Le chevalier de Passavant, donc, avait été enfermé dans un cachot du deuxième sous-sol de la tour Huidelonne.
Le jour même, le prisonnier reçut deux visites (nous ne parlons pas de celle d’Isabeau qui eut lieu le soir très tard).
La première, toute naturelle et attendue par lui, ce fut celle de son geôlier qui lui apporta des vivres tels qu’ils pouvaient convenir à un dangereux prisonnier d’État.
– Vous voici donc revenu ? demanda cet homme, de sa voix indifférente.
– Est-ce que cela vous fâche ? dit Passavant. Ne suis-je pas un bon prisonnier, très doux, incapable d’une tentative d’évasion ?
– Hum ! fit le geôlier. Vous pourriez tenter de vous évader que cela ne vous servirait de rien. Je vous l’ai dit jadis : on ne sort de la Huidelonne que les pieds devants. Et puis, vous n’auriez pas le temps, croyez-moi. En écoutant de-ci de-là ce qu’on disait de vous, j’ai entendu qu’on va vous juger pour je ne sais quel crime, et que sous trois ou quatre jours vous serez livré à l’exécuteur.
– Ah !… c’est une consolation.
– Oui, mieux vaut le bourreau. Au moins c’est fait en peu de temps. L’agonie qui vous attendrait ici serait terrible, et elle durerait bien quelques mois.
Passavant se mit à rire.
– Bon, dit-il, si vite qu’on me livre à maître Capeluche, nous aurons bien le temps…
– Le temps de quoi ? fit le geôlier.
– Rien ! dit Passavant d’une voix sombre. Dites-moi, lorsque vous m’avez aidé à grimper à la fenêtre de la demoiselle de Champdivers… vous rappelez-vous ?
– Oui. S’il fallait vous aider encore, je recommencerais…
Passavant eut une sorte de grognement. Il reprit :
– Écoutez, il m’a semblé que vous aviez pour moi je ne sais quelle affection… est-ce vrai ?
– C’est vrai, dit le geôlier… plus que vous ne croyez. Pour vous, j’ai risqué la mort.
– Écoutez… Puisque vous avez risqué la mort pour moi, puisque vous prétendez que je vous ai inspiré un peu d’amitié, puisque vous m’avez dit votre vénération pour la demoiselle de Champdivers… c’est d’elle qu’il s’agit.
– Que voulez-vous ? dit le geôlier d’une voix sourde.
– Aidez-moi à fuir !
Le geôlier secoua la tête.
– Vous ne voulez pas ? dit Passavant.
– C’est impossible.
Ces deux hommes se regardèrent. Et tous deux avaient sans doute une arrière-pensée, car leurs regards étaient troubles. Le geôlier reprit :
– Impossible… à cause de la surveillance… et puis, tenez, je vais vous dire. J’ai prêté serment. Vous ne savez pas cela ? Eh bien, un geôlier, cela prête serment de ne pas favoriser l’évasion des prisonniers. Un serment… hum ! Croyez-vous à la damnation éternelle ?
– J’y crois, dit gravement le chevalier.
– Vous voyez bien !
– Qu’est-ce que je vois ?
– Que je ne peux pas vous faire fuir, puisque j’ai prêté serment dans la chapelle en présence d’un prêtre.
Quelques minutes, le chevalier demeura pensif. Puis, en lui-même, il murmura :
– Pauvre diable !… J’eusse pourtant bien voulu éviter mais puisqu’il n’y a pas moyen… Je vous disais donc, reprit-il, que nous aurions tout de même le temps…
– Oui, fit le geôlier d’un air étrange. Vous me disiez cela tout à l’heure. Et tout à l’heure comme maintenant, vous n’avez pas achevé de me dire de quoi nous aurions le temps…
Tout d’une voix, haletant, un faux rire aux lèvres, l’esprit bouleversé d’angoisse, Passavant prononça :
– Eh ! le temps de ferrailler un peu ensemble !
– Ah ! Ah ! C’est cela ?… Eh bien, vous me faites plaisir, mon gentilhomme !
– Pauvre diable ! murmura Passavant.
Et il essuya d’un revers de main un peu de sueur froide qui pointait à son front. Il considéra un instant la rude figure du geôlier, noyée d’ombre d’un côté, et il lui sembla voir sur ce visage une singulière expression de pitié, de sacrifice peut-être.
– Il le faut ! gronda-t-il. Ainsi, vous dites que cela vous ferait plaisir ?
