Nous devons maintenant revenir au moment où Tanneguy du Chatel arrivait en vue du logis de Saïtano. Le brave capitaine n’était pas sans éprouver quelque émotion à l’idée de pénétrer dans l’antre du sorcier, lieu maudit, à coup sûr, où l’on risquait de se trouver nez à nez avec quelque démon de la pire catégorie. L’homme qui s’était offert à le conduire n’avait pas sans doute de ces craintes, car il frappait déjà à la porte. Bientôt le judas s’entr’ouvrit. L’homme dit son nom à voix basse. Il y eut quelques pourparlers, puis la porte s’ouvrit, et Tanneguy entra à la suite de son compagnon. Saïtano jeta un regard sur le capitaine.
– Messire, dit le guide, je vous amène un seigneur qui a quelque chose d’important à vous demander. Je lui ai promis votre aide.
– Inutile ! dit le sorcier d’une voix basse. J’ai résolu de ne plus m’occuper de rien, ni de personne. Si vous voulez un philtre, ou des herbes, si vous cherchez l’amour ou la mort, si vous voulez guérir, si vous voulez donner la mauvaise fièvre à un ennemi, si vous cherchez un charme, enfin si vous avez besoin de n’importe quel sortilège, passez votre chemin. Ici, ce n’est plus la maison du sorcier.
– Oh ! Oh ! dit l’homme tout désappointé. Et que vais-je devenir, moi ?… Et que vous est-il arrivé, messire ? Vous êtes, sur ma parole, pâle comme un revenant de l’autre monde. Je ne reconnais ni vos yeux, ni votre voix. Est-ce que Satan vous abandonne ?
Saïtano jeta sur cet homme un étrange regard. Et il sourit.
– Tu l’as dit ! Satan n’est plus avec moi. Je pars, donc. D’ici huit jours, j’aurai quitté Paris. Ainsi, capitaine, reprit-il en s’adressant à Tanneguy, ne comptez pas sur ma pauvre science… Ma science est morte, et c’est miracle que moi-même je sois encore vivant.
– Sorcier, dit Tanneguy, je ne viens pas pour moi… je viens pour celui à qui vous avez remis la dot de Roselys.
L’attitude de Saïtano se modifia au même instant. Il s’avança rapidement sur Tanneguy.
– Passavant ? demanda-t-il avec un intérêt soudain surexcité.
– Lui-même. Il a confiance en vous. Il me l’a dit.
– Oui. Et que veut-il ? Parlez vite !
– C’est moi qui veux, et non lui. Passavant a été saisi dans mon logis même, en état de rébellion. De plus il est accusé du meurtre du duc d’Orléans. Son affaire est donc claire, si je ne trouve le moyen de le tirer des griffes de Jean sans Peur. Et Bourgogne, vous le savez peut-être, est un chien qui ne lâche pas facilement l’os qu’il ronge. Il faudra user de force et de ruse à la fois. Pour commencer, apprenez que mon jeune ami a été conduit à l’Hôtel Saint-Pol…
Saïtano écoutait avec une profonde attention. Tanneguy remarqua que les mains du sorcier tremblaient légèrement. De toute évidence, la nouvelle était importante pour lui.
– Cet homme, ajouta le capitaine, m’a assuré que seul vous pourriez me faire entrer dans l’Hôtel Saint-Pol. Est-ce vrai ? Parlez vite à votre tour.
– Il a dit vrai, fit Saïtano qui puisa dans son escarcelle et tendit au guide quelques pièces d’or. Tu as bien fait de m’amener le digne capitaine. Tiens, mon ami, voici ta récompense.
– Eh ! cria Tanneguy, j’ai déjà payé le drôle !
– C’est égal, dit l’homme en prenant, c’est égal… merci, maître.
– Qu’importe un peu d’or ? dit Saïtano. Tu as bien fait, mon ami. Maintenant, va-t’en ; laisse-moi avec ce seigneur.
