XVIII ISABEAU

Lorsque le duc de Bourgogne fut parti, une tenture qui cachait l’entrée d’une petite salle voisine se leva, une femme entra, jeta un regard de banale pitié sur Odette, puis, s’assurant que Jean sans Peur était déjà loin et ne revenait pas, alla ouvrir les portes.

C’était l’une des suivantes d’Odette de Champdivers, jeune et belle fille qui était tenue en particulière affection par la maîtresse de céans. Elle appela. Les femmes entrèrent et s’empressèrent autour d’Odette. Quant à la suivante, elle sortit, gagna le palais de la reine, et, sur un mot de passe qu’elle prononça, fut aussitôt introduite auprès d’Isabeau. Une demi-heure plus tard, elle se retirait, et Odette, revenue à la vie, la voyait parmi les plus empressées à la servir.

Isabeau passa la journée seule dans le fond de son appartement.

Toutes ses pensées, tous ses frissons de rage, toutes ses attitudes de fureur, tous ses abattements succédant aux crises, tout en elle aboutissait à la même volonté :

– Il faut que je tue cette fille !

Sur le soir, Isabeau avait reconquis son calme habituel. Comme d’habitude, elle tint sa cour, et parut plus charmante avec ses yeux fiévreux, sa parole volubile, ses gestes las. Vers dix heures, elle se trouva seule, et bientôt tout parut dormir dans le palais.

C’est à ce moment qu’Isabeau, s’étant enveloppée d’un grand manteau, descendit le grand escalier, franchit les cours et les jardins déserts de l’Hôtel Saint-Pol, et arriva à la tour Huidelonne. Elle appela le geôlier, et, étant entrée, commença à descendre l’escalier des souterrains.

Le geôlier l’escortait, portant une torche. Sur l’ordre de la reine, il s’était muni des clefs des cachots.

– Où est-ce ? demanda Isabeau quand ils furent au premier étage.

– Plus bas, Majesté, répondit le geôlier.

Elle n’avait nullement dit ce qu’elle venait faire, ni qui elle voulait voir. Mais le geôlier ne s’y trompait pas. La reine, pour un motif qui lui échappait, voulait entrer dans le cachot de l’un des cinq ou six prisonniers d’État qui étaient enfermés là. Au moment de s’engager dans la nouvelle descente, Isabeau recula et frissonna.

– Comment peut-on vivre là ? murmura-t-elle.

– On n’y vit pas, Majesté, on y meurt. Ce n’est qu’une question de jours. Tenez, reine, voici un cachot où je n’ai vu personne rester plus de quatre mois.

– Qui est enfermé dans cette tombe ?

– Le sire de Passavant, répondit le geôlier d’une voix calme. Ce cachot a été spécialement choisi par messires de Scas et d’Ocquetonville. Mais je doute que le pauvre diable y demeure quatre mois…

Le geôlier avait prononcé ces mots d’une voix si bizarre que la reine tressaillit.

– Et pourquoi ? dit-elle d’un accent qu’elle fit indifférent. Serait-il moins capable qu’un autre de supporter la prison ?

– Je ne veux pas dire cela, Majesté. Seulement, il paraît que le prisonnier sera jugé et sans doute livré à l’exécuteur avant huit jours, ce qui abrégera son agonie. Ma foi, j’en suis content pour lui…

– Ouvre cette porte ! dit la reine d’une voix sèche.

Le geôlier s’inclina profondément.

– Majesté, dit-il avec humilité, la reine n’ignore pas sans doute que, sans un ordre signé du roi lui-même…

– Voici l’ordre !…

– La reine me pardonnera… C’est que je ne tiens pas à être pendu, moi !…

Et il introduisit la clef dans l’énorme serrure. À ce moment, la reine le toucha au bras, et d’un ton étrange :

– Tu ne tiens pas à être pendu ?

– Si peu que soit ma vie, j’y tiens, Majesté.

– Qu’as-tu fait du corps de Bois-Redon ?