– Sans doute, dit le geôlier avec une étrange bonhomie, sans doute. Je ne suis pas fâché de voir les progrès que vous avez pu faire. Ah ! ah ! mon chevalier, je suis votre maître ! C’est moi qui vous ai appris à tuer proprement un homme – d’un seul coup – droit au cœur !
Le chevalier tressaillit violemment.
– J’ai appris, continua le geôlier, que le coup vous a déjà servi et que les sires de Guines et de Courteheuse en ont su quelque chose. Que Dieu ait pitié de leurs âmes ! J’ai appris cela en écoutant le sire d’Ocquetonville. Est-ce vrai, mon gentilhomme ?
– C’est vrai ! dit sourdement le chevalier. C’est vous qui m’avez appris le coup.
– Il vous a servi, dit le geôlier d’un ton d’indifférence. Il pourra vous servir encore. Est-ce qu’on sait ?
De nouveau, un profond tressaillement agita le chevalier.
– Donc, poursuivit le geôlier, non seulement cela me fera plaisir de tâter encore votre fer, mais encore je m’en trouverai honoré. Tant que vous n’étiez que mon prisonnier, vous comprenez, vous n’aviez pas encore porté l’épée. Vous ne vous étiez pas mesuré avec des gentilshommes, des gens si au-dessus du pauvre hère que je suis. Mais maintenant, diable… vous allez m’anoblir !
Cette fois, ce fut une sorte d’ironie terrible que le chevalier crut distinguer dans la voix du geôlier.
– Eh bien ! dit-il, puisque la chose vous fait plaisir et vous honore, quand commençons-nous ?
Le geôlier se mit à réfléchir et dit lentement :
– J’apporterai deux épées, comme autrefois – deux épées démouchetées, cela va sans dire ! Avec votre adresse et la mienne, nous ne risquons pas de nous blesser sérieusement.
– Non, dit Passavant qui frissonna, nous ne le risquons pas.
– Je descendrai donc deux bonnes lames, solides, bien trempées. J’ai horreur de ces lames qui se ploient ou se brisent au premier coup.
– Quand ? haleta Passavant.
– Dès que ce sera possible ! dit le geôlier.
Et il se retira, tranquille et indifférent comme à son ordinaire, laissant son prisonnier dans un état d’agitation indicible. Le chevalier s’était accoté dans ce coin où Isabeau, plus tard, dans la soirée, devait le voir. Parfois, il frissonnait. Et parfois il murmurait :
– Pauvre diable !… Aurai-je bien ce courage ?… Il le faut ! Pour Odette… et pour Roselys !
Or le chevalier de Passavant en était ainsi à se débattre contre les sentiments divers qui l’assaillaient, et le geôlier était parti depuis plus de trois heures, lorsque la porte du cachot se rouvrit pour cette deuxième visite dont nous parlions.
Cette fois, le geôlier demeura dans le couloir.
À sa place, entrèrent quatre hommes portant des torches qui éclairèrent vivement l’intérieur. Puis, huit gardes bien armés vinrent se ranger aux murs, tandis que douze autres prenaient position dans le couloir. Enfin deux valets apportèrent une petite table noire et quatre escabeaux.
Lorsque tous ces préparatifs furent achevés, Passavant vit entrer Scas et Ocquetonville, puis trois ou quatre autres personnages de la maison de Bourgogne.
Tous ces gens étaient silencieux.
Un petit homme vêtu de noir et tout fluet entra en saluant et, s’asseyant au bout de la table, apprêta un écritoire, des plumes, et installa devant lui divers parchemins : c’était le greffier.
Enfin, trois hommes également vêtus de noir, graves et solennels, firent leur entrée dans le cachot et tout de suite prirent place à la table, sur les escabeaux qui avaient été préparés.
C’étaient les juges.
L’un d’eux, en bredouillant très vite, lut un papier qui établissait que, par l’énormité du crime, l’importance du personnage victime de ce crime, il était à craindre que le prisonnier ne pût être transporté au siège de l’Officialité ; que la légitime colère du peuple de Paris soustrairait sans aucun doute le scélérat au châtiment qui l’attendait, par une mort assurément méritée mais trop douce ; qu’en conséquence le procès se ferait dans le plus grand secret.
Le même papier concluait en ordonnant que le cachot du meurtrier fût pour la circonstance érigé en grand-chambre de justice. Passavant fit justement observer que les conseillers de la grand-chambre ne pourraient jamais entrer tous dans le cachot. Mais le juge, non moins justement, lui répondit qu’il n’avait pas voix sur ce chapitre.