L’homme salua en ricanant et se faufila dans la rue. Saïtano referma la porte et revint vers le capitaine.
– Ainsi, dit-il, le chevalier de Passavant est arrêté.
– Oui. Et on l’a conduit dans l’Hôtel Saint-Pol. Pouvez-vous réellement me faire entrer dans la forteresse ?
Saïtano, sans répondre, se mit à se promener lentement. Le capitaine le considérait, étonné, et commençait à maugréer quelques jurons contre l’insolence des sorciers…
– Voici exactement la situation, dit tout à coup Saïtano. Le chevalier de Passavant est à l’Hôtel Saint-Pol en danger de mort. Vous voulez le sauver, pour l’amitié que vous lui portez. Et moi, je veux le sauver pour la haine que je porte au duc de Bourgogne.
– Eh bien, dit Tanneguy, unissons cette haine et cette amitié. À nous deux, nous pourrons délivrer mon jeune ami – moi, avec la force de mon bras, vous, avec la force des démons.
Saïtano secoua la tête.
– Je puis, dit-il, vous introduire dans l’Hôtel Saint-Pol, mais qu’y ferez-vous ?
– Ce que je ferai, mort-dieu ! Je délivrerai Passavant…
– Je sais bien… Mais comment ?
– Comment !… fit Tanneguy interloqué. Mort du diable, je mettrai le feu, je tuerai, je…
– Oui… Mettrez-vous le feu aux quinze ou vingt bâtiments divers dont se compose l’Hôtel Saint-Pol ? Parviendrez-vous seulement à savoir où est enfermé votre ami ? Chacun des sept palais de l’enceinte a ses cachots, sans compter ceux de la tour Huidelonne. Et quand vous le saurez, tenterez-vous de corrompre des geôliers incorruptibles parce que leur peur de la potence et de l’enfer est plus forte que leur avarice ? Essayerez-vous de tuer à vous seul les gardes qu’on a placés autour du prisonnier, et cela sans donner l’alarme ?
Tanneguy du Chatel écoutait avec effarement. Il s’essuya le front et gronda :
– Par l’enfer, tout ceci n’est que trop vrai. Eh bien, je me ferai tuer en essayant de délivrer mon jeune ami, voilà tout. Au moins, il saura…
– Il ne saura rien, dit Saïtano. Il ne profitera pas de votre généreuse ardeur. Et vous, mon digne capitaine, vous aurez succombé dans une bagarre sans gloire, et votre mort sera inutile.
– Que faire, alors, que faire ? hurla Tanneguy.
– Vous tenir tranquille jusqu’au moment où je vous enverrai chercher. Je ne vous demande pas si vous êtes capable de donner au moment voulu votre vie pour votre ami. Avec le caractère que je vous vois, vous vous ferez tuer. Mais il faut que votre mort soit utile. Voici donc ce que je vous demande : êtes-vous capable d’attendre patiemment que je vous appelle ?
– Que ferai-je pendant ce temps ?
Le brave Tanneguy grondait. Mais Saïtano, avec son air paisible, s’était, du premier coup, imposé à lui. Vaguement, le rude homme d’armes pressentait qu’il y a peut-être d’autres forces que la force d’une épée.
– Eh bien, dit-il brusquement, j’attendrai.
– Où pourrai-je vous faire chercher ?
– Chez maître Thibaud Le Poingre, à l’auberge de la Truie Pendue. Vous ne connaissez pas ? Non, les gens comme vous ne doivent boire que de l’eau.
– Je connais, dit froidement Saïtano. Et je connais aussi votre logis de la rue Saint-Antoine, sire du Chatel, votre logis désert depuis que vous redoutez le coup de dague de Bourgogne. C’est là, voyez-vous, que vous devez m’attendre : l’auberge de Thibaud Le Poingre est trop loin de l’Hôtel Saint-Pol !