Le geôlier se redressa d’un, sursaut. Mais reprenant aussitôt son sang-froid :

– J’avais la faiblesse d’aimer ce malheureux capitaine… La reine me pardonnera ?…

– Oui, parle sans crainte.

– Eh bien, j’ai voulu éviter au sire de Bois-Redon le désagrément réservé aux pendus…

– Le désagrément ?…

– Les corbeaux, dit le geôlier.

– Ah ! fit la reine en frissonnant. Et alors ?

– Alors, je l’ai décroché, j’ai creusé un trou au pied de la Huidelonne, et l’y ai enterré. Ensuite de quoi, à défaut d’un plus saint ou plus savant que moi, je lui ai octroyé une bonne prière.

La reine demeura quelques minutes pensive. Puis enfin, avec un étrange sourire :

– L’histoire que tu me racontes ne ressemble pas à celle que m’a dite Saïtano. Sais-tu bien, mon brave, que tu as mérité la corde ? Allons, c’est bien, ne tremble pas, je te pardonne, et d’avoir essayé de me tromper, et d’avoir livré au sorcier le corps de mon capitaine. Seulement, je compte sur ta reconnaissance. Allons, ouvre.

Le geôlier se hâta d’obéir, et à la lueur de la torche, la reine vit Passavant debout, accoté fort paisiblement à un angle de son cachot. Le chevalier, de son côté, reconnut Isabeau. Il s’avança vivement, saisit la torche des mains du geôlier, et la levant comme pour faire honneur à sa visiteuse :

– Merci, madame, dit-il, merci de la faveur grande que je reçois en ce moment.

Puis il planta la torche sur un support de fer fixé au mur et destiné à cet usage, et il s’inclina gracieusement devant la reine. D’un signe, Isabeau ordonna au geôlier de se retirer. L’homme obéit, et se tint derrière la porte, prêt en apparence à intervenir si besoin était. La reine considérait le prisonnier avec étonnement. Passavant supportait cet examen avec une placidité remarquable.

– J’admire votre courage, dit-elle enfin avec amertume. Où je comptais trouver un prisonnier abattu, prêt à tout accepter pour reconquérir la vie et la liberté, je vois un homme qui me brave… Ne protestez pas : vous me bravez de toute votre attitude tranquille, vous m’insultez de votre sourire, c’est de l’impudence.

– Non, madame, dit le chevalier. Le premier mot employé par vous était plus exact, c’est simplement le courage. Quant à braver la reine, peut-être cela même serait-il permis à un homme qui va mourir sans doute et qui par conséquent n’a plus rien à redouter des grands de ce monde, mais telle n’est pas ma pensée. J’attends avec respect les offres que la reine est venue me faire dans mon cachot.

– Et qui vous dit que j’ai des offres à vous faire ? gronda Isabeau.

– Ah ! pardon… En ce cas, la reine de France est descendue dans les souterrains de la Huidelonne uniquement pour se donner le plaisir de voir la figure d’un homme accusé, convaincu d’un presque régicide, et condamné d’avance au supplice… Eh bien, ceci n’est pas généreux, madame. Je savais bien que vous chercheriez à vous venger de l’insolence que j’ai eue de refuser la fortune offerte par vous, mais je vous croyais de taille à choisir une vengeance plus rude ou plus noble. Je m’étais trompé. Pardon, madame.

La reine se redressa, et d’un accent de suprême dédain, laissa tomber ces mots :

– Vous avez raison, je suis venue vous offrir la vie sauve, mais vous ne me paraissez pas vous faire une idée bien nette de votre position et de la grâce que je vous apportais.

Le chevalier se croisa les bras. La colère commençait à l’échauffer. Son attitude fut aussi dédaigneuse que celle de la reine, mais plus simple et à la fois plus narquoise. Et reprenant presque les termes mêmes dont s’était servie Isabeau :

– Et qui vous dit que je veuille de votre grâce ?

