XXI DANS LE PALAIS DU ROI

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon occupaient une chambre commune située assez près de l’appartement royal pour que Charles VI pût, autant qu’il le voulait, communiquer avec ses ermites favoris. Car les trois drôles étaient grands favoris. Le fou ne pouvait plus se passer d’eux. D’ailleurs, il n’était plus question d’exorcisme. Ce prétexte même avait été abandonné. Le roi voulait qu’on le fît rire, et Brancaillon seul y réussissait.

Cependant les trois sacripants conservaient leurs robes de religieux et ne se faisaient pas faute de distribuer des bénédictions, qui en valaient bien d’autres, après tout.

Le jour où Tanneguy du Chatel s’arrêta au pied de l’échafaud dressé pour le chevalier de Passavant, le jour même où Saïtano entra dans le logis d’Ermine Valencienne, Bruscaille, Bragaille et Brancaillon étaient réunis dans leur chambre.

La table était dressée.

Comme à l’ordinaire, cette table, selon les ordres du roi, était magnifiquement servie. Un splendide repas attendait donc les trois drôles qui, à ce régime, étaient devenus gras et luisants comme de vrais moines. Et cependant, ce jour-là, aucun d’eux ne prenait place à la table.

Chose fabuleuse : Brancaillon n’avait pas faim.

Il est vrai qu’en revanche, il avait toujours soif, et plus soif même que d’habitude. De temps à autre, il saisissait au hasard le premier flacon ou le premier cruchon qui lui tombait sous la main.

Bragaille, de son côté, n’était pas sans témoigner quelque émotion qui se traduisait par des prières entremêlées de jurons.

Bruscaille seul conservait tout son sang-froid.

C’est que Bruscaille avait peut-être le cœur plus dur que les autres, ou bien il se rendait compte plus exactement de la situation. Il l’expliquait avec clarté à ses deux acolytes.

– Il n’y a pas à reculer, disait-il. Le jour est venu. L’heure va sonner. L’envoyé de notre maître et seigneur le duc m’a dit : au coup de midi. À midi donc, le roi sera exorcisé ; le geste, le dernier geste sera accompli, et le fou passera de ce monde dans un autre.

– Meurtrir un si bon roi ! gronda Bragaille.

– Et qui nous fait boire de si bon vin ! ajouta Brancaillon.

– Hé ! fit Bruscaille. Je sais bien que c’est dur… Mais, de par tous les diables, ce ne sera pas la première fois que nos dagues auront rendu service à Jean de Bourgogne !

Brancaillon lampa une forte rasade, et d’une voix sombre :

– Oui. Nous avons tué, c’est vrai, mais dague contre dague, en risquant notre peau. Et puis, les gens contre lesquels nous avons bataillé, nous ne les connaissions pas. Nous savions seulement que c’étaient des ennemis du maître qui nous habille, nous loge, nous nourrit, nous fournit les écus dont nous avons besoin. Mort-dieu, quand à nous trois nous attaquions un seigneur escorté de ses valets d’armes, quand je voyais luire les épées, quand je voyais qu’il y allait de ma vie, je n’avais pas honte, non, de me ruer, le fer au poing, sur celui qu’il fallait abattre. Je porte plus d’une blessure. C’est la guerre. Mais ce pauvre roi qui a mis en nous sa confiance, que nous allons égorger comme un mouton… cela me crève le cœur. Il sera assis dans son grand fauteuil. Il me dira : « Venez ça, révérend Brancaillon, faites-moi rire ! » Et moi je lui plongerai ceci dans la poitrine ? Non ! Qu’un autre le fasse. Moi, je ne peux pas !

Et Brancaillon, saisissant sa dague, jeta un regard sanglant sur ses deux compagnons. D’un étrange accent, il ajouta :

– Et même, je ne dis pas… que je vous laisserais faire !

Bruscaille et Bragaille se regardèrent ; leurs physionomies se firent terribles. Bragaille, d’une voix douce et féroce, prononça :

– Ah ! voici qui arrangerait bien des choses. Si Brancaillon se met devant le roi, nous serons forcés de le tuer, lui aussi, et ce sera justement la bataille dont il parlait…

– Eh bien, bataille, donc ! dit Brancaillon d’une voix basse et terrible. Je ne veux pas, moi, qu’on touche au roi ! Malheur à celui…

– Malheur ? dit Bragaille.

En un instant, ils eurent jeté bas le froc et se trouvèrent l’un devant l’autre, la dague levée. La collision était imminente. Bruscaille se jeta d’un bond entre eux, les repoussa rudement, et gronda :

– Bas les fers ! Écoutez-moi. Nous ne pouvons rien contre ce qui est, entendez-vous ? Le roi est condamné, il va mourir. Je frapperai, moi. Laissez faire. Brancaillon, tu fermeras les yeux, voilà tout. Ou bien, alors, c’est que, pour sauver ce fou, pour prolonger sa vie de quelques minutes seulement, tu nous condamneras à mort, tous les trois. Suppose que nous refusions d’exécuter l’ordre… nous serons aussitôt remplacés, le roi périra, et nous, imbéciles, nous serons roués vifs. Inutile de résister !

