Depuis le soir où elle avait pu descendre une heure dans les jardins du château, Primevère n’avait plus reçu la visite de Lucrèce Borgia. Sa chambre – sa prison – demeurait fermée. Primevère était maintenant résignée à la mort.
Son plan était d’une terrible simplicité. Elle avait conservé son poignard ; c’était là toute sa défense. Lorsque César paraîtrait, elle se poignarderait…
Un soir, accoudée à l’appui de la fenêtre, il lui sembla qu’une ombre s’agitait sous sa fenêtre, au pied de la colossale statue dont elle dominait la tête de bronze. L’ombre, un homme, leva la tête vers elle, lui fit un signe. Et ce mot, jeté à voix basse, monta, à peine perceptible.
– Speranza !…
– Espérance ! murmura-t-elle. En est-il encore pour moi ?… Oh !… Si c’était possible !…
Comme elle prononçait une dernière fois cette parole qui, en un pareil moment, avait un sens si profond, des pas précipités retentirent dans le couloir…
La porte s’ouvrit violemment. César Borgia parut…
La pensée de Primevère venait d’être entraînée si loin de César, qu’un rire de douleur et de folie éclata sur les lèvres de l’infortunée. Elle saisit son poignard et le leva…
D’un bond foudroyant, César s’était jeté sur elle et lui avait saisi les deux poignets… Les doigts de Primevère se détendirent, l’arme tomba… Elle se vit perdue !… César n’avait pas prononcé un mot.
La face enflammée de César Borgia était à deux doigts de la figure de Primevère. Il haletait.
– Je sais bien que tu me hais… mais moi, je t’aime ! Tu es à moi !…
Il avança le visage… Primevère eut un brusque retrait du buste, et César poussa soudain un rugissement de rage en lâchant les deux poignets. De toute la force de son mépris, Primevère venait de lui cracher au visage !…
Il eut la sensation qu’elle allait lui échapper ; elle bondissait vers la fenêtre… Alors il se rua.
– Tu es à moi ! gronda-t-il.
Primevère, haletante, les poignets meurtris, fit une dernière tentative pour repousser le fauve.
– Ragastens ! Ragastens ! À moi ! À moi, Ragastens ! hurla Primevère.
– Me voici !
En même temps, sous une poussée formidable, les vitraux volèrent en éclats, la fenêtre s’ouvrit violemment.
– Ragastens ! vociféra César qui se jeta en arrière, tandis que Primevère tombait évanouie…
Et, tirant un large et court poignard de sa ceinture, il se mit en garde. Ragastens marcha droit sur lui.
– Tu vas mourir ! gronda-t-il.
Les deux hommes étaient maintenant à un pas l’un de l’autre, César replié sur lui-même, Ragastens penché en avant, le poignard en arrêt. Au loin, du fond des longs couloirs montait un étrange et inexplicable ronflement… plus loin encore, des clameurs sourdes s’élevaient dans la nuit… Ces bruits, ils ne les entendaient pas…
Ragastens, tout à coup, fit un pas… Le bras de César se détendit… l’acier de son poignard jeta un éclair… la lame traversa l’étoffe sans blesser le chevalier. L’instant d’après, il y eut un enlacement farouche… Puis, un piétinement rapide, des grognements brefs, puis le geste foudroyant d’un bras… un ah ! étranglé, un râlement furieux d’agonisant, un giclement de sang… et Ragastens, rouge, horrible, admirable, se releva, se rua, tout ruisselant du sang de l’autre… se pencha sur Primevère évanouie, la saisit, l’enleva dans ses deux bras, et bondit jusqu’au couloir…
Là il s’arrêta, pantelant… Le couloir était plein d’une âcre fumée noire… Au fond, du côté de l’escalier, des flammes, se tordaient en spirales écarlates…
Spadacape, descendu de la statue, s’était précipité vers le couloir indiqué par Giacomo. Au milieu du couloir, il vit soudain une porte s’ouvrir et un homme apparaître. Spadacape tenait son poignard à la main… Il allait frapper… une lueur aveuglante qui, tout à coup, éclaira le couloir, lui montra l’homme… C’était Giacomo…
– Vous ! s’écria-t-il.
Sans répondre, Giacomo lui désigna la salle d’où il sortait et où s’enflammait en pétillant l’énorme entassement de fagots… Puis il saisit Spadacape par le bras.
– Vous allez voir ! dit-il.
