XIV TRISTE AVENTURE DU SIRE DE BOIS-REDON

La nouvelle séance d’exorcisme commença donc. Et nous prévenons le lecteur que nous aurons à y revenir. Simultanément, se déroulait chez la reine Isabeau une scène d’un tout autre ordre. Or, c’est la combinaison de cette scène et de l’exorcisme qui valut au sire de Bois-Redon la fâcheuse aventure que nous devons raconter.

Ce matin-là, donc, Isabeau se leva de bonne humeur. Accompagnée de ses demoiselles d’honneur, sa première visite fut pour la tigresse Impéria, laquelle était soignée par le chef des gardiens des cages de Sa Majesté, homme fort versé dans l’art de guérir les blessures.

La tigresse était loin d’être guérie encore, car les crocs du chien Major étaient d’honnêtes crocs, ne faisant pas à demi leur besogne. Mais Impéria commençait à revenir à la vie. Ses blessures se fermaient. La tigresse reprenait son bel appétit.

Impéria fut, par les demoiselles d’honneur, comblée de caresses et de friandises.

Puis la reine tint sa cour dans le « chauffe-doux », vaste salle qui se chauffait au moyen de deux énormes poêles de faïence assez semblables à ceux dont on se sert encore dans les pays flamands.

Lorsque la reine eut fait ample distribution de sourires et gracieuses paroles, elle déclara qu’elle voulait être seule et rentra dans ses appartements. Les demoiselles d’honneur allèrent se confiner dans la partie du palais qui leur était réservée. Les gens d’armes prirent position dans la salle des gardes. Les gentilshommes et dames de la cour disparurent. La galerie, la salle de Théseus et celle de Mathebrune demeurèrent désertes. Bois-Redon fit sa ronde et vint au rapport.

– Que font les ermites ? demanda la reine.

– Ils exorcisent, répondit le colosse.

Cette réponse était sincère. Comme tout le monde à l’Hôtel Saint-Pol, le capitaine d’Isabeau était convaincu que nos trois sacripants étaient de véritables ermites, bien plus savants que Lancelot et Tosant en l’art d’extirper un démon. La reine regarda curieusement Bois-Redon qui se campa, bomba le torse et frisa sa petite moustache – imperceptible dans sa figure de poupée rosée.

– Ces ermites, reprit-elle au bout d’un silence, les connais-tu ?

– Moi ! s’écria Bois-Redon avec stupeur Madame, je ne connais pas de frocards, ajouta-t-il avec dégoût.

– Eh bien ! dit tranquillement Isabeau, il faut que tu connaisses ceux-ci.

Bois-Redon ouvrit des yeux énormes et la reine continua :

– Ce sont des braves qui mangent bien, boivent mieux, savent jouer aux cartes. Leur compagnie ne t’ennuie donc pas ; ce sont de joyeux compères, et puis, sûrement, ils vont exorciser le roi.

Bois-Redon baissa la tête, se gratta le bout du nez, et répéta machinalement :

– Exorciser le roi… Pourquoi, songea-t-il, la reine est-elle si contente de la guérison assurée du roi ? Il me semble jusqu’ici que…

– Tu vas donc aller trouver ces braves qui, d’ailleurs, t’attendent, et tu les aideras à exorciser le bon sire. À moins que tu ne l’exorcises à toi tout seul.

– Moi ! répéta Bois-Redon avec plus de stupeur et d’indignation encore.

– Toi. Écoute bien. Ces ermites sont envoyés par Jean de Bourgogne comme les deux premiers. Où Tosant et Lancelot n’ont pas réussi, ceux-ci peuvent encore échouer. Or, je ne veux pas, moi ! Je veux que cette fois, le roi soit réellement exorcisé. Et comme je me méfie de la science des ermites de Jean sans Peur, tu vas aller les aider, mais en prenant certaines précautions. Ainsi, tu ne te montreras pas. Tu vas être conduit dans une chambre du palais du roi par quelqu’un à moi. Là, tu attendras deux jours, trois jours, autant de jours qu’il faudra. Sois tranquille, on ne t’y laissera pas mourir de faim, et tu auras de mes nouvelles tous les matins. Seulement, tu seras prêt à toute heure, à toute minute du jour et de la nuit, prêt à exorciser le roi.

– À exorciser !… Moi !…

– Allons, ne fais pas la bête, dit sérieusement Isabeau.