– Après tout, cela m’est égal, dit Passavant en riant.
– Écrivez que cela lui est égal et qu’il a ri, dit gravement le juge.
Ce fut ainsi que commença le procès. À toutes les questions qui lui furent posées, Passavant répondit en se tournant vers Scas et Ocquetonville :
– Demandez à ces deux-là qui sont les meurtriers.
Ce jour-là, il fut établi que l’accusé s’était trouvé, d’après ses propres aveux, dans la rue Barbette, à l’heure même où le duc d’Orléans avait été tué.
Le lendemain, nouvelle visite, nouvelle séance ; les témoins déposèrent et furent unanimes : l’accusé avait été vu fuyant, couvert de sang ; Scas raconta que Passavant lui avait dit la haine qu’il nourrissait contre le malheureux duc ; Ocquetonville assura qu’il avait reçu les confidences de Guines et de Courteheuse ; ces pauvres gentilshommes, sortant d’un cabaret de la rue Barbette, avaient entendu les cris du duc d’Orléans, s’étaient élancés à son secours, mais étaient arrivés trop tard ; ils avaient pu cependant voir le meurtrier qui tenait encore la hache à la main, et avaient essayé de l’arrêter ; Passavant avait alors juré de se venger de ces deux vaillants seigneurs, et il avait tenu parole.
Le lendemain, troisième et dernière séance, très courte, qui fut consacrée à la lecture du jugement. Ensuite de quoi, le greffier annonça au condamné qu’il serait exécuté le jour suivant, sur l’heure de midi, en place de Grève.
Il faut remarquer que le geôlier fut présent à cette dernière séance, à laquelle parurent les juges et les gardes : mais les témoins ne revinrent pas.
Après la lecture du jugement, les juges se retirèrent, escortés par les gardes. Mais le greffier demeura un instant encore.
– Par grâce et compassion de notre bon sire le roi, dit-il, vous pouvez passer la nuit en prières dans la chapelle du couvent des Célestins. Le voulez-vous ?
Passavant, qui à ce moment regardait le geôlier, crut s’apercevoir que cet homme lui faisait signe de refuser. Ce n’était peut-être qu’une imagination, mais il répondit qu’il prierait tout aussi bien dans son cachot, réponse dont le greffier se montra satisfait.
Quelques instants plus tard, le condamné se retrouva seul. Le geôlier était parti, lui aussi, le laissant dans les ténèbres. Passavant commença à désespérer.
– Demain ! murmura-t-il. Demain, tout sera fini…
Le geôlier n’avait pas tenu sa promesse de venir se mesurer avec lui les épées à la main : c’était le seul espoir du prisonnier qui s’envolait. Maintenant, il était trop tard, sans doute…
– Eh bien ! tant mieux, après tout ! songea Passavant. Que ce pauvre diable vive sa vie ! N’eût-ce pas été pour moi une horrible chose que de conquérir à ce prix ma liberté ?
Ainsi, tantôt reportant son souvenir vers Odette, tantôt songeant à Roselys qu’il ne reverrait plus jamais, le jeune homme finit par s’endormir – quelques heures de lourd sommeil coupé de rêves sanglants. Lorsqu’il se réveilla, tout frissonnant, il se murmura :
– Est-ce encore la nuit ? Ou bien le jour a-t-il commencé ?… le jour où je dois mourir…
Il se disait cela. Mais, quoi qu’il fît, il n’arrivait pas à se convaincre que l’heure de la mort allait réellement sonner. Cela lui paraissait absurde. Son active imagination inventait des délais, des catastrophes qui le délivreraient, et tout à coup il entendit la porte s’ouvrir. Le vague et tenace espoir qui était au fond de sa pensée aussitôt s’évanouit.
– On vient me chercher, songea-t-il. Eh bien ! nous verrons. Il y a loin de l’Hôtel Saint-Pol à la place de Grève. Si je n’arrive pas à fuir, je me ferai tuer par les gardes. J’arracherai à l’un d’eux sa pique, sa dague, n’importe quel moyen de défense, et je mourrai les armes à la main, comme un vrai Passavant.
La porte s’ouvrit et se referma l’instant d’après.
C’était le geôlier.
– La dernière visite du geôlier, songea Passavant… Mais… que tient-il sous son bras ?… Des épées ?…
Le prisonnier se mit à palpiter. Oui, le geôlier venait de fixer la torche à la place habituelle et, se tournant vers Passavant, lui montrait deux épées.
Passavant fit un effort pour conserver son air d’indifférence.