– Mais lui !… le chevalier !…
– Le feu va prendre sur la façade de derrière… Lui, pourra descendre… s’il se hâte… Mais elle !… Ah !… Quoi qu’elle fasse, elle est morte !… Morte toute la nichée de vipères !…
Le vieillard était secoué d’un rire insensé… Spadacape, jetait un regard angoissé tantôt sur la grande porte, tantôt sur l’escalier par où devait descendre Ragastens…
– Regardez ! fit soudain Giacomo.
Du château, partaient maintenant des cris, des appels désespérés. Des ombres passèrent, affolées. Les seize hommes de garde à la porte sortirent précipitamment des pavillons et, s’élançant vers le château, se jetèrent dans le couloir que Spadacape venait de quitter…
Giacomo s’élança vers le pavillon des gardes, abandonné pour l’instant, suivi de Spadacape. Des clefs étaient suspendues à un clou. Il les saisit… Quelques secondes plus tard, la grande porte était ouverte !…
Spadacape avait empoigné l’estramaçon de l’un des gardes qui s’étaient précipités vers le feu, laissant là leurs armes. Ainsi armé, il s’avança au milieu de la cour d’honneur, se dirigeant à nouveau vers l’escalier.
L’arrêt de Ragastens devant les flammes ne dura qu’une seconde… Il serra Primevère évanouie contre sa poitrine, ramena les plis de la robe avec un soin méticuleux, alors il marcha droit sur l’escalier. Et, dans les flammes, alors, il commença à descendre… De bond en bond, il franchit des rideaux de feu, il arriva en bas, haletant, les sourcils et les cheveux roussis, les mains brûlées, exténué.
– Tuez-le !… Assommez-le !… Poignardez-le !…
Une fenêtre donnant sur la cour d’honneur s’était ouverte, et une femme échevelée, vociférait ces clameurs. C’était Lucrèce Borgia !…
Les quelques hommes restés dans la cour entendirent… Ils virent cet homme qui fuyait, les vêtements à demi brûlés, qui fuyait emportant une femme dans ses bras… Ils s’élancèrent pour l’entourer…
– Place ! Place ! tonna Ragastens.
– Tuez-le ! hurla Lucrèce.
Trois poignards jetèrent des éclairs. Ragastens fonça en avant : l’un des poignards l’atteignit à l’épaule droite et érailla largement les chairs… Il se tourna, écumant, et l’homme poussa un cri de douleur : d’un coup de dents, Ragastens venait de trancher à demi le poignet de l’homme…
– Place ! Place !…
Au même instant, un estramaçon tourbillonna… Deux des assaillants tombèrent, le crâne fracassé.
– En avant, maître ! clama Spadacape.
Ragastens bondit vers la porte, qu’il franchit !…
Spadacape passa à son tour, assommant d’un dernier coup le dernier des poursuivants. Giacomo passa… Et il tira sur lui la porte qui se referma lourdement.
– Le signal à la Stella ! râla Ragastens.
Spadacape s’élança en avant. Et Ragastens continua de courir vers la mer. Il serrait dans ses bras la bien-aimée dont la tête pâle reposait sur l’épaule sanglante que le poignard du garde avait lacérée !…
Là-bas, dans la nuit, sur un rocher, trois feux s’allumèrent tout à coup : c’était le signal que faisait Spadacape au patron de la goélette la Stella qui, cachée dans une crique, attendait ses passagers !…
– En avant ! murmura Ragastens, à bout de forces, titubant.
– On nous poursuit ! fit une voix près de Ragastens, celle de Giacomo.
– Embarque ! Embarque ! cria une voix du canot.
Ragastens se vit sur le rivage… Comme dans un rêve, il aperçut Spadacape et Giacomo dans le canot, les marins, la rame levée… Des lueurs de torches apparurent tout à coup derrière lui…
Ragastens souleva Primevère, il enjamba le bordage du canot qui se mit à voler sur les flots, tandis que sur le rivage éclataient les impuissantes malédictions d’une trentaine d’hommes lancés à sa poursuite…
Ragastens, en atteignant le canot, poussa un soupir et tomba évanoui… Le choc réveilla Primevère… Elle jeta autour d’elle un regard d’étonnement, aperçut tout à coup la tête livide, échevelée de Ragastens… Elle ne cria pas !… Elle crut à un rêve !… Et, comme en un rêve, elle saisit cette tête dans ses deux mains, et doucement, longuement, déposa sur le front un baiser où palpita tout son amour !…