– Prenez garde ! dit-elle. Il est encore temps. Savez-vous…

– Je sais ! interrompit Passavant d’un accent de sombre résolution. Tenez, madame, vous me faites pitié. Vous êtes reine… Vous êtes la toute-puissance. Et, pour réduire un ennemi aussi infime que moi, vous êtes forcée d’avoir recours au mensonge. Vous pouviez, vous deviez m’écraser d’un geste. Et, pour m’anéantir, vous vous faites calomniatrice, vous me laissez accuser d’un meurtre qui a été commis par votre allié le duc de Bourgogne. Allons donc ! On m’avait tracé d’Isabeau un portrait tel que j’avais fini par la redouter…

– Tandis que maintenant ?… bégaya la reine livide de rage.

– Je la plains, dit Passavant. Je la juge un pauvre être qui ne sait ni ce qu’il veut, ni où il va, et que les passions poussent de leur souffle capricieux. Je vais peut-être mourir, madame, bien que ce ne soit pas bien sûr, mais une chose dont je suis certain, c’est que, dans mon supplice ordonné, préparé par vous, je souffrirai moins que vous au sein de vos fêtes. Que voulez-vous de moi ? reprit-il avec plus de force. Je vais vous le dire, moi, puisque vous n’osez pas, vous !

Isabeau était atterrée. Jamais on ne lui avait parlé avec un aussi complet oubli, non seulement de sa souveraineté, mais aussi de la puissance de sa beauté. Ce vague espoir qui l’avait soutenue dans sa lutte morale contre Jean sans Peur se brisait. L’impression qu’elle éprouva fut plus violente, plus funèbre que le jour où le roi lui avait dit : « Je veux que vous assistiez au supplice de votre amant ! » Tout s’effondrait donc ; par son espionne, elle savait que Jean sans Peur tentait de la trahir au moment même où il venait de lui jurer alliance et amour ; elle était prisonnière du roi. Et Passavant la bafouait.

– Voyons, dit-elle d’une voix de mortelle amertume, voyons jusqu’où ira votre insolence.

– Soyez tranquille, dit le chevalier tout hérissé, mon insolence ne dépassera pas les bornes que vous lui avez vous-même assignées.

– Eh bien, soit ! Dites-moi donc ce que je voulais de vous, puisque vous le savez !

– Je le sais parce que vous me l’avez dit. Vous êtes venue, madame, me proposer d’assassiner Odette de Champdivers parce que vous n’osez pas la tuer vous-même. Contre le meurtre de celle à qui j’ai donné mon cœur, à qui je rêve de donner mon sang, vous m’eussiez promis de m’associer à votre gloire, et vous m’eussiez ébloui de votre amour. Regardez-moi, madame. Je ne suis qu’un pauvre hère, comparé à vous. Je n’ai rien au monde, pas même ma maison. Je suis prisonnier dans ce cachot d’où je ne sortirai que pour m’entendre condamner au supplice des régicides. Eh bien, voici ma réponse : j’aime mieux mourir que de vous suivre. Si une pensée mauvaise s’élevait dans mon cœur contre celle que vous haïssez, vous, et que j’aime, moi, je m’arracherais le cœur. J’aime mieux l’étreinte du bourreau que la vôtre. Êtes-vous contente ? Si non, parlez, et j’ai d’autres réponses à vous fournir. Si oui, allez-vous-en et laissez-moi mourir en paix !

Sur ces mots, le chevalier de Passavant se tourna et alla s’accoter dans son angle obscur.

Hagarde, ivre de rage et peut-être d’amour, Isabeau marcha sur lui et, doucement, lui mit sa main sur l’épaule. Il tressaillit et, sans se retourner, gronda :

– Que voulez-vous encore ?

– Vous dire adieu, dit la reine. Vous ne savez peut-être pas ce qu’il y a dans cet adieu. Vous le saurez avant peu… avant trois jours. L’exécuteur des hautes œuvres vous le dira !

Il fit un bref signe de tête et s’immobilisa.

Elle recula lentement. Au milieu du cachot, elle comprit qu’elle allait éclater en sanglots, et que ce serait là la fin de tout ce qu’il y avait d’orgueil en elle. Un instant, elle eut un mouvement comme pour revenir sur Passavant, puis, d’un pas rapide, elle s’éloigna.

