XII BOURG-LA-REINE

En quittant Ferrière, Beaurevers avait franchi les ponts et, par la rue Saint-André-des-Arts, il était arrivé à la porte Buci qu’il avait franchie. Il continua son chemin, droit devant lui. À l’angle de la rue des Mauvais-Garçons, il aperçut Strapafar qui flânait le nez au vent. Il l’attendit.

Strapafar l’avait vu de son côté. Il alla à lui. Et tout de suite il annonça :

« Il s’est rendu à l’abbaye. Il est rentré chez lui. Il est revenu à l’abbaye.

– Il y est en ce moment ? demanda Beaurevers.

– Oui. Il vient d’y arriver seulement. Trinquemaille et Bouracan sont postés devant la porte.

– Et Corpodibale ?

– Il garde les chevaux ici près.

– C’est bien. Allons. »

Et, suivi de Strapafar, il se dirigea vers la rue de l’Échaudé où se trouvait alors la principale entrée de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, presque en face le pilori.

Trinquemaille et Bouracan avaient trouvé là l’inévitable guinguette à bosquets dont le propriétaire usait de cette prairie comme d’un bien lui appartenant. Ils s’étaient fait apporter à boire sur ce terrain où ils avaient entamé d’interminables parties de boules. Ce qui leur permettait de surveiller l’entrée de l’abbaye sans en avoir l’air.

Beaurevers et Strapafar se joignirent à eux.

Les parties se prolongèrent jusque vers quatre heures de l’après-midi.

À ce moment, le vidame sortit de l’abbaye. Il passa sans faire attention à ces joueurs.

Beaurevers suivit des yeux la direction prise par le vidame. Il put s’assurer qu’il rentrait en ville. Il continua tranquillement sa partie. Seulement Strapafar s’était mis sur les trousses du vidame.

Donc les parties reprirent de plus belle entre Beaurevers, Trinquemaille et Bouracan. Elles durèrent moins longtemps cette fois. Vers cinq heures, un moine monté sur une mule, franchit le pont-levis. Car l’abbaye avait ses ponts-levis tout comme le Louvre ou la Bastille.

Du coup, les parties s’interrompirent net. Beaurevers se mit à suivre le moine qui ne semblait pas pressé et laissait aller sa mule au pas. Trinquemaille demeura sur les lieux. Bouracan partit en courant vers la rue de Buci. Disons sans plus tarder qu’il y trouva, dans une auberge, Corpodibale, lequel sauta à cheval, et, sur les indications de Bouracan, eut tôt fait de rattraper Beaurevers qu’il se mit à suivre de loin, tenant un autre cheval en main.

Le moine fit un long détour qui l’amena sur le chemin de Montrouge.

Il paraît que c’était ce qu’attendait Beaurevers, car il le laissa aller et attendit Corpodibale, qui bientôt fut sur lui et lui présenta le cheval qu’il tenait par la bride. Beaurevers sauta en selle et ordonna :

« Je ne m’étais pas trompé : le moine va prendre la route de Chartres. Retourne d’où tu viens. Si, comme je le suppose, Trinquemaille te dit qu’il n’a rien vu qui vaille la peine d’être signalé, tu le relèveras de sa faction devenue inutile et vous rentrerez dans Paris. Seulement n’oubliez pas qu’il faut continuer à surveiller de près les faits et gestes de M. le vidame. J’ai besoin d’être renseigné là-dessus.

– Compris, monsieur le chevalier, promit Corpodibale, ce sera fait dans toutes les règles. Mais… s’il y a du neuf du côté de Trinquemaille ?

– En ce cas, Trinquemaille aura fait ce que je lui ai ordonné de faire. Tu piqueras droit vers la route de Chartres… Du train dont va ce moine, tu n’auras pas de peine à me rattraper… Et tu me diras de quoi il retourne. Mais je doute que tu aies à courir après moi. Allons, file ! »

Corpodibale piqua des deux et refit au galop la route qu’il venait de parcourir au pas.