Le colosse frissonna. Toutes les fois qu’Isabeau lui avait parlé de cette voix sérieuse, des choses terribles s’étaient préparées. Mais cette fois, l’étonnement l’empêcha de dériver à la terreur. On lui demandait d’exorciser ! Il ne put s’empêcher de rire. La reine le regarda de son œil inexprimablement clair.

– Tu surveilleras donc les ermites, reprit-elle, et au besoin, tu les aideras au moment voulu. Mais surtout, tu t’occuperas de la demoiselle de Champdivers…

Elle frissonna à son tour et pâlit. C’était ainsi toutes les fois qu’elle prononçait ce nom.

– La demoiselle ! murmura Bois-Redon. Diable ! Oh ! oh ! Je commence à comprendre…

Isabeau, le menton dans la main, les yeux perdus au loin, parlait d’un accent très doux et monotone :

– Tosant, disait-elle, Tosant et Lancelot étaient sur le point d’exorciser le roi. Tout serait fini maintenant. Le roi avait saisi la coupe, et il allait boire. C’était la guérison assurée. La demoiselle de Champdivers entra, s’empara de la coupe et la vida dans les cendres… Tout est à recommencer.

Sous la douceur de la voix grelottait la haine. Ces accents funèbres, ces inflexions caressantes comme l’étreinte d’un serpent qui bientôt va se resserrer et devenir mortelle, Bois-Redon les écoutait, les reconnaissait, et il tremblait en lui-même. Isabeau continuait :

– Les gens de Bourgogne ont essayé de sauver le roi en s’emparant de l’intrigante : ils ont tué Champdivers et la gouvernante, mais la demoiselle Odette est restée. J’ai continué la bataille, moi. J’ai envoyé ma tigresse contre l’intrigante. Impéria est revenue demi-morte, mais la demoiselle Odette est restée. Les ermites sont venus pour sauver le roi, mais la demoiselle Odette n’a pas voulu.

Elle leva vivement les yeux sur Bois-Redon et ajouta :

– Là où ont échoué les hommes de Jean sans Peur, là où a été vaincue Impéria, tu réussiras, toi.

Bois-Redon vacilla sur sa base.

Il avait tout à fait compris !…

On lui demandait de tuer Odette de Champdivers !…

– Oui, dit le capitaine en essuyant quelques gouttes de sueur sur son front.

– Il n’est plus question de l’enlever de l’Hôtel Saint-Pol pour la détenir en l’hôtel de Bourgogne. Il n’est plus question non plus d’éviter un meurtre dans le palais du roi. Bois-Redon, je te demande cette preuve de ton amour. Tu deviens mon chevalier. Je te lance contre la fée malfaisante qui veut ma mort. Va, mon chevalier ; va, mon capitaine ; va, mon cher amant ; va et délivre-moi ! Va, et frappe !

Elle continuait à parler doucement, sans éclat de voix. C’est avec des inflexions d’amour et de caresse qu’elle disait ces choses. Bois-Redon haletait. Il eut à ce moment tué tout ce qu’aurait voulu Isabeau.

Il ouvrit les bras d’un mouvement rude.

Isabeau se déroba, mais elle sourit, et ce sourire acheva de bouleverser Bois-Redon. Elle reprit :

– Donc, tu la frapperas. Tu la frapperas à mort. Que ce soit une bonne fois fini ! gronda-t-elle soudain furieuse et les yeux pleins d’éclairs. Que si les gens du palais foncent alors sur toi, ne t’inquiète pas, car…

– Ah ! par la mort du Christ ! cria Bois-Redon ivre de son amour et de la rage de tuer, qu’ils y viennent, ceux-là !… Une femme, par les plaies ! Une fille, par l’enfer ! J’aurais pu…

– Quoi ! Quoi donc ! rugit Isabeau.

– J’aurais pu hésiter ! hurla Bois-Redon déchaîné. Mais je n’hésite pas, reine ! Je vais la frapper, la tuer, et ce sera proprement fait, d’un seul coup en plein dans le cœur ! Et quant aux autres…

Il y eut un éclat de rire qui fit grelotter les vitraux dans leurs mailles de plomb.

– Viens, mon brave. Viens sauver ta reine, ton amante, et quant au roi, écoute…

Ils arrivaient dans la grande galerie déserte.