Frappé par ce raisonnement, Brancaillon rengaina sa dague.

– Eh bien, dit-il, en ce cas, nous devons fuir. Nous sommes assez riches pour nous passer désormais de Jean sans Peur. Partons. Si le roi meurt, au moins ne l’aurai-je pas sur la conscience.

– Fuir ! s’écria Bruscaille en haussant les épaules. J’y ai pensé avant toi. Car moi-même, ce n’est pas sans remords que je donnerai le coup mortel à… celui qui est condamné. Mais la fuite même nous est défendue. Savez-vous qui commande dans le palais du roi depuis une heure ? C’est Ocquetonville. Les gardes de Charles sont remplacés par des gens de Bourgogne. En réalité, le roi de France est prisonnier. Rien ne peut le sauver, – ni nous sauver.

Bragaille frémit. Brancaillon lui-même baissa la tête et murmura :

– Pauvre roi !…

Le petit œil gris de Bruscaille étincela : ces mots de Brancaillon, c’était la liberté d’agir.

– Bon ! dit-il. Nous n’avons plus qu’à attendre le coup de midi… Courage, compagnons ! Ce sera notre dernier fait d’armes. Demain, riches de ce qu’on nous a donné ici, riches de ce que nous donnera le duc… quoi ? qu’y a-t-il encore ?

Brancaillon levait la main. Et, le visage décomposé, il murmurait :

– Il y a qu’il me vient une idée… Moi qui ne comprends rien à ce qui se passe ici, je viens du moins de comprendre que nous sommes perdus, même si nous frappons le roi… surtout si nous le frappons !

Bragaille et Bruscaille ne dirent rien, mais leurs yeux parlaient pour eux. Brancaillon continua :

– Que la malédiction soit sur Jean de Bourgogne ! Ce qu’il a inventé est horrible. Puisque ses gens occupent le palais, puisque c’est Ocquetonville qui commande ici, pourquoi le roi Charles n’est-il pas tout simplement saisi et enfermé, ou même mis à mort par les Bourguignons ? Voyons, répondez ?

C’était si simple, si clair, d’une si implacable logique que Bruscaille et Bragaille ne trouvèrent aucune réponse à cette question précise, et se regardèrent avec terreur.

– Vous ne répondez pas ? fit Brancaillon. Je vais vous le dire, moi ! C’est qu’il ne faut pas que Jean de Bourgogne soit l’assassin du roi de France ! Me comprenez-vous ?… C’est qu’il veut être roi, lui ! C’est qu’il ne veut pas soulever le peuple par l’horreur de ce meurtre ! C’est qu’il veut pouvoir montrer à Paris les assassins de Charles !… Le roi mort, Jean sans Peur mettra la couronne sur sa tête et son premier acte sera de venger le défunt en envoyant au bûcher les régicides qui s’appellent Bruscaille, Bragaille et Brancaillon !…

Bragaille et Bruscaille demeurèrent stupéfaits, assommés par ce raisonnement terrible dans sa simplicité. Puis Bragaille murmura : Nous sommes perdus !… Et Bruscaille, se frappant le front :

– Comment n’ai-je pas songé à cela ?… Brancaillon, tu nous sauves !

– Et comment ? fit modestement le pauvre Brancaillon. Je ne comprends pas…

– Il ne comprend pas ! s’écria Bruscaille en levant les bras.

Et, s’emparant avec une tranquille mauvaise foi, du magnifique raisonnement de Brancaillon :

– Tu ne comprends pas, bélître, que si nous ne fuyons pas avant que le roi ne soit mis à mort, c’est nous qui serons jugés et exécutés ? Bouillis ! Étripés ! Roués ! Pendus ! Brûlés ! Tu ne comprends donc jamais rien ! Eh bien, reste, si tu veux. Moi je vais tâcher de fuir…

– Mais tu disais…

– Je disais que nous devons gagner au large ! Et vite ! Midi va sonner !…

En un clin d’œil, les frocs furent roulés et jetés dans un coin. Les trois estafiers apparurent vêtus de la casaque de cuir. Ils ceignirent de fortes et larges rapières pendues au mur. Rapidement, ils se partagèrent leur richesse en parts égales. Puis, Bruscaille, d’un ton bref :

– En route ! Dans quelques minutes, il va pleuvoir des horions !

À ce moment, la porte s’ouvrit, et Ocquetonville parut. Les trois demeurèrent pétrifiés.

– Pas prêts ? dit Ocquetonville en fronçant les sourcils.

– Prêts à tout ! gronda Bruscaille qui, le premier retrouva son sang-froid. Vous voyez, messire, nous attendons le coup de midi, et alors…

– Bien. Au fait, vous n’avez plus besoin des frocs, mes dignes ermites.