Quant à Beaurevers, il piqua des deux lui aussi et il se lança dans un chemin de traverse. Ce chemin de traverse l’amena sur la route qu’il présumait que le moine allait suivre. D’après son calcul, ce petit temps de galop et ce détour devaient le placer à quelques centaines de toises en avant du moine.

Il alla jusqu’au haut d’une côte. Là, il mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre. Et il attendit patiemment, scrutant la route par où devait venir le moine.

Il ne s’était pas trompé. Il ne tarda pas à le voir paraître au loin, juché sur sa mule qu’il laissait toujours aller au pas.

Lorsque le moine arriva à son tour au haut de la côte, il aperçut Beaurevers qui descendait au petit pas, à une centaine de toises devant lui. Le moine, qui déjà s’ennuyait à mourir, l’aborda résolument et la bouche fendue par un immense sourire prononça onctueusement :

« Dieu vous garde en joie et santé, mon gentilhomme. Et vous allez loin de ce train ?

– À Poitiers, répondit négligemment Beaurevers.

– C’est un assez long voyage… Moins long que le mien, cependant. Je souhaite de tout mon cœur que le Ciel vous envoie un compagnon digne de votre société… Sans quoi, mon gentilhomme, vous serez mort d’ennui avant d’arriver.

– Mais, mon révérend, il me semble que, ce compagnon, le Ciel vient de l’envoyer en votre personne. Je serais, quant à moi, enchanté de voyager en une aussi sainte compagnie. »

Et se reprenant, avec bonhomie :

« Mais peut-être ne suivons-nous pas le même chemin ?

– Si fait, fit vivement le moine, je passe par Poitiers précisément. Je viens de vous le dire, je vais plus loin que vous… Je vais… en Espagne. »

« Bon, se dit Beaurevers, j’étais à peu près sûr de mon affaire. Je le suis tout à fait maintenant : tu vas en Espagne en passant par le Béarn et la Navarre. Une autre preuve en est qu’aucun de mes compagnons ne m’a rejoint jusqu’ici… Et pourtant ils auraient eu le temps de le faire, s’il y avait eu quelque chose. »

Et tout haut, d’un air réjoui :

« Alors, voilà qui est entendu : nous faisons route ensemble jusqu’à Poitiers. Le voyage sera des plus agréables.

– Si, comme je le suppose, à en juger par votre mine, votre intention est de vous loger dans les meilleures auberges…

– Cela oui, j’y tiens essentiellement. J’aime mes aises, j’ai besoin de soins, car je suis blessé, et je ne regarde pas à la dépense, ayant la bourse bien garnie.

– En ce cas, fit piteusement le moine, il ne me sera pas possible de vous suivre. Si votre bourse est bien garnie, je ne puis, hélas ! en dire autant de la mienne.

– N’est-ce que cela ? Je suis riche, Dieu merci ! Si vous voulez bien me le permettre, mon digne révérend, je prends à ma charge vos frais de route tant que vous me ferez l’honneur de m’admettre en votre compagnie.

– C’est Dieu qui vous a placé sur ma route pour me venir en aide. Que Dieu vous le rende, mon brave et généreux gentilhomme.

– Amen ! » fit gravement Beaurevers qui se signa dévotement.

Ils arrivèrent à Bourg-la-Reine vers les huit heures du soir. Le temps avait passé en somme sans trop de lenteur.

Fidèle à son rôle, Beaurevers se fit indiquer la meilleure auberge du pays. Il se fit donner les deux plus belles chambres. Et, dernière et suprême délicatesse, il laissa au moine le soin de rédiger le menu du souper qui devait être servi dans la chambre du moine et de choisir les vins à son gré.

Le moine s’acquitta de ce soin avec une minutie qui indiquait l’importance considérable qu’il attachait à cette affaire. Et on peut croire qu’il ne montra pas la moindre discrétion et ne songea pas un seul instant à ménager la bourse de celui qui allait régler la note.