– Le roi ? songea-t-il en pâlissant. Tout ce qu’elle veut, oui, mais le roi !… Diable !…

– Les ermites, disait Isabeau, les ermites s’appellent Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.

– Ah ! ah ! fit Bois-Redon les yeux écarquillés. Ces drôles…

– Ces ermites vont tenter l’exorcisme. Quand ? Demain ? Dans huit jours ? Tu le sauras. Tu te tiendras prêt à tout. Quand ils donneront le signal, quand on viendra te chercher, tu accourras, tu frapperas la demoiselle de Champdivers, d’abord… Et puis s’ils ont peur, s’ils hésitent…

– S’ils hésitent…

– Oui. Tu frapperas, toi !… Tu frapperas le roi !…

Isabeau leva les yeux sur le capitaine.

Elle le vit livide.

Elle comprit ce qui se passait dans l’âme de ce soldat dressé à considérer le roi comme la représentation de Dieu sur terre.

Isabeau leva les mains, les posa sur les épaules du géant, et gronda :

– Jure de frapper !…

Bois-Redon la vit contre lui. Le parfum de ses cheveux l’enivra. De nouveau, la passion se déchaîna, hurla en lui. Ses yeux s’ensanglantèrent. Sa tête tourna.

D’une étreinte furieuse, il saisit la reine dans ses bras et haleta :

– Jurez d’être toujours à moi !…

– Toujours ! dit-elle. À toi ! À toi seul désormais ! Tes jalousies, je les apaiserai. Ton amour, je l’élèverai si haut que nul ne pourra plus te porter ombrage… Allons, à ton tour, jure de frapper !… Elle d’abord… et puis le roi !…

– Le roi ! râla Bois-Redon fou d’amour, le roi de France, je le tuerai d’un coup ! d’un seul coup au cœur !…

Elle s’abandonna. L’étreinte du capitaine fut plus violente. Il la souleva jusqu’à lui, et ses lèvres, d’un rude baiser, cherchèrent les lèvres de la reine…

Au bas de l’escalier, il y eut un cri sourd…

* *

*

Nous avons dit que nous serions obligé de revenir à la séance d’exorcisme qui se poursuivait chez le roi Charles VI. Elle fut à peu près pareille à celle que nous avons essayé de décrire, avec cette différence, pourtant, que le prieur des Célestins fut d’abord présent à ces étranges exercices.

C’était un homme d’aspect plus guerrier que religieux, plus rude que vénérable. Il abordait la soixantaine, mais si sa barbe avait grisonné, il se tenait droit et ferme, et son regard brillant donnait à son visage une apparence de jeunesse. Le rôle qu’il joua dans ces aventures nous échappe. Nous savons seulement que Charles VI le tenait en singulière vénération. Il témoigna son respect et son amitié pour le prieur en comblant le couvent des Célestins de présents innombrables et riches. La célèbre chapelle fastueuse par son architecture et par les joyaux qu’elle contenait, fut presque entièrement l’œuvre de ce roi.

Comment et pourquoi le prieur fut-il amené, dans la grande tragédie de ces temps, à prendre parti pour Jean de Bourgogne et Isabeau de Bavière ? C’est ce que nous n’avons pu savoir.

Le premier était donc venu examiner les nouveaux ermites. Il les regardait faire, avec un sombre sourire de mépris. Parfois, d’un mot bref, il rectifiait un geste. Parfois aussi, il couvrait de sa voix psalmodiant une prière, la voix de Brancaillon psalmodiant des jurons.

– Eh bien, sire prieur, demanda Charles, que pensez-vous de ces guérisseurs ?

– À merveille, sire roi, ils s’en tirent à merveille.

– Surtout celui-là, hein ?

Il désignait Brancaillon.

– Oh ! celui-là mérite toute votre confiance, bien que les deux autres ne soient pas non plus à dédaigner, Sire, vous pouvez être tranquille. Jamais Votre Majesté n’aura mis son mal en meilleures mains.

– Je les aime, dit Charles. Ils m’ont fait rire. Surtout ce gros-là !