– Par Notre-Dame, vous avez raison ! s’écria le capitaine émerveillé. Mais dites donc, mon digne suppôt de Satan, je crois que vous avez dit que je redoutais le coup de dague…
– Des gens de Bourgogne, oui… Mais je n’ai pas dit que vous aviez peur.
Tanneguy regarda Saïtano dans les yeux, mais sans doute il vit bien que le sorcier ne songeait guère à se moquer de lui.
– C’est étrange, murmura-t-il, vous savez mieux que moi, et m’expliquez clairement ce que j’ai pensé de toute cette affaire ; c’est vrai, j’ai redouté, je redoute encore d’être rencontré par les damnés Bourguignons, et pourtant nul ne peut dire que j’ai peur. Au surplus, ajouta le capitaine en secouant la tête, tout cela tient à la sorcellerie.
– Allez, dit doucement Saïtano. Retirez-vous en votre castel de la rue Saint-Antoine, et attendez-moi là. Celui que je vous enverrai vous dira aussi ce que vous aurez à faire.
Et l’homme d’armes, qui ne s’était jamais senti la moindre disposition pour obéir à qui que ce fût, se courba sous cette parole douce, ou plutôt froide et sans accent.
Tanneguy du Chatel se retira donc et, suivant ponctuellement les instructions qu’il avait reçues, alla se poster en son hôtel. Ce n’était pas un mince sacrifice qu’il faisait à l’amitié. En somme, une faction de quelques jours dans l’auberge de la Truie pendue n’eût rien présenté de désagréable à son imagination. En tête à tête avec ces fameux vins blancs de Thibaud, il eût passé des heures sans trop d’ennui. Mais pour bien boire, il faut être au moins deux. Tanneguy n’eût pas manqué de compagnons qui lui eussent tenu tête. Au logis de la rue Saint-Antoine, c’était la solitude. Tanneguy ne savait pas boire seul.
Le premier jour, il essaya donc de lutter contre l’ennui en visitant ses caves qui étaient belles et bien ordonnées.
Mais le deuxième jour, il ne se sentit même plus cette noble soif qui fait les intrépides buveurs. Le jour suivant, l’ennui le dévorait.
Le lendemain matin, Tanneguy en vint à se dire que Saïtano s’était moqué de lui ; puis une idée terrible lui passa par la tête : le sorcier, d’accord avec Jean de Bourgogne, avait voulu l’écarter pour qu’aucun secours ne pût arriver à Passavant.
Du Chatel s’habilla donc de pied en cap, et, tout jurant, tout grondant, se disposa à courir au logis de la Cité dans l’intention de pourfendre le sorcier.
Des rumeurs venues de la rue, à ce moment, interrompirent ses jurons. Presque aussitôt, des cloches se mirent à mugir.
– Le tocsin ! dit le capitaine. Oh ! que se passe-t-il dans ce diable de Paris ?
Tanneguy écouta cette rumeur qui montait de la rue. Et il entendit des voix qui criaient tout ce que pouvait crier le peuple. Une rafale passa en lui apportant ce cri :
– Liberté ! Liberté pour le peuple !…
– Oh ! Oh ! fit le capitaine goguenard. Liberté ? Qu’est-ce que cela ?
Presque au même instant, une autre clameur s’éleva, puis s’éteignit.
– Bon ! dit Tanneguy qui avait entendu, ceux-ci crient contre les impôts. Eh bien, à la bonne heure, je comprends… Mais liberté ? Que diable cela peut-il signifier ?
Il se tut brusquement. Et cette fois il pâlit, car d’autres clameurs passaient, plus violentes, des voix plus impérieuses, des accents plus menaçants, et cette fois, on criait :
– Bourgogne ! Bourgogne ! Vive Bourgogne !…
– Armez-vous, bourgeois ! Tendez des chaînes !…
– Monseigneur de Bourgogne est avec le peuple ! Nous sommes sauvés !…
Tanneguy du Chatel avait, avec des meubles, bouché l’ouverture qu’il avait faite. Il avait aussi tant bien que mal rejoint les battants de sa porte à demi démolie. Il jeta un coup d’œil sur ces sommaires travaux qu’il avait effectués seul.
