Après le départ de Ragastens, il y avait eu dans la caverne de la Maga une longue attente pleine d’anxiété.
Ragastens ne revenait pas !
Le soir vint et tous trois attendaient, rassemblés dans un silence profond. La nuit se fit. L’inquiétude de Machiavel grandissait de minute en minute. Ragastens était-il pris ? Quel événement l’empêchait de revenir ?
Quant à Raphaël, il ne vivait plus.
– Allons ! dit-il d’un ton bref.
– Attendons encore !…
– Je ne peux plus.
Machiavel comprit que Sanzio était à bout de forces.
– Allons ! dit-il… Mais procédons avec prudence et méthode, passons par le Panier fleuri. Peut-être aurons-nous des nouvelles.
– Tout ce que tu voudras, mais allons !… N’est-ce pas Maga ?
– Oui, dit tristement la Maga.
Tous trois se mirent en route. Une demi-heure plus tard, ils arrivaient à l’auberge du Panier fleuri.
– Spadacape ! fit Machiavel en montrant un homme qui, dans la cour de l’auberge, semblait attendre.
Il le rejoignit vivement. Et bientôt Spadacape l’eut mis au courant de tout ce que lui avait dit Ragastens.
– Mais où est maintenant le chevalier ?
– Il rôde certainement dans Tivoli, et je me ferais fort de le trouver rapidement. Quoi qu’il arrive, j’ai tout préparé selon ses instructions.
– Spadacape, dit Machiavel soucieux, il faut absolument le trouver, lui dire que nous sommes ici, que nous mourons d’inquiétude…
Spadacape se mit aussitôt en campagne. On a vu quel avait été le résultat de ses recherches. Il faisait nuit noire quand Spadacape réapparut.
– Le chevalier ? interrogea fiévreusement Machiavel.
– Il vous attend sur la place de l’Église… Vite, messieurs, aidez-moi !…
Spadacape s’était précipité vers la voiture et commença à en garnir les roues avec du foin. Sanzio et Machiavel comprirent… Ils se mirent à la besogne avec une hâte fébrile.
– Ragastens a besoin de la voiture, murmura Machiavel. C’est que tout est prêt…
Un indicible espoir leur était revenu… En quelques minutes, les roues de la voiture, les sabots des chevaux se trouvèrent enveloppés… On fit monter la Maga dans la voiture.
– En route ! commanda Raphaël.
La voiture sortit de l’auberge, conduite en main par Spadacape. Machiavel et Sanzio s’étaient précipités en avant. Ils atteignirent la petite place de l’Église.
– Personne ! fit Machiavel.
– Entrons ! répondit Sanzio.
Ils dégainèrent, et ce fut le poignard à la main qu’ils poussèrent la porte de l’église où ils entrèrent de front. L’église paraissait déserte…
En quelques pas, ils gagnèrent la nef qu’éclairaient les cierges. Machiavel saisit la main de Sanzio et lui montra, dans le cercle de la lumière jaunâtre des cierges, le groupe fantastique, la vision de ce rêve que formait Ragastens se colletant avec le cercueil… Raphaël bondit en avant et, au moment où Ragastens, sa terrible besogne achevée, se penchait pour saisir Rosita, lui mit la main sur l’épaule…
Ragastens releva la tête avec un rugissement de lion à qui on veut arracher sa proie et, laissant tomber la jeune fille, saisit son poignard… Mais il reconnut Raphaël et un sourire d’orgueil et de joie illumina sa mâle figure.
– Pardieu, cher ami ! fit-il, vous arrivez à temps !… Prenez-la !… Au fait, c’est vous qui êtes l’époux !…
Raphaël avait eu d’abord un regard d’extase pour Rosita. Aux derniers mots de Ragastens, il se recula d’un pas et se découvrit, puis, trop ému pour pouvoir parler, il lui désigna la jeune fille.
Ragastens comprit la pensée généreuse de l’artiste. Sanzio lui laissait l’honneur d’emporter sa femme et d’achever ce qu’il avait commencé seul !…
Alors, Ragastens se baissa, saisit la jeune fille, la souleva dans ses deux bras et l’emporta jusqu’à la voiture où il la déposa sur les genoux de la Maga…
Raphaël voulait parler, dire sa joie, sa reconnaissance… Il y eut entre les deux hommes une de ces étreintes qui cimentent à jamais les fortes amitiés. Puis, Ragastens donna ses ordres :
– Spadacape, mon cheval et le tien !
Spadacape s’élança.
– Machiavel, sur le siège, continua le chevalier. Vous savez conduire, je suppose ?
– Oui, général ! fit Machiavel en souriant.