Le prieur, quelques instants, contempla d’un œil rêveur ce roi, ce pauvre roi bafoué, à qui l’on jouait la comédie. Peut-être songeait-il à ce qu’il y avait de vraiment hideux en cette comédie bientôt sanglante. Peut-être son intelligence, supérieure à celle de Jean sans Peur, s’indigna-t-elle qu’on bafouât la majesté royale en même temps que le roi. Il fronça ses sourcils touffus sous lesquels luisaient des yeux profonds. Mais, sans doute, la condamnation était irrémissible. Le prieur s’inclina devant le pauvre fou et insista :

– Sire roi, adieu. Je reviendrai. Mais Votre Majesté a-t-elle vraiment confiance ?

– Oui, dit le roi avec fermeté. Surtout en ce gros compère-là ! J’ai confiance parce qu’ils ont un talisman.

– Un talisman ? fit le prieur avec étonnement et inquiétude. Quel talisman ?

– Vous ne le saurez pas, messire ! Allez, et revenez-nous bientôt.

Le prieur se courba, fit le signe de croix, murmura une prière à l’intention de Sa Majesté, puis se retira en songeant :

– Un talisman ? Que peut être ce talisman ?… N’y pensons plus : quelque inspiration de sa folie, sans doute. Mais n’est-il pas terrible que nous soyons réduits à de tels expédients pour restaurer dans Paris et le royaume la véritable autorité monarchique ?

– Le talisman… songeait Charles VI en souriant. Eh ! n’est-ce pas un vrai talisman, puisque c’est Odette elle-même qui me répond d’eux ?…

Le prieur des Célestins, une fois parti, les trois ermites poussèrent un soupir de soulagement et voulurent reprendre avec une nouvelle ardeur les gestes d’exorcisme qui devaient faire sortir le démon de folie gîté quelque part dans le corps du roi.

Ceci pourra paraître assez étonnant, mais c’est au fond un phénomène naturel : ces drôles commençaient à se prendre au sérieux ; les gestes qui n’avaient aucun pouvoir sur le roi commençaient à influer sur eux-mêmes ! Ils en arrivaient à oublier qu’ils étaient là pour un geste définitif et terrible. Vaguement, ils pensaient qu’après tout, on avait vu d’autres miracles !

Le roi admira de bon cœur le zèle de ses guérisseurs, et finit par leur dire :

– Reposez-vous, mes révérends, reposez-vous, je le veux.

Brancaillon se mit à rire. Bruscaille et Bragaille se frottèrent les mains. Les sacripants savaient bien en quoi consistait le repos auquel les conviait le roi. En effet, dans un coin de la pièce, on avait apporté une table chargée de divers flacons : c’était Charles lui-même qui en avait ainsi décidé.

D’un même mouvement, ils se tournèrent vers la table, et le roi tout souriant se leva, s’approcha de cette table, et se mit à remplir lui-même trois grandes coupes d’argent.

– Asseyez-vous et buvez, dit le roi de France.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, sans façon aucune, prirent place dans les fauteuils à coussins brochés d’or, saisirent chacun sa coupe d’argent et la vidèrent, Bruscaille les yeux levés au plafond, Bragaille, plus fin, les yeux à demi-clos, Brancaillon la main sur le cœur.

– On est bien ici, dit alors simplement Bragaille.

– Oui, fit Bruscaille toujours en éveil, mieux qu’en notre ermitage où, assis sur des pierres, nous buvons l’eau puisée à la source.

– C’est du fameux, dit Brancaillon ; il n’y en a pas de pareil à la Truie pendue…

Les sacripants se versèrent une dernière rasade, et, avec un soupir de regret, déposèrent leurs coupes. Sur un appel du roi, deux valets vinrent enlever la table, mais Charles saisit les trois coupes d’argent, en remit une à chacun des trois ermites, et leur dit :

– Vous les garderez en souvenir de moi. Même si vous ne me guérissez pas, je suis content de vous. Tosant et Lancelot étaient sévères et tristes. Vous m’avez fait rire, je vous tiens pour de bons et braves guérisseurs.

Ébahis, ils contemplaient les coupes et les retournaient dans leurs mains.

– Quoi ! bégaya Bragaille, ces belles choses pour nous !

– Ah ! sire, cria Bruscaille enthousiasmé, quel malheur qu’un aussi bon roi détienne des démons dans son ventre !

– J’ai une idée ! dit tout à coup Brancaillon.

– Allons, fit le roi, je dois maintenant recevoir mes gentilshommes. Retirez-vous. Vous reviendrez tantôt.

– Pourtant, dit Brancaillon dont le cerveau était un peu enfumé par les rasades, mon idée est bonne. Je suis sûr que le démon n’y résisterait pas et sortirait tout seul.