Le geôlier, devant elle, ferma la porte, et il l’escorta jusqu’au haut de l’escalier. Au grand air, la reine se calma. Pendant quelques minutes, elle demeura immobile au pied de la tour, noyée dans l’ombre, songeant à des choses qu’elle-même ne pouvait éclaircir. Enfin, elle redressa la tête :

– Toutes précautions sont-elles prises ? demanda-t-elle froidement.

– Quelles précautions ? demanda le geôlier étonné.

– Le prisonnier peut-il s’évader ?…

– S’évader ?… Non, madame. Il faudrait pour cela que la vieille tour fût renversée par quelque tempête, et encore le prisonnier serait-il enseveli sous ses décombres. Ou bien, il faudrait encore que moi-même lui ouvrant la porte, je le prenne par la main, et lui dise : Allez, vos malheurs sont finis ! Mais ceci est impossible, madame.

– Oui, dit Isabeau, c’est impossible. Quoi qu’il en soit, songe que si cet homme parvient à sortir de son cachot…

– Je serai pendu, je le sais !

– Non pas ! dit la reine. Tu subirais le supplice qui lui était réservé : celui des régicides.

Le geôlier pâlit. Déjà Isabeau s’en allait. Lentement, au fond des jardins pleins de neige, sa silhouette se fondit et finit par s’effacer.

– Le supplice des régicides ! gronda le geôlier. Diable ! La langue arrachée, le poignet droit coupé, la mort à petit feu sur un brasier… Diable !… Qui donc oserait affronter une telle mort ?

Isabeau regagna son palais, et rentra par une petite porte secrète devant laquelle il n’y avait pas de gardes. Sa colère était tombée. Elle se sentait seulement une grande lassitude. Elle fit appeler ses demoiselles d’honneur et s’entretint avec elles une partie de la nuit sans qu’à aucun moment, on pût la voir troublée.

En réalité, elle avait peur de se retrouver seule…

Le moment arriva pourtant où il lui fallut affronter la solitude, et alors, elle subit la crise contre laquelle depuis sa sortie de la Huidelonne, elle se débattait. Ce fut terrible. L’aube d’hiver la surprit frissonnante, abattue, prostrée sur ses coussins.

Toute cette journée, toute la nuit qui suivit, elle les passa encore seule, tantôt furieuse, tantôt sanglotante, quelquefois en proie à de sinistres accalmies et à d’autres moments déchaînée en des accès de délire.

Enfin, au bout de deux jours seulement, Isabeau se retrouva forte, impitoyable, prête à l’acte.

Elle se disait : Si Jean sans Peur est là et qu’il la veuille défendre, il y aura deux cadavres au lieu d’un… En ce troisième jour, c’était là sa seule pensée. Le chevalier de Passavant avait disparu de sa préoccupation.

Ce matin-là, elle fit venir les deux ou trois espionnes qu’elle entretenait auprès d’Odette, et leur donna ses instructions qui furent très simples : s’arranger pour qu’à midi la demoiselle de Champdivers se trouvât seule. Ensuite la reine se fit habiller. Il était neuf heures lorsqu’elle se trouva prête.

À ce moment, des cloches lointaines se mirent à sonner, auxquelles bientôt répondirent d’autres cloches. Des rumeurs s’élevèrent, puis s’affaissèrent, puis éclatèrent en tumultes pareils à des rafales de bruits indistincts. Dans l’Hôtel Saint-Pol, d’abord, ce fut un lourd silence. Mais brusquement il y eut de rapides allées et venues ; des cris d’appel fusèrent dans la rumeur éparse.

– Que se passe-t-il ? murmurait Isabeau, palpitante.

Elle écoutait sans comprendre. Elle appela le capitaine d’armes qui remplaçait Bois-Redon, et cet homme ne put lui fournir aucune explication. Deux heures s’écoulèrent. Isabeau allait d’une fenêtre à l’autre, essayant de voir et d’entendre ; mais elle ne voyait que les archers de l’Hôtel qui se massaient comme pour un combat ; elle n’entendait que ces vagues tumultes lointains que couvrait la voix des cloches.