Quant à Raphaël, il était déjà dans la voiture, penché sur le visage de Rosita, attendant l’effet de la potion que la Maga venait de faire absorber à la jeune fille…
Spadacape reparut, Ragastens se mit légèrement en selle. La voiture s’ébranla, traversa Tivoli au pas, puis se lança au galop.
Il y eut une heure de course folle dans la nuit, en pleine montagne. On évita de rejoindre directement la route de Florence. Ragastens et Spadacape galopaient aux deux côtés de la voiture.
Au bout d’une heure, Raphaël cria d’arrêter. Machiavel obéit et sauta à bas de son siège. Alors, Sanzio descendit de la voiture. Ragastens mit pied à terre.
Raphaël tendit ses deux bras vers la voiture… Rosita apparut, toute blanche encore, adorable de son effarement et de sa grâce, les yeux troublés comme si elle eût encore douté si ce qu’elle voyait était un songe…
– Rosita, lui dit Raphaël avec une intense émotion, voici M. le chevalier de Ragastens et voici Machiavel, ces deux chers amis dont je te parlais tout à l’heure… dont je t’ai dit le dévouement…
– Soyez bénis, vous qui me rendez à mon Raphaël, dit-elle avec un sourire d’une infinie douceur, en tendant ses deux mains. Par vous, je suis heureuse… jamais je n’oublierai mes deux frères…
– En ce cas, dit Ragastens gravement, je demande l’accolade à laquelle ce titre précieux me donne droit !…
Rosita tendit ses joues. Le chevalier l’embrassa, faisant de vains efforts pour cacher son émotion.
– Soyez heureuse, petite sœur ! dit-il doucement.
Puis ce fut le tour de Machiavel. Et il y eut parmi ces personnages rassemblés sous le beau ciel étoilé, dans la nuit qu’embaumaient les lavandes de la montagne, une minute de bonheur complet comme il y en a si peu, hélas, dans la vie des hommes !
Lorsque Rosita et Raphaël remontèrent dans la voiture, ils poussèrent un cri : la Maga avait disparu !
– Hélas ! murmura Sanzio, sa résolution a été inébranlable. Les larmes de Rosita elles-mêmes n’ont pu la retenir… Déjà, à Rome, nous avions vainement essayé de l’entraîner avec nous… Pauvre mère Rosa !…
Rosita pleurait silencieusement.
– Allons ! fit Machiavel, il faut partir !…
– Partons ! répondit Sanzio avec un soupir.
La voiture s’ébranla de nouveau. Alors, la Maga sortit du fourré où elle s’était glissée. Ses yeux demeurèrent fixés sur la voiture qui s’éloignait. Et de ces yeux coulaient deux grosses larmes…
Enfin, elle se retourna et se mit à marcher d’un bon pas dans la direction de Tivoli… Et, cette fois, ce n’était plus une émotion attendrie qui brillait dans son regard flamboyant d’une farouche et indomptable volonté…
Au point du jour, la voiture ayant fait un immense détour, rejoignit la route de Florence. Ragastens fit alors signe à Machiavel d’arrêter.
– Mes amis, dit-il, nous allons nous séparer. La route est libre… Vous, piquez droit sur Florence ; moi, j’ai encore quelque chose à faire dans ce pays…
– Nous séparer ? s’écrièrent Machiavel et Sanzio.
Et ils entreprirent de dissuader le chevalier. Mais leurs prières, leurs raisonnements, les instances de Rosita, tout vint se briser contre la résolution de Ragastens.
Force fut à Sanzio et à Machiavel de se résigner. Ce fut avec une violente émotion qu’ils se firent leurs adieux. Il y eut force promesses cent fois répétées. Et les fugitifs ne se décidèrent tout à fait que lorsque Ragastens eut juré de pousser jusqu’à Florence avant peu.
La voiture, conduite par Machiavel, se remit en route. Rosita et Raphaël, penchés à la portière, échangèrent encore des signaux d’affection avec le chevalier, demeuré au milieu du chemin… Puis, soudain, il y eut un coude de la route. Ragastens, subitement, se vit seul.
Alors, il se tourna vers Spadacape.
– Spadacape, lui dit-il, je ne veux pas te prendre en traître. Je te préviens que la campagne que je vais commencer sera fertile en mauvais coups à recevoir…
– Avec vous, monsieur le chevalier, je ne crains rien… Mais, monsieur, vous allez donc vous battre ?…
– Oui, Spadacape. Ça te va ?
– Ça me va, monsieur. Seulement, voulez-vous me permettre une question ?…
– Je te permets la question…
– Jusqu’ici, vous n’avez fait que vous batailler contre une foule de gens, contre des sbires, contre des seigneurs puissants comme César, contre des papes même !… Contre qui, cette fois, allez-vous donc vous battre ?
– Contre une armée ! répondit simplement Ragastens.