Enfin, le couvert se trouva mis.

À la dixième bouteille, le moine avait roulé sous la table.

Beaurevers l’y laissa ronfler tranquillement un bon moment. Il n’était pas fâché de souffler un peu après un assaut aussi rude.

Enfin, il se mit à fouiller les poches du moine. Mais il eut beau les tourner et les retourner, à part une bourse assez maigre, il ne trouva pas ce qu’il cherchait.

« Diable ! fit-il réellement inquiet cette fois, je n’avais pas prévu un message verbal… Voyons, cherchons encore. »

Il chercha si bien qu’il finit par déshabiller le moine qui poussait parfois de sourds grognements de protestation. Il fut récompensé de sa patience, car sous la chemine, il découvrit une ceinture sanglée sur la peau même. Dans cette ceinture, il trouva trois ou quatre pièces d’or et une lettre cachetée aux armes de Bourbon.

Il bondit sur la lettre et gagna sa chambre, ferma la porte de communication et alluma sa lampe.

Il fit chauffer la lame de son poignard à la flamme de la lampe et avec cette lame brûlante il décolla assez adroitement et sans trop de peine le large cachet de cire rouge.

La lettre ouverte, il la lut attentivement d’un bout à l’autre. Elle était assez brève d’ailleurs. Elle était signée Charles de Bourbon, cardinal-abbé de Saint-Germain et adressée à Antoine de Bourbon, duc de Vendôme et roi de Navarre.

« Amorce savante, murmura Beaurevers rêveur qui résumait ainsi sa lecture. Suivant la réponse, on précisera les offres. On espère cependant que cette réponse sera favorable puisque, d’ores et déjà, le cardinal conseille à son frère de se rapprocher et de venir incognito à Blois ou à Orléans. »

Il réfléchit une minute. Il prit la plume posée devant lui, la trempa dans l’encre et à larges traits biffa toutes les lignes les unes après les autres. Quand ce travail, qui fut vite expédié, fut terminé, il n’y avait plus un mot de lisible sur la lettre, à part la signature. Et il calcula d’un air satisfait :

« Du train dont il marche, il faudra huit bons jours à ce moine pour joindre le roi de Navarre. Sa Majesté ne comprendra rien à ce barbouillage. Et pour cause. D’après ce que l’on m’a dit de son caractère, Antoine de Bourbon est homme à se fâcher à mort d’une mystification qui pourrait bien passer à ses yeux pour une insulte… Si cela est, tant mieux. Le voilà fâché pour longtemps avec son frère le cardinal. Et le fameux projet d’alliance imaginé par le vidame tombe à l’eau. S’il ne se fâche pas, il demandera des explications. En ce cas il faut compter huit autres jours pour que son messager vienne à Paris trouver le cardinal, et ce messager sera probablement ce même moine… C’est donc quinze bons jours de tranquillité que je m’assure. D’ici là j’aurai trouvé, j’espère, le moyen de faire avorter leurs combinaisons… D’autant que je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas recours à Mme Catherine… Au fait, c’est peut-être là la bonne idée… Il faudra voir cela de plus près… »

Il recacheta la lettre de son mieux et revint à son moine. Il remit la lettre dans la ceinture, remit le froc en place, fit disparaître toute trace des fouilles qu’il venait d’effectuer.

Après quoi, il s’étendit par terre à quelques pas du moine toujours endormi et ne tarda pas à faire comme lui.

Le lendemain matin, Beaurevers déclara qu’il était brisé, moulu, rompu. Sa soi-disant blessure était sûrement rouverte. Il était malade, incapable de fournir le moindre effort. Et pour mieux marquer son immuable décision, il se déshabilla et se glissa entre les draps de son lit.

Le moine dut se résigner à partir seul et, en poussant d’énormes soupirs, il prit congé de Beaurevers qui riait sous cape de sa mine désolée.

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