… il faut fuir !…
– Le château brûle ! fit Lucrèce comme si elle se réveillait d’un cauchemar pour retomber dans un autre.
Elle éclata de rire et s’élança, suivie de l’abbé Angelo. La pièce où elle entra donnait sur la cour du château. Elle ouvrit la fenêtre pour voir ce qui se passait… La vision de Ragastens emportant Primevère dans ses bras lui fit pousser un hurlement de rage et de folie…
Ragastens disparut sous la grande porte du château.
Alors, écumante, elle se retourna et se rua vers la chambre de Béatrix…
Elle vit César étendu, immobile dans une mare de sang… Alors, elle voulut s’élancer au-dehors… Soudain, le feu qui entoura Angelo – il devait en mourir – lécha la porte de la chambre.
Rugissante, Lucrèce se mit à tourner dans la chambre comme une tigresse prise au piège. Un mouvement soudain de César la fit s’arrêter.
– Il vit ! murmura-t-elle. Il vit ! Mais pour mourir dans le feu !… »
Tout à coup, elle poussa un cri.
– La trappe ! Tout n’est pas fini.
Elle saisit César par les pieds, le traîna dans un angle de la pièce. Alors, de la main, elle tâta le mur…
Le bruit sec d’un ressort se fit entendre… le plancher s’enfonça… tout le carré de l’angle, où Lucrèce avait traîné son frère se mit à descendre, tous les deux disparurent.
Le château était plein de ces trappes et de ces judas. La trappe sur laquelle Lucrèce venait de se placer la descendit en quelques secondes dans les caves. Arrivée là, elle laissa son frère étendu sur le sable… Deux minutes plus tard, avec une trentaine de gardes, elle se jetait à la poursuite de Ragastens !… On a vu qu’elle arriva trop tard !…
D’un geste farouche, Lucrèce renvoya alors ses gardes. Accroupie sur une roche, elle vit le canot accoster la Stella. Alors un sanglot de rage lui échappa…
Lucrèce, alors, se releva et, hagarde, jeta autour d’elle un regard de démence…
– Qui vient ? gronda-t-elle.
Ce qui venait, ce que Lucrèce venait de voir, c’était une ombre que les rochers abritaient contre la grande lueur de l’incendie, et qui s’avançait vers la mer…
– Ma mère ! bégaya-t-elle ! Ma mère !…
Rosa Vanozzo passa sans la voir.
Rosa Vanozzo descendait, descendait toujours… Elle atteignit le sable du rivage, et continua à marcher vers la mer, les bras tendus…
Au moment où Rosa Vanozzo, quittant le cabinet où elle s’était retirée, entrait dans la chambre du pape Alexandre VI et où l’abbé Angelo s’enfuyait, le vieux Borgia avait poussé un hurlement de désespoir. Rosa saisit la coupe empoisonnée et la porta à ses lèvres.
– Tu mens, n’est-ce pas ? bégaya-t-il, ivre de terreur. Les coupes n’étaient pas empoisonnées.
– C’est fini, Rodrigue… Ton agonie va commencer…
– Mais toi aussi tu as bu dans la coupe d’argent… Tu mens !…
– Tu te trompes, Rodrigue… je vais mourir aussi… Nos deux destinées sont indissolubles…
– Tu mens ! Si j’étais empoisonné, je sentirais déjà le mal…
Le vieux Borgia qui levait ses deux poings sur la Maga s’abattit tout à coup dans un fauteuil… Son visage se plaqua de taches rouges… ses lèvres devinrent violettes…
– Oh ! bégaya-t-il, elle n’a pas menti ! Sauve-moi !… Lucrèce !… César !… À moi !…
– Insensé ! éclata la Maga. Tu appelles César et Lucrèce… Sais-tu qui a expédié ici le prêtre chargé de t’empoisonner… ? C’est César !… Sais-tu qui a empoisonné la coupe ? C’est Lucrèce…
– Tué par mes enfants !… Mais qui donc es-tu, toi qui es complice ?…
– Ne cherche pas parmi tes victimes. Cherche plus loin dans tes souvenirs !… Va jusqu’à ta jeunesse ! Va jusqu’à l’Espagne… Va jusqu’à Jativa…
Le pape darda sur la Maga des yeux pleins d’épouvante… Il jeta une clameur déchirante…
– Oh ! cria-t-il d’une voix brisée, l’Espagne !… Jativa !… Je te reconnais !… Tu es Rosa.
Il joignit les mains, se laissa glisser du fauteuil, tomba la face sur le parquet.
– Tu es Rosa !… Tu es la mère de mes enfants ! Grâce, Rosa !…
– Tu me demandes grâce !… Insensé ! Sais-tu ce que, par toi, j’ai souffert ?…
– Grâce ! pitié ! répéta Rodrigue en frappant le parquet de son front.
La voix s’affaiblissait. Le froid mortel avait gagné les mains et les bras.
– Grâce ! Pitié ! gronda Rosa Vanozzo. Il ose prononcer ces mots !
– Maudite !… Sois… maudite !
– Meurs damné ! répondit funèbrement Rosa Vanozzo.
Le vieux Borgia se raidit dans un spasme. Alexandre VI avait poussé son dernier soupir !…
Pendant quelques secondes, Rosa Vanozzo le regarda fixement. Soudain, elle se dressa toute droite.
Elle traversa une pièce, longea un couloir empli de fumée et se mit à descendre un escalier à demi embrasé, tandis qu’autour d’elle l’incendie grondait et ronflait. Elle sortit de la cour, gagna les rochers, descendit sur le rivage. S’aperçut-elle qu’elle entrait dans l’eau ?…
Rosa Vanozzo marcha droit devant elle. La mer fut bientôt à la hauteur de ses épaules… elle marcha encore… Sa tête seule dépassait le niveau de l’eau… Au loin, sur la mer violemment éclairée par les reflets de l’incendie, ses yeux, dans un dernier regard, se fixèrent sur une goélette qui fuyait sous le vent… à l’arrière du navire, deux ombres étroitement enlacées… Ragastens et Primevère, ivres de joie et d’amour !… Ce fut la dernière vision de Rosa Vanozzo. Une vague la prit, la roula, l’entraîna…
Et elle disparut à jamais !…