Le lendemain, au point du jour, comme la chose avait été convenue, Tanneguy du Chatel et le chevalier de Passavant sortirent de l’auberge de la « Truie-Pendue » ; le chevalier portait le coffret.
Pendant que le chevalier et le capitaine s’en vont chez le juif Éphraïm, nous prierons le lecteur de nous suivre à l’Hôtel Saint-Pol, où se préparait un historique événement que nous devons raconter. Le principal héros de cette aventure fut le sire de Bois-Redon.
Ce jour-là, c’était celui où Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, où les ermites malgré eux furent introduits dans l’Hôtel Saint-Pol et commencèrent leurs gestes d’exorcisme.
C’est donc dans l’appartement royal que nous entrerons tout d’abord.
Nous y retrouvons les mêmes personnages que dans la scène que nous avons précédemment esquissée, moins Odette qui avait regagné son appartement – c’est-à-dire le roi, les trois ermites et Jacquemin Gringonneur. Nous avons laissé Bruscaille au moment où il venait de convaincre Odette qu’il était un envoyé de Passavant, et où il se rapprochait de ses acolytes pour jouer son rôle.
– Sire, dit-il, « in nomine patris »…
– Oui, dit Charles qui se signa dévotement. Mais j’aime mieux ce que raconte votre révérend frère Brancaillon. Il n’importe : commencez, messire.
– Bon ! Plaise à Votre Majesté de bien s’asseoir dans le fond de son fauteuil, la tête appuyée au dossier… oui, sire, et je supplie le roi de ne pas remuer.
– Suis-je ainsi bien placé ? fit docilement le roi.
– Exactement, oui, sire, ne remuez plus, fermez les yeux, et récitez douze « pater » de suite.
– Douze ! s’écria Gringonneur. Six de plus qu’avec Tosant. Pour le coup, sire ! vous êtes guéri !
– Et Tosant ne me faisait pas fermer les yeux, dit Charles.
– Ah ! par la jupe à Juno, vous voilà bien joli, mon roi ! Avec trois gaillards de cette trempe, moi, je deviendrais fou au bout de deux heures. C’est ce qui prouve que les fous, par un effet inverse, doivent recouvrer leur santé. Soyez tranquille, sire, du moment que Bruscaille s’en mêle, vous allez devenir aussi raisonnable que Mgr de Berry.
– Gringonneur, suis-je donc insensé, à ton avis ?
– Cela dépend des jours, sire. Aujourd’hui vous me paraissez assez fou.
Le roi ouvrit les yeux. Et déjà son regard se troublait. Déjà quelques tremblements convulsifs laissaient présager une crise prochaine. Il en était ainsi toutes les fois que, devant lui, on faisait allusion à sa folie, bien que lui-même, souvent, revînt sur ce sujet. Sans doute Gringonneur sentit venir l’orage car, changeant de ton, il informa gravement le roi qu’il se rendait aux cuisines.
– Sire, dit-il, ces trois vénérables ermites vont se fatiguer au service de Votre Majesté. Il est donc juste et même nécessaire de les réconforter par quelque victuaille de haut goût.
– Bien, dit le roi avec une évidente satisfaction. Va, et ne ménage rien.
– Et n’oublie pas la buvaille ! cria Brancaillon.
Le roi donc, étant assis dans son fauteuil, les yeux fermés, la tête appuyée au dossier, nos trois compères se mirent en ligne devant lui et étendirent leurs mains. Bruscaille prononça une longue invocation à la fin de laquelle le roi, d’une voix fervente, répondit : « Amen. »
Puis, se plaçant l’un derrière l’autre, les ermites, lentement, firent trois fois le tour du fauteuil en récitant une prière. Seul, Brancaillon, qui n’avait pas de mémoire, remplaça les verbes latins par un jargon de sa composition – et cependant il louchait vers la porte pour voir si la victuaille et la buvaille n’arrivaient pas. Ayant fini leurs évolutions, ils frappèrent trois fois dans leurs mains, et Bruscaille, d’une voix terrible, cria :
– Au nom de Dieu tout-puissant, démon qui habite ce corps, je t’ordonne d’en sortir à l’instant !