Le roi tressaillit. Ce mirage qui attire sans cesse le malade incurable se présenta à son imagination. Il y a quelque chose d’indestructible chez l’homme qui lutte contre un mal : c’est l’espoir de guérir.

– Qui sait ? murmura Charles. Est-ce un nouvel exorcisme ? demanda-t-il.

– Nouveau ? fit Brancaillon. Non, car je l’ai déjà essayé sur moi-même.

– Et il a réussi ? palpita le roi.

– Tout de suite ! dit Brancaillon avec un rire épais.

– Mes gentilshommes attendront ! fit le roi. Voyons votre exorcisme… Commencez !

Et Charles, avec empressement, reprit sa place dans son grand fauteuil. Bruscaille et Bragaille se regardaient, étonnés et méfiants. Bragaille marchait sur les pieds de Brancaillon. Mais celui-ci n’en avait cure. Le bon vin aidant, son exorcisme lui semblait de plus en plus merveilleux.

– Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? dit-il en se frappant le front.

– Eh bien, commencez donc ! dit le roi avec impatience.

– Sire… c’est une histoire ! Il faut que je vous la dise.

– Une histoire ! s’écria Bruscaille très inquiet. Une histoire n’est pas un exorcisme. Tu… vous nous la raconterez demain, révérend Brancaillon.

– Non, non, cria le roi, tout de suite !

– La voici ! dit le révérend Brancaillon.

Bruscaille et Bragaille échangèrent des signaux désespérés. Mais Brancaillon, superbe, se campa pour raconter, et le roi s’installa pour écouter.

– Il faut vous dire qu’en ce temps-là, j’étais amoureux de Marion Bonnecoste…

– Hein ! s’écria Bragaille indigné. Amoureux ! Un ermite !…

– Sire, dit précipitamment Bruscaille, avant d’être ermite, le révérend Brancaillon a porté la casaque et fait la guerre. C’est sûrement en ce temps que…

– Laissez, laissez, dit le roi en riant. Continue, mon brave. C’est toi qui me guériras.

– Là ! fit Brancaillon radieux. Donc, j’étais amoureux. Connaissez-vous Marion Bonnecoste, sire ?… Non ?… C’est étonnant, tout le monde la connaît, à Paris. Eh bien, c’est, ou plutôt c’était une bien belle fille, des yeux noirs, des lèvres rouges, une brave fille, sire, contre laquelle il n’y a rien à dire, si ce n’est que l’autre jour elle n’a pas voulu nous…

Ici, Bragaille marcha sur le pied de Brancaillon, mais cette fois si vigoureusement que le digne narrateur jeta un cri et comprit qu’il s’engageait dans une passe dangereuse.

– Bref, reprit-il, un jour, ou plutôt un soir, je me trouvai, je ne sais comment, tout triste et malade. J’avais des visions biscornues. Des diables me frôlaient, me touchaient de leurs doigts velus ; je les entendais ricaner en voltigeant autour de ma tête…

– Oh ! murmura le roi profondément attentif à l’énumération de ces symptômes, c’est tout comme moi !

– Tout à coup, continua Brancaillon, je sentis que l’un de ces démons s’était venu loger dans mon corps. Je l’entendis fort bien me crier des injures. Je retournai donc au cabaret d’où je sortais quand m’arriva cette pénible aventure et je me remis à boire dans l’espoir de noyer le diable. Mais le drôle était entêté. Plus je buvais, plus il se montrait insolent. Bientôt je me rendis compte que, sournoisement, il devait absorber mon vin au fur et à mesure que je buvais. Je sortis donc du cabaret, moitié pour ces motifs et moitié parce qu’on me jeta dehors sous le prétexte que je n’avais pas de quoi payer. Et cependant le démon qui m’avait choisi pour logis se remuait en moi au point que je pouvais à peine me tenir debout. Alors, j’allai chez Marion Bonnecoste…

Brancaillon s’arrêta net et rougit. Oui, il rougit, le pauvre hère, et demeura fort embarrassé.

– Allons-nous-en, dit Bruscaille, tu nous raconteras la fin une autre fois.

Mais le roi n’avait pas rougi, lui ! Le roi voulait guérir ! Le roi, comme tous les malades à cervelle détraquée, ne demandait qu’à croire ! Il intima à l’ermite l’ordre de continuer.