– C’est sûr ! songea-t-il. Les gens de Bourgogne vont faire quelque mauvais coup. Ces damnés ruffians viendront ici, je ne puis en douter. Je serai pris comme un renard et ne pourrai même pas me défendre puisqu’ils ont l’autre jour défoncé la porte.
La conclusion de ces peu agréables réflexions fut une bordée de jurons après laquelle le digne capitaine résolut de jouer un mauvais tour aux Bourguignons en décampant. En effet, il lui était venu une idée.
– Attendre ici le signal du sorcier, se disait-il, c’est vouloir me livrer aux brigands de Jean sans Peur. Mais si je m’en vais, et que ce brave suppôt du diable m’envoie ici l’homme dont il m’a parlé ?… Eh bien, je vais tout simplement aller m’installer chez le sorcier lui-même.
Content de cette résolution, Tanneguy du Chatel se mit aussitôt en route et descendit l’escalier, mais avant de gagner le large, il voulut faire une dernière visite à ses caves, d’abord parce qu’il avait grand’soif, et ensuite parce que son escarcelle était vide.
Sans la moindre hésitation, Tanneguy creusa le sol à l’endroit où il avait aidé le chevalier de Passavant à enterrer le trésor – la dot de Roselys.
Il y puisa tranquillement le nombre d’écus dont il pensait avoir besoin, – pas un de plus, pas un de moins. Puis, avec le plus grand soin, il recouvrit le trésor. Tanneguy du Chatel n’éprouva pas le moindre scrupule. Il n’eut même pas la pensée que ce qu’il faisait là n’était peut-être pas absolument légitime. Tanneguy, en puisant dans le trésor qui ne lui appartenait pas, n’eut ni réflexions, ni scrupules : il prit simplement ce dont il avait besoin. Il n’eût pas réfléchi davantage si, le trésor lui appartenant, il eût eu à donner pareille somme à son ami. Il eût donné sans réflexion ni scrupule : il prenait de même.
Une fois lesté, Tanneguy du Chatel quitta son logis. Il était à ce moment près de midi.
Cinq minutes après le départ du capitaine, un homme arriva en courant au logis de la rue Saint-Antoine : c’était l’envoyé de Saïtano.
Tanneguy, cependant, descendit la rue dans la direction de la Grève, se mêlant à la foule, et suivant les bandes plus ou moins armées.
Cette surexcitation du matin s’était calmée en apparence. On n’entendait plus les cloches.
Les bandes qui passaient ne criaient plus. Mais elles n’en paraissaient peut-être que plus redoutables, bien qu’elles fussent à peine armées de quelques pertuisanes.
Ces bandes étaient d’ailleurs composées presque entièrement de femmes et d’enfants. Mais ces femmes, presque toutes mal vêtues, avaient de ces visages qui font frissonner. Mais ces enfants hâves, maigres, beaucoup d’entre eux, pieds nus dans la neige, disaient aussi qu’une force mystérieuse se levait : cette force s’appelait la misère.
Où allaient ces bandes maintenant silencieuses ?
Sans doute elles ne le savaient pas elles-mêmes.
On avait entendu le tocsin ; on s’était assemblé, par rues, par quartiers ; on s’était mis en route, au hasard.
Mais il était évident que ces gens étaient soutenus par une idée ferme, et qu’ils avaient un mot d’ordre. L’idée et le mot d’ordre se confondaient dans un nom : Bourgogne !
Tanneguy, retroussant ses grosses moustaches et roulant des yeux, avançait lentement, la main à la garde de la rapière, prêt à mettre flamberge au vent.
Il atteignit la place de Grève.