Bragaille répéta cet ordre d’une voix non moins redoutable. Mais Brancaillon, après avoir attendu une minute, au lieu de répéter à son tour, se contenta de dire :
– Il ne sort pas ! Ah ! par les boyaux du pape, si jamais je mets la main sur lui !…
– Imbécile ! grogna Bruscaille.
– Messire, dit Charles en entrouvrant un œil, j’ai fini mes douze « pater ».
Bruscaille et Bragaille se regardèrent. Ils n’avaient pas prévu ce genre d’observation.
– Ah ! fit Bruscaille, le roi a déjà fini ses douze « pater » ! Que faire ?
– Que faire, par la tête et le ventre ! gronda Bragaille.
– J’ai trouvé ! dit Brancaillon. Sire, vous avez fini vos douze « pater » ? Eh bien, recommencez-les !
Il y eut un cri de joie et de soulagement. Seul, Charles, à qui ses douze premiers « pater » paraissaient sans doute suffisants, jeta un regard de reproche à Brancaillon. Mais résigné et tenace comme tout malade qui veut et espère la guérison, il referma les yeux et recommença « in petto » sa monotone complainte.
Bruscaille, alors, se plaça derrière le fauteuil, et imposa les deux mains sur la tête du roi. En même temps, Bragaille se plaçait à gauche, face à Bruscaille, et imposa la main droite. Brancaillon, placé à droite, imposa la main gauche. Dans cette position, les trois ermites commencèrent un chant latin que Brancaillon, naturellement, remplaça par une chanson bachique. Puis, chacun des trois, à tour de rôle, intima au démon qui habitait le corps du roi l’ordre d’avoir à déguerpir.
Sans doute ledit démon avait l’oreille dure, ou bien il était d’humeur récalcitrante, car, pour la deuxième fois, Brancaillon s’écria :
– Il ne veut pas sortir, le mauvais bougre ! Ah ! si jamais je le tiens… je l’assomme !
Et il montra son poing.
Bruscaille, faisant le tour du fauteuil, se plaça devant le roi, allongea le bras jusqu’à toucher la poitrine du patient ; puis, ce bras, il le ramena à lui violemment comme s’il eût vraiment attiré un être ou un poids quelconque ; il recommença ce mouvement une centaine de fois avec une vitesse et une vigueur telles que bientôt il fut en nage. Il s’essuya le front et dit :
– Je suis à bout. À vous, révérend Bragaille, et tâchez de soutirer l’infâme drôle qui refuse de sortir.
Bragaille entreprit aussitôt le même geste, et toujours avec la même énergie, la même précipitation.
– À vous, messire Brancaillon ! dit-il enfin, essoufflé.
Brancaillon commença, avec une force non exempte de quelque élégance. Il allongeait le bras, et tirait. Bientôt ce fut aussi la langue qu’il tira. Bientôt commença la bordée de jurons ; d’une voix sourde d’abord, puis d’une voix de tonnerre, il invectiva le démon qui s’obstinait à ne pas sortir, cependant que les deux autres ermites nasillaient une oraison. Tout à coup le roi se leva, irrésistiblement attiré, et Brancaillon hurla :
– Victoire ! Je le tiens !
Charles poussa un cri. Brancaillon stupéfait recula, tout effaré…
– Triple bélître ! vociféraient Bruscaille et Bragaille. C’est notre bon sire que tu as saisi par la poitrine ! Ah ! le triste ermite qui ne sait pas exorciser !
Le roi lâché était retombé dans son fauteuil. Déjà Bruscaille préparait une nouvelle série de gestes, mais le pauvre Charles trouvait que la séance avait suffisamment duré.
– Assez, dit-il, assez, mes révérends. Allez vous refaire et vous reposer, Gringonneur vous tiendra compagnie, mais ne le poussez pas sur la boisson.
– Sire, dit Brancaillon je me charge de lui !
Il paraît que si Brancaillon se chargea de Gringonneur, ce dernier dut se charger de Brancaillon, Bragaille et Bruscaille, car la réfection des pauvres ermites dura jusque fort avant dans la nuit, et le lendemain matin, lorsqu’il se présentaient pour tenter un nouvel exorcisme, ils avaient la langue pâteuse et les idées obscures, ce qui n’empêcha nullement le roi de leur témoigner la plus grande confiance.