Et toutes ces impressions glissaient sur elle.

Elle s’efforçait de s’intéresser à ce grand drame qu’elle devinait sans le comprendre, mais elle n’avait qu’une pensée très nette : Odette de Champdivers. L’heure d’agir était venue.

Isabeau assura à sa ceinture la courte dague que, comme beaucoup de dames, elle portait souvent. C’était une lame solide et aiguë, emmanchée d’or, dans un fourreau de velours parsemé de pierreries.

Elle se dirigea vers la porte.

Elle était pâle, mais jamais elle n’avait paru plus calme. Simplement, elle dit à ses demoiselles :

– Ces bruits m’inquiètent. Je vais moi-même chez le roi m’assurer que…

Elle n’acheva pas. Les demoiselles d’honneur se mirent en marche pour l’escorter.

– Restez, dit-elle. J’irai seule.

Elles se regardèrent, étonnées, mais obéirent. La reine sortit et gagna la grande galerie. À ce moment même, Jean sans Peur apparut au haut du grand escalier. Il était livide, convulsé. Un coup d’œil jeté sur la reine lui apprit ce qu’elle allait faire. Il alla à elle. Et tous deux comprirent qu’en cet instant, ils n’avaient guère le temps de ruser.

– Renvoyez tout ce monde ! dit le duc d’une voix rauque.

La reine se tourna vers son capitaine et lui jeta un ordre bref : en une minute, la grande galerie fut vide. Et alors, Jean sans Peur :

– Vous allez chez Odette ?…

– Oui, répondit Isabeau, les dents serrées.

Et sa main se crispa sur le manche de sa dague. Le duc de Bourgogne vacillait. Il pouvait se faire en ce moment que l’idée lui vint d’étrangler la reine. Mais sans doute lui aussi avait pris ses résolutions. Il posa sa main sur le bras d’Isabeau, et, tout grelottant, il dit :

– Je vous la livre…

Isabeau fut secouée d’un frénétique tressaillement. L’espoir envahit son cœur. Elle eut la sensation qu’elle pouvait encore se raccrocher à la vie, arriver peut-être à aimer Jean sans Peur comme elle l’aimait jadis…

– Prenez garde ! dit-elle d’une voix si farouche que le duc sentit en cette seconde que l’esprit d’Isabeau était arrivé au paroxysme de la haine.

– Je sais ! gronda-t-il. Vous pouvez vous défier de moi. J’ai tenté de vous trahir. J’ai essayé de convaincre cette fille et de l’emmener le jour même où je vous ai juré à vous que je vous appartenais. C’est fini. Et je vous répète : je vous la livre, tuez-la, ôtez-la de ma vie.

Il se tut un moment. Il claquait des dents. L’effort qu’il faisait pour prononcer l’irrémédiable condamnation d’Odette pouvait le tuer. D’un geste furieux, il chassa toute pitié. Il se gronda :

– M’arracher le cœur, s’il le faut, mais être le roi, le maître ! – À votre tour, continua-t-il. Vous avez essayé de me trahir le jour même où vous avez juré que vous étiez à moi. Vous êtes descendue dans les cachots de la Huidelonne. À votre tour, dis-je. Me livrez-vous Passavant ?

Elle sourit. Sur ce point du moins, elle était encore supérieure à Jean sans Peur. Il tremblait, lui, il défaillait à la pensée qu’Odette allait mourir. Mais elle, déjà, avait condamné Passavant.

– Qu’il meure, dit-elle froidement. Que m’importe, à moi ? Si jamais j’ai eu quelque pitié pour ce malheureux qui, après tout, me sauva la vie, cette pitié est morte. Ne doit-on pas lui faire son procès ?