Là, le spectacle changeait. Là, plus serrée, plus menaçante, une foule énorme attendait. Tous les regards convergeaient vers le centre de la place. Et Tanneguy, ayant lui aussi regardé de ce côté, vit qu’un échafaud tendu de noir se dressait entre le pilori et le gibet. Sur l’échafaud allaient et venaient l’exécuteur et ses aides.
Mais, en cet exécuteur, Tanneguy ne reconnut pas la silhouette farouche et colossale de maître Capeluche. Ce bourreau était maigre, mince, et se démenait fort en criant ses instructions aux aides qui achevaient de clouer la tenture.
À vingt pas en arrière de l’échafaud, dans la direction de la Seine, se dressait un bûcher.
– Que diable signifie tout cela ? gronda Tanneguy.
Un bourgeois qui se trouvait près de lui entendit la question et saisit la balle au bond ; la langue lui démangeait justement ; il était de l’immortelle race de gens qui veulent, coûte que coûte, expliquer au voisin le spectacle auquel ils assistent ensemble.
Ce bourgeois, donc, déposa sur le sol la pique qu’il tenait sur son épaule, s’appuya au manche, se donna un coup de poing sur la cuirasse, toussa, et dit :
– Comment ! Vous ne savez pas ce que cela signifie ? Au fait, vous arrivez peut-être ?
– Justement… et de loin.
– Bon. Laissez-moi d’abord vous donner un bon conseil, mon digne gentilhomme.
– Voyons le conseil.
– Eh bien, hâtez-vous de placer sur votre manteau une croix rouge de Saint-André, sans quoi, et bien que vous ayez une honnête figure, on pourrait croire… vous comprenez ?…
– Non, mort du diable ! Mais vous allez m’expliquer…
– Oui. Eh bien, cela pourrait donner à penser que vous êtes pour Armagnac.
– Ces chiens d’Armagnac ! dit Tanneguy goguenard.
– Ah ! je vois que vous êtes un bon ! Vive Bourgogne, n’est-ce pas ?
– Diable ! Je le crois bien ! D’autant que j’ai moi-même mille obligations à Jean de Bourgogne. Mais j’espère bien lui payer ma dette un jour ou l’autre.
– Aujourd’hui vous en aurez peut-être occasion. Mais pour en revenir à cet échafaud que vous voyez, on va d’abord, sur le coup de midi, trancher le poignet droit du condamné et lui couper la langue comme à un sacrilège.
– Oh ! oh ! fit Tanneguy, je ne voudrais pas être à sa place.
– Ni moi, dit le bourgeois en éclatant de rire. Ensuite, vous voyez bien, en arrière de l’échafaud, la confrérie des pénitents blancs ?
– Oui, je vois en effet quelques cagoules.
– Voyez-vous que quelques-uns de ces dignes pénitents tiennent une torche ?
– Oui, je vois la fumée des torches.
– Eh bien ! c’est pour allumer le bûcher. Dès qu’on aura arraché la langue du condamné, il sera attaché au bûcher et les pénitents blancs l’allumeront.
– Bon ! dit Tanneguy. Et comme le pauvre diable n’aura plus de langue, il ne pourra pas crier ni demander à boire s’il a trop chaud dans son brasier.
Le bourgeois, cette fois, fut pris d’un terrible accès de rire.
– À la bonne heure, finit-il par dire, vous avez le mot pour rire avec le bourgeois, vous !… Vous n’êtes pas de ces Armagnacs qui nous toisent et se croiraient déshonorés s’ils nous adressaient la parole ! Quant au brasier, vous vous trompez, mon gentilhomme. Ce ne sera pas un feu à brasier, vu que le condamné doit être brûlé à petit feu ; c’est dans la sentence qui a été criée.
– À petit feu ! frissonna Tanneguy. Le pauvre diable !
– Oui. Mais avouez que c’est un fier sacripant ! Et puis, ajouta le bourgeois à demi-voix, c’était, paraît-il, un ennemi de monseigneur de Bourgogne !
