Rosa Vanozzo, la Maga, avait quitté Raphaël Sanzio et Rosita au moment où ceux-ci avaient pris la route de Florence. Rosa était revenue directement à Tivoli et elle avait repris son poste d’observation dans la grotte du gouffre de l’Anio.
Plusieurs jours se passèrent. Comment vécut pendant cette période la mère de César et de Lucrèce ? Quelles furent ses pensées et à quels préparatifs se livra-t-elle dans le mystère des nuits ?…
Il est probable qu’elle passa ce temps à se procurer des intelligences dans la villa. La Maga, en fuyant Rome, avait emporté avec elle assez de pierreries et de pièces d’or pour constituer une fortune. Elle se servit de ces richesses pour gagner un ou plusieurs domestiques et se ménagea le moyen de pénétrer dans la villa quand le moment lui semblerait venu d’agir.
Or, vers le temps, à peu près, où César Borgia se préparait à forcer le défilé d’Enfer, il arriva un soir que le pape sortit de la villa avec plusieurs personnes de sa suite, pour se promener dans les environs.
Au moment où le pape revenait vers la villa, il faisait nuit noire. L’abbé Angelo avait accompagné son maître, comme il en avait l’habitude. À un moment, il resta en arrière du groupe formé par les personnes qui escortaient le pape : l’abbé Angelo était collectionneur ; il s’était donc arrêté pour ramasser dans l’herbe quelques vers luisants qui étincelaient d’un éclat particulier. Lorsqu’il se releva, sa besogne achevée, il aperçut tout à coup une ombre derrière un rocher…
Il demeura immobile. Bientôt, ses yeux distinguèrent nettement l’ombre en question : c’était une femme.
Lorsque le vieux Borgia eut disparu, cette femme demeura quelques minutes encore immobile… Puis, très distinctement, l’abbé entendit la femme qui disait :
– Va, Rodrigue… va tranquille et calme, pendant que je souffre… l’heure approche où tu expieras tes crimes d’un seul coup.
Angelo ne bougea pas et retint son souffle jusqu’au moment où la femme s’éloigna. Alors, il la suivit. L’abbé la vit entrer dans la caverne de l’Anio. Plusieurs jours de suite, il l’épia…
Une nuit – peu de temps après cet événement sur lequel il garda le silence – l’abbé Angelo ne dormait pas.
Tout à coup il tressaillit. À l’autre bout du couloir, il venait d’apercevoir quelque chose de vague et de noir qui se traînait silencieusement le long du mur.
L’abbé Angelo demeura immobile, devant sa porte entrouverte. Dans sa chambre, il n’y avait pas de lumière. La « chose » approchait. Bientôt elle fut devant lui.
Brusquement, Angelo allongea le bras : sa main rencontra et saisit avec violence une main, il l’attira à lui et rentra dans sa chambre dont il ferma la porte.
– Silence ! Ou je crie et vous dénonce !…
Alors, il alluma un flambeau. Et la Maga apparut dans la lumière. Elle regarda sans colère celui qui venait de se dresser entre elle et le pape.
– Asseyez-vous, dit-il à voix basse, nous avons à causer… Je sais que vous venez pour tuer le Saint-Père… D’un mot je pourrais vous faire arrêter, ce serait votre mort. Ce mot, je ne le dis pas…
– Alors, dit Rosa Vanozzo avec un calme étrange, c’est que vous aussi vous voulez tuer Rodrigue Borgia !
– Non ! Je ne souhaite pas sa mort si sa mort doit m’être inutile. Mais il est certain que la mort du pape doit me servir un jour…
– Que me voulez-vous donc ?
– Que vous attendiez.
– Et si je ne veux ou si je ne puis attendre ?
– Alors, je crie, je réveille tout le monde, vous êtes prise et on vous exécute ; vous mourez avec l’horrible désespoir de n’avoir pu accomplir votre vengeance !
Rosa Vanozzo examina attentivement l’abbé.
– Vous êtes jeune, dit-elle ; vous êtes à l’âge où l’on aime, où l’on hait avec force, où le sentiment domine la raison… Quelle est donc la passion qui vous pousse ?…
– L’ambition ! répondit Angelo en saisissant le bras de la vieille femme.
– Oui, je comprends ! fit Rosa en hochant la tête. Vous avez vécu dans l’atmosphère empoisonnée des Borgia et le poison vous a pénétré jusqu’à l’âme.
– Êtes-vous résolue à attendre ?
– J’ai patienté des années, je puis patienter des jours. Mais quand le moment sera-t-il venu ?…
– Je vous préviendrai !
– Soit ! dit-elle enfin. J’attendrai. Vous savez où me trouver…
À la suite de cette rencontre, l’abbé eut avec elle plusieurs entretiens dans la caverne du gouffre. Le jour où le vieux Borgia partit précipitamment, il alla la trouver :
– Le pape n’est plus à Tivoli, dit-il.
– Je le sais, fit tranquillement Rosa Vanozzo.
– Le pape se réfugie à Caprera auprès de sa fille Lucrèce. L’armée de César vient d’essuyer une défaite… il y a des séditions à Rome et un peu partout.
– C’est le châtiment qui vient !… Le hasard m’a empêchée de le tuer l’autre nuit. Béni soit ce hasard, puisque Rodrigue peut assister à l’écroulement de sa puissance ! Mais maintenant, jeune homme, hâtez-vous…