Jean sans Peur entrouvrit lentement son manteau et de son vêtement fait d’une peau de bœuf non tannée qui lui servait de cuirasse, il tira un parchemin qu’il tendit à Isabeau. Il la considéra avidement tandis qu’elle lisait. Mais ce fut sans émotion qu’elle le parcourut. Elle le rendit ensuite au duc en disant :

– Tout est bien. Il n’y a plus rien de vivant entre vous et moi…

Le parchemin, c’était l’ordre d’exécuter ce même jour, à midi, en place de Grève, le chevalier de Passavant convaincu d’avoir assassiné le duc d’Orléans, frère du roi.

– Le procès est terminé, expliqua Jean sans Peur d’un accent de rage concentrée. Tout est terminé. Deux séances ont suffi pour convaincre cet homme, car les témoins abondaient. Dans une heure, il sera conduit sur la Grève. Et vous… oui, vous avez raison : il n’y a plus rien de vivant entre nous…

– Rien que le roi et Marguerite de Hainaut, dit froidement la reine.

– Au coup de midi, Bruscaille fera sur le roi le suprême geste d’exorcisme, et quant à Madame Marguerite…

Jean sans Peur acheva par un geste de dédain féroce.

– Le jour est venu, continua-t-il. J’ai donné le signal. Le peuple de Paris est tout entier dans les rues, et les gens de Caboche se font la main sur quelques officiers de gabelle et commis d’impôts. Tout à l’heure, au coup de midi, en même temps que la hache du bourreau abattra le poignet de Passavant, la vraie bataille commencera. Aujourd’hui, c’est l’extermination des Armagnacs, c’est la mort de tout ce que je hais : aujourd’hui Paris sera rouge de sang, et cela commencera par la mort de ce misérable Passavant…

En lui-même il ajouta : « l’homme que tu aimais ! pour qui tu voulais me trahir et me tuer ! »

Il s’exaltait. Ses yeux sanglants semblaient s’emplir de visions rouges. Le grand massacre, les flots de sang dans les rues de Paris, la mort de Passavant, le meurtre d’Odette, toutes les images funèbres couraient sur l’écran de son imagination affolée. Il était livide, convulsé, terrible… Isabeau l’admirait.

– Allez donc, dit-elle toute haletante au souffle ardent de la voix de Jean sans Peur, allez faire votre besogne. Moi je ferai la mienne ! Conduisez Passavant à l’échafaud. Moi je vais ôter Odette de Champdivers de votre vie et de la mienne, et notre route une fois déblayée, donnons-nous la main pour marcher à la conquête du monde…

Elle se détourna brusquement.

Elle commença à descendre le petit escalier qui aboutissait à la porte secrète, car les autres portes du palais étaient gardées par les gens du roi. Jean sans Peur se prit la tête à deux mains.

– Où va-t-elle ? râla-t-il. Est-ce vrai ? Odette va-t-elle mourir ?

Il se mit en marche, lui aussi, l’esprit bouleversé, l’âme pleine d’horreur, ballotté par des volontés contraires, et il suivit le même chemin que la reine. En franchissant la petite porte, il la vit qui marchait vers le palais du roi.

Jean sans Peur s’était arrêté. Il était hagard. Il était comme pétrifié. Un officier s’approcha de lui en courant et lui dit :

– Monseigneur, le prisonnier… le sire de Passavant…

– Eh bien ! hurla Jean sans Peur, qu’on le prenne et qu’on le conduise à la Grève !…

Il écarta violemment l’officier et se mit en route vers le palais du roi, où Isabeau venait d’entrer. Quelques pas plus loin, il se mit à courir. Sa poitrine était pleine de rugissements. Il lui semblait que jamais il n’atteindrait cette grand-porte qu’il voyait devant lui. Il écumait.

Il entra en tempête et se rua vers les appartements d’Odette.

La reine était entrée, elle, plus froidement. Elle rendait au passage les saluts aux saluts. Elle souriait aux gardes qui renversaient leurs piques pour lui faire honneur. Il y avait une stupeur à voir la reine venir seule dans le palais du roi. Mais elle ne voyait pas ces airs d’étonnement. Elle s’avançait d’un pas égal, et enfin elle parvint devant la porte de l’appartement d’Odette.

Aussitôt, sans hésiter, elle entra…

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