– Est-ce le jour ? demanda-t-il d’une voix qui ne tremblait pas.
– C’est le jour, dit le geôlier. Il est bientôt onze heures du matin. Dans quelques minutes, les gardes viendront vous prendre.
– Mais ces épées ? fit Passavant.
– Eh bien, ne m’avez-vous pas promis de vous mesurer une dernière fois avec moi ? Nous avons le temps. Mais il faut que je vous demande aussi une faveur. Je vous ai dit que je serais fier de toucher l’épée d’un vrai gentilhomme… Or, qui fait le gentilhomme ? Le costume !…
– Le costume ! s’écria Passavant qui ne put s’empêcher de rire.
– Sans doute ! Eh bien, tel que vous êtes, tout déchiré, vous ne faites guère mine de gentilhomme. Aussi vous ai-je apporté un costume… et si vous vouliez…
Passavant frémit. Il devina ou crut deviner quelque secrète intention chez le geôlier. Cet homme voulait-il donc le sauver ? Lui apportait-il donc un costume pour le rendre méconnaissable et lui permettre de traverser sans encombre les jardins de l’Hôtel Saint-Pol ?
Il le regarda fixement. Mais le geôlier, froidement, lui montra le paquet, et grogna :
– Si vraiment vous voulez me faire plaisir, hâtez-vous. Tout à l’heure il sera trop tard.
Passavant ne se le fit pas dire deux fois. En moins de dix minutes, il eut opéré le changement et se trouva revêtu d’un fort beau costume qui lui seyait parfaitement.
– Cette dague à votre ceinture, dit le geôlier.
Et Passavant plaça à sa ceinture la forte dague que lui tendait le geôlier.
– Maintenant, votre épée !
Et le prisonnier ceignit l’épée, bonne lame solide qu’il eut soin de vérifier.
– Maintenant, votre escarcelle !
Et le geôlier attacha lui-même une escarcelle de cuir dans laquelle tintaient une douzaine d’écus d’or. Passavant, stupéfait et palpitant, se laissait faire.
– C’est, dit le geôlier, le dernier argent que m’aura fait gagner le sire de Bois-Redon. Vous ne comprenez pas, mais peu importe. Vous voici maintenant un vrai gentilhomme. Rien n’y manque, le costume, l’épée, la dague et l’escarcelle. Maintenant, l’honneur que vous me voulez faire sera complet. En garde, donc, en garde !…
Le geôlier tomba aussitôt dans la position de garde et, machinalement, le prisonnier l’imita.
– Voilà ! songea Passavant en touchant le fer de l’étrange adversaire, un coup droit à fond, droit au cœur… le coup qu’il m’a enseigné… et cet homme tombe. Alors, je lui prends ses clefs, je monte à la surface de la terre. Grâce au costume qu’il m’a apporté, nul ne me reconnaît. Grâce à l’or dont il m’a muni, je puis fuir… Oui. Je n’ai plus qu’un coup à porter…
– Défendez-vous, par les saints et les démons ! Défendez-vous donc !…
Le geôlier attaquait vivement. Passavant reculait.
Ce coup qu’il lui fallait porter, dix fois en quelques minutes, lui fut presque offert par le geôlier qui se découvrait, commettait d’étonnantes maladresses, et, d’une voix furieuse, répétait :
– Mais attaquez donc, mort-diable ! Tout à l’heure, il va être trop tard !
– Trop tard ? Pourquoi trop tard ?
– Pour fuir, donc !
Il y eut un bref silence. Le regard qu’échangèrent ces deux hommes fut un regard de véritable défi. Car le sacrifice et le dévouement ont leurs fureurs comme la colère et la haine. L’attitude du geôlier était d’une aveuglante clarté. Elle criait : « Tuez-moi et prenez les clefs pour fuir… »
– N’y a-t-il donc que ce seul moyen ? dit Passavant à haute voix.
Le geôlier comprit parfaitement de quoi il s’agissait.
– C’est le seul moyen, dit-il d’une voix calme. Et encore faut-il vous hâter.
Passavant rengaina son épée. Une puissante émotion lui étreignait le cœur. Ses yeux s’embuaient de larmes.
– Que faites-vous ? grogna le geôlier. En garde, en garde, ou je vous charge ! Mort-Dieu ! Et moi qui voulais voir vos progrès ! Voilà que vous ne voulez plus vous battre ? Je n’y comprends rien !