– Ah ! Et comment l’appelez-vous ?
– Qui ? Le condamné ?…
– Sans doute ! Je ne sais rien, puisque j’arrive…
– Ah ! oui, c’est vrai. Eh bien ! le condamné, c’est le sire de Passavant.
Tanneguy du Chatel gronda un sourd juron d’une voix qui avait les accents d’une plainte furieuse.
– Oh ! le bourgeois, voilà que vous ne riez plus. Et vous êtes blanc comme un mort… Qu’avez-vous donc, mon gentilhomme ?
– Rien, dit Tanneguy, cela va se passer.
– C’est comme ma femme. Ça la prend tout à coup, si bien qu’on croit qu’elle va mourir ; mais il n’y a pas de danger, ajouta le bourgeois avec un soupir, elle a vite fait de se remettre.
Le capitaine demeurait pétrifié, laissant le bourgeois continuer son bavardage qui lui parvenait comme de loin et dont il saisissait parfois quelques bribes. Il apprit ainsi que le chevalier de Passavant était condamné, que le procès, grâce à l’activité de Jean sans Peur, avait été rapidement instruit dans le plus grand secret, et que tout allait se terminer par une bonne exécution, malgré l’étrange incident dont tout Paris s’était occupé dans la matinée.
– Quoi donc ? demanda Tanneguy, qui parut alors reprendre intérêt à l’entretien.
– Eh bien ! ce matin, quand on a été chercher maître Capeluche, on l’a trouvé mourant dans son lit, par une mauvaise fièvre qu’il a, paraît-il, gagnée cette nuit même. Heureusement, Capeluche a désigné un de ses garçons comme très capable de le remplacer. C’est ce maigre efflanqué que vous voyez se démener sur l’échafaud.
Tanneguy fit signe au bourgeois qu’il en savait assez. Il s’avança de quelques pas, dans la direction de l’échafaud, et se trouva enveloppé de toutes parts, pris dans cette foule d’où montait un vaste murmure indistinct. Ce qu’éprouvait Tanneguy à ce moment, c’était de la rage. Il s’accusait de stupide confiance envers le sorcier.
– C’est clair. L’infernal suppôt m’a tenu trois jours éloigné de tout. En sorte que je n’ai rien su de ce qui se passait et n’ai rien pu tenter pour le pauvre chevalier.
Le capitaine forma aussitôt le projet de se rendre à l’instant dans la Cité, de pénétrer de gré ou de force dans le logis et d’étrangler Saïtano.
Mais une sorte de maladive curiosité l’arrêtait. Il éprouvait une insurmontable horreur à la pensée d’assister au supplice de son ami, et il lui sembla en même temps qu’il n’aurait jamais le courage de s’éloigner. Tout en se livrant à ces sombres pensées, tout en combinant des projets de vengeance contre Saïtano et Jean sans Peur, il avançait peu à peu, de sorte qu’il se trouva bientôt au premier rang de la foule.
Il n’était plus séparé de l’échafaud que par une barrière d’archers du guet.
Tanneguy du Chatel voulut alors reculer, fuir ; la vue du vaste échafaudage tendu de noir lui faisait mal, et les chants des moines, qui à ce moment même entonnaient une funèbre complainte, lui soulevaient le cœur – et pourtant Dieu sait si le cœur du capitaine était peu facile à émouvoir. Tanneguy voulut donc s’en aller et courir chez Saïtano pour lui faire payer sa trahison le plus cher possible. Mais il demeura sur place, tout raidi par l’horreur : midi sonnait à ce même moment, et c’était l’arrivée du condamné que saluaient les chants des moines ! En même temps, une clameur montait de la foule : Le voici ! Le voici !…
Tanneguy regarda au loin dans toutes les directions : il eut beau écarquiller les yeux, il ne vit pas arriver le condamné. Mais, certain que le malheureux chevalier allait, dans quelques instants, être traîné sur l’échafaud, toute sa pitié, toute son horreur, toute son amitié firent explosion en une crise de fureur, et Tanneguy se cria :
– Eh bien, non ! Moi vivant, il ne sera pas exécuté. Je mourrai avec lui, ou le délivrerai !