– Au contraire, ils nous gêneraient, dit Bragaille.

– Bon, reprit Ocquetonville. Écoutez bien, maintenant. Monseigneur veut qu’après ce que vous savez, on ne vous trouve pas dans Paris.

– Ah ! Ah ! fit Bruscaille en jetant un regard à ses deux compagnons.

– Et d’abord, continua Ocquetonville, voici pour assurer votre fuite.

En même temps, il déposa sur la table un sac qu’il éventra d’un coup de dague. Les pièces d’or et d’argent se répandirent sur la table.

– Partagez-vous cela, drôles ! dit Ocquetonville non sans quelque regret.

Le partage se fit à l’instant même sous la surveillance d’Ocquetonville. Les yeux de Bruscaille pétillaient. Bragaille murmurait : « Que disais-tu donc qu’il allait pleuvoir des horions ? C’est une pluie d’écus… » Quant à Brancaillon, il était sombre.

– Maintenant, voici la fin, reprit Ocquetonville. Vous descendrez par le petit escalier. Vous filerez à toutes jambes jusqu’à la poterne qui donne sur la Seine. Là vous trouverez un homme qui tiendra trois chevaux en main. Vous sauterez dessus. Vous sortirez par la porte Saint-Antoine, et vous irez vous faire pendre où vous voudrez.

– Amen, dit Bragaille.

– Monseigneur, dit à son tour Bruscaille, les ordres seront exécutés. Une demi-heure après l’action, nous serons hors Paris, et ce soir, nous aurons mis entre l’Hôtel Saint-Pol et nous assez de bonnes lieues pour que nul ne nous retrouve. Maintenant, nous avons à faire nos derniers préparatifs. Ainsi donc, si vous voulez nous laisser seuls…

– Je vous laisse, dit Ocquetonville. Mais malgré toute la confiance qu’il a en vous, monseigneur a pensé que peut-être vous auriez besoin d’un coup de main. Aussi, regardez…

Ocquetonville alla ouvrir une porte. Et dans la salle voisine, qui était la seule par où ils pussent sortir de leur chambre, ils virent une douzaine d’hommes d’armes, dont chacun tenait, suspendue à son poignet par une lanière de cuir, une masse de combat, boule de fer agrémentée de huit pointes.

Bruscaille jeta un coup d’œil à Ocquetonville, et, dans son regard, il crut lire une sauvage ironie… une irrévocable condamnation. Sans doute Bragaille et Brancaillon avaient compris aussi, car ils étaient livides.

– Nous sommes gardés à vue ! songea Bruscaille, les sourcils contractés par l’épouvante. Nous allons tuer le roi… et puis, on nous arrête !

Ocquetonville avait disparu. Un silence de mort pesait sur cette partie du palais. Les gens d’armes, immobiles, raidis par l’attente, écoutaient, la masse au poing. Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, les cheveux hérissés, la suée de la terreur au front, restaient figés en des attitudes de condamnés attendant le coup mortel…

Soudain, dans ce silence effrayant, là-haut, les rouages du jacquemart se mirent à grincer… Brancaillon poussa un soupir terrible. Bragaille se signa… On put entendre le léger bruit que faisait le marteau en se levant, – et brusquement, ce marteau tomba sur la cloche qui rendit un son large : le premier coup de midi !…

Et à ce moment, on entendit une voix qui criait. La voix du roi ! La voix du fou ! Et cette voix appelait avec un étrange accent de gaieté sinistre :

– Holà ! Où sont mes trois révérends ? Je veux mes ermites ! Par Notre-Dame, je veux rire, moi !…

Le chef des gens d’armes s’avança sur Bruscaille, tandis que là-haut, le jacquemart, lentement, comptait les douze coups de midi, et qu’en bas, la voix du fou appelait ses assassins !…

– Vous entendez ? fit l’homme d’armes.

– Oui ! dit Bruscaille en claquant des dents. C’est midi !…

– Le roi vous appelle !… Allez !… Allez faire rire le roi !… Allez l’exorciser !…

Bruscaille eut un terrible éclat de rire, et d’un geste sauvage, tira sa dague. Il jeta un regard sur Bragaille et Brancaillon, et, d’une voix rauque, il dit : Allons !…

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, la dague au poing, marchèrent sur l’appartement de Charles VI…

À ce moment même, un long cri d’agonie, une déchirante clameur, retentit au loin, dans le palais, venu des appartements d’Odette de Champdivers.

Charles VI l’entendit, cette clameur ! Il se leva tout droit, les yeux exorbités, et à demi-penché, écoutant de tout son être, bégaya :

– On tue quelqu’un !… Qui vient-on tuer dans mon palais ?

Il fit quelques pas vers la porte… Cette porte s’ouvrit brusquement : les trois ermites apparurent.

Share on Twitter Share on Facebook