– Pardonnez-moi, dit le chevalier d’une voix tremblante. C’est vrai. J’ai fait cet affreux rêve que vous avez deviné : de conquérir la liberté en sacrifiant votre vie…
– Bah ! Bah ! Que vaut ma vie ? Je suis vieux. Quelques années de plus ou de moins, et puis, je vous assure, cette vie que vous voulez me ménager… à quoi sert-elle ? Je n’ai fait que du mal. J’en ferai encore si je vis. Un geôlier, c’est presque un bourreau. Je ne tiens pas à vivre plus longtemps. Il y a ce diable de serment que j’ai fait en présence du prêtre, sans quoi, je vous ouvrirais tout simplement la porte. Je ne peux pas. Et pourtant, vous devez vivre, vous. Il le faut, sinon pour vous-même, du moins pour elle !… Elle vous attend. Je le sais. Et je sais aussi ce qui la menace. Tenez, les clefs sont là, à ma ceinture. Ne faites pas l’enfant : un bon coup d’épée, et vous les prenez. Par exemple, je vous demande de ne pas manquer le coup.
Passavant avait écouté, tête basse. Le geôlier s’approcha de la porte, écouta un instant, puis revint en disant :
– Nous avons encore un petit quart d’heure…
– La dernière leçon, murmura Passavant. La dernière leçon d’armes, vous venez de me la donner. Je pense à ce qu’aurait été ma vie si je vous avais tué ; heureusement, cela n’est pas, cela n’eût pas été, « même pour elle »… Cela ne sera pas. Allons, geôlier, merci de m’avoir habillé de neuf pour aller à la place de Grève.
– Vous ne voulez pas fuir ? gronda le geôlier, sincèrement stupéfait.
Passavant fit un pas vers le geôlier et lui tendit la main.
– Quoi ? fit l’homme abasourdi. Moi ! Un manant ! Un geôlier !
Et il saisit la main du chevalier qu’il étreignit. De confuses idées passèrent dans sa tête. Il se dit que peut-être il était semblable à un autre homme, à un bourgeois, et même à un noble. Passavant souriait. Il n’était plus question de fuir. Tout cela s’était fait très simplement, et cette scène n’avait demandé que peu de minutes.
– Je vous tiens pour un brave à l’égal de n’importe quel haut baron, dit paisiblement Passavant. Vous avez voulu vous laisser tuer pour assurer ma fuite…
– En me donnant votre main, dit le geôlier avec la sincérité de son héréditaire humilité, en m’élevant ainsi au-dessus de ma condition, vous m’avez payé cela au delà. Je suis votre débiteur. Et je puis bien risquer maintenant…
Il s’arrêta, tout pâle.
– Risquer quoi ? palpita le chevalier qui se remit à trembler.
– Eh ! mort-diable, oui, je puis bien risquer mon âme !
– Allons ! dit Passavant en se dirigeant résolument à la porte.
Une seconde, le geôlier, le considéra avec étonnement.
– Il refuse de me tuer, songea-t-il, et il accepte que je perde mon âme par un parjure… Oh ! oh ! Le salut de l’âme est cependant chose plus grave que celui du corps, à ce que j’ai toujours ouï dire…
Quelques instants plus tard, tous deux se trouvaient hors du cachot que le geôlier, par geste machinal, referma avec autant de conscience que l’habitude. Ils montèrent, le chevalier frémissant, et le geôlier ruminant de vagues pensées où le salut de son âme tenait le premier rôle. Quand ils furent au rez-de-chaussée, le geôlier jeta un rapide coup d’œil au dehors.
– Il était temps, dit-il.
– Quoi ? fit Passavant.
– On vient vous chercher.
Le chevalier regarda, et au loin dans la direction du palais de Charles VI, vit venir une troupe d’archers. Mais maintenant, libre, de l’air et de l’espace devant lui, une bonne épée à la main, il ne craignait plus rien.
– Oui, dit-il froidement, il est temps, en effet. Partons. Vous venez avec moi ?
– Il le faut bien, grogna le geôlier. Si vous partez seul, vous allez sûrement vous heurter à ces gens. Il faut que je vous guide. Après quoi, ajouta-t-il avec un soupir, je reviendrais reprendre ma place, ici. Allons, où voulez-vous que je vous mène ?
– Au palais du roi, dit Passavant.
– J’en étais sûr ! songea le geôlier.
Ils se mirent en route, tournant d’abord le dos à la troupe qui venait, et se dirigeant vers la Bastille ; puis, longeant le chemin de ronde, ils gagnèrent cette petite porte par où Passavant était entré un soir. De là, par des chemins détournés, à travers les cours, ils marchèrent sur le palais du roi.