Vers le moment où Tanneguy du Chatel, dans la matinée, avait commencé à s’émouvoir des cris de ces bandes qui passaient sous les fenêtres de son logis, Saïtano pénétrait chez Ermine Valencienne. Il est nécessaire que nous suivions le sorcier depuis le soir où il avait reçu la visite de Tanneguy et appris ainsi l’arrestation du chevalier de Passavant.
Après le départ du capitaine, Saïtano demeura longtemps pensif, se demandant peut-être s’il y avait pour lui intérêt à tenter de sauver Passavant.
– Il était ma vengeance, murmura-t-il, à un moment. C’est lui qui devait frapper Jean sans Peur. Le voici aux mains d’Isabeau qui ne lui pardonnera pas d’aimer Odette de Champdivers, aux mains du terrible duc qui ne lui pardonnera pas de connaître le meurtrier d’Orléans. Ce jeune homme est perdu. Tout essai sera vain. Et pourtant… oui… ceci, peut-être !…
Le lendemain matin, Saïtano se rendit à l’Hôtel Saint-Pol où il resta plusieurs heures.
Quand il en sortit, il avait acquis la certitude que rien ne pouvait sauver Passavant. Il avait cependant une idée que nous allons voir se développer.
Rentré dans son logis, il alla ouvrir l’armoire de fer et, dans l’armoire, ce coffre où il cachait ses richesses. Parmi les parchemins qui s’y trouvaient, il prit celui qu’il avait montré au chevalier, puis il referma son armoire.
Il s’assit, déplia le parchemin et, hochant la tête :
– Voici l’arme qui, mieux qu’un coup de dague ou de hache, peut tuer Jean sans Peur. Accusation de sacrilège ! Ceci peut le faire condamner mieux que si Passavant avait prouvé la complicité de Bourgogne dans le meurtre du duc d’Orléans. Oui, c’est l’arme terrible. Mais qui peut la manier, du moment que Passavant n’est plus là ?… Qui donc, sinon Laurence d’Ambrun ?…
Il replia soigneusement le parchemin, le plaça dans son escarcelle et médita :
– Oui, Laurence d’Ambrun… la mère d’Odette de Champdivers !… Elle seule peut… Mais où est Laurence depuis qu’elle est devenue Trop-va-qui-dure ?… Si Gérande était là, elle saurait, elle !… Mais Gérande est morte, morte de peur, comme peut-être je mourrai moi-même, ajouta-t-il en frissonnant.
Quelques minutes plus tard, le sorcier quittait son logis où on ne le revit plus de plusieurs jours. Que fit-il pendant cette longue absence ? Où erra-t-il ?
Il fut vu, et malgré le manteau dont il s’enveloppait, reconnu dans la rue Trop-va-qui-dure. On le vit entrer dans la maison qu’avait habité une heure Jehanne Trop-va-qui-dure. Il demanda à divers voisins ce qu’était devenue cette Jehanne. Mais on ne put lui répondre. Il sut seulement que cette pauvre fille avait été expulsée de la rue par jalousie des ordinaires habitantes, soucieuses de s’épargner une redoutable concurrence.
Ce que fit ensuite le sorcier nous échappe. Sans doute sa sagacité et son esprit habitué aux déductions lui firent retrouver la piste qu’il cherchait, car, ainsi que nous le disions, nous le retrouvons entrant dans le logis d’Ermine Valencienne.
Et le logis d’Ermine Valencienne abritait Jehanne Trop-va-qui-dure, c’est-à-dire Laurence d’Ambrun, la mère d’Odette de Champdivers.