Et Brancaillon, se déchargeant de tout scrupule par un haussement de ces larges épaules :

– Sire, par où diable pouvait sortir le démon qui me tourmentait, sinon par la bouche ?

– C’est juste, par Notre-Dame !…

– Eh bien ! Marion me prit dans ses bras, la bonne fille, et, je suis bien forcé de le dire, je sentis ses lèvres sur les miennes. Or, qu’arriva-t-il ? Je me le demande encore ! Peut-être le démon fut-il étouffé parce qu’il manquait d’air ? Peut-être était-ce là un exorcisme intolérable pour lui ? Ce qui est sûr, c’est que je me trouvai parfaitement guéri, en suite dequoi, comme de juste, j’allai me confesser.

– Ah ! ah ! fit le roi toujours attentif, et que vous dit votre confesseur ?

– C’était un saint homme, et très savant, sire. Il me dit que l’exorcisme que j’avais employé était excellent.

– Oui, dit le sire pensif, j’ai souvent entendu parler d’un exorcisme qui consiste à faire aspirer par la bouche le démon de folie qui ne veut pas sortir.

– C’est cela, s’écria Brancaillon, c’est tout à fait cela ! Seulement, ce digne confesseur ajouta que j’aurais dû, pour le salut de mon âme, faire exécuter l’exorcisme par ma propre femme, c’est-à-dire celle qui m’était unie par les liens sacrés du mariage. J’eus beau lui objecter que je n’étais pas marié… Il n’en voulut pas démordre et soutint que j’avais risqué l’éternelle damnation…

Le roi tressaillit.

Il est certain que sur cet esprit la crainte de la damnation exerçait une influence décisive.

– Il faudrait donc… murmura-t-il avec une évidente répulsion.

Et il se tut. Brancaillon, rondement, ajouta :

– Il faudrait, sire, que Sa Majesté la reine, qui vous est unie par le mariage, consentît à aspirer le démon. Je vous réponds de la réussite. Quoi de plus facile ?…

Le fou se leva tout agité. Il se prit à arpenter la pièce de ce pas inégal, tantôt morne et lent, tantôt précipité, qu’il avait lorsque se préparait une de ses affreuses crises.

– La reine ! balbutia-il. La reine ! Consentira-t-elle seulement ?… Elle ne m’aime pas !… Que lui importe ce que je puis souffrir ? La reine ! ajouta-t-il sourdement avec une colère, croissante. Qui sait si elle ne s’est pas écartée de moi pour éviter que, par cet exorcisme… Ah ! par Notre-Dame ! je veux…

Ses yeux devenaient hagards. Ses lèvres commençaient à se plisser nerveusement.

Il eut un strident éclat de rire, puis un sanglot déchira sa gorge.

Stupéfaits et tremblants, les trois ermites assistaient, immobiles, silencieux, à ce terrible spectacle.

Ils n’avaient vu jusque-là dans le roi qu’un homme affable, docile, patient, écoutant avec une étrange politesse les fantaisies les plus extraordinaires, se prêtant de bonne grâce à toutes les grimaces de leurs exorcismes. Le fou se montrait !… La démence éveillée allait se déchaîner !…

Brusquement, il revint sur Brancaillon et gronda :

– Tu dis donc que la reine… tu dis la reine, n’est-ce pas ?… Parle donc, stupide ermite !…

– La reine, bégaya Brancaillon effaré, terrifié, oui, sire, la reine.

– Il suffit ! dit Charles avec une majesté tragique. Je vais… holà ! mon capitaine !…

Le capitaine des gardes du roi entra. Un coup d’œil lui suffit pour voir ce qui se préparait. Il jeta un regard de travers aux ermites consternés et, s’avançant rapidement sur Charles :

– Sire, dit-il, voulez-vous qu’on aille chercher la demoiselle de Champdivers ?

Souvent ce nom seul calmait le fou. En pleine crise, même, dès qu’Odette apparaissait, dès qu’elle mettait sa main sur le front du roi, tout s’apaisait en lui. Mais, cette fois, il se mit à hurler :

– L’ermite a dit : la reine !… Je veux aller chez la reine !… Capitaine, prenez douze gardes avec vous et suivez-moi. Vous allez voir la reine me guérir !…

Il eut un éclat de rire d’une poignante tristesse, et s’élança. Strict observateur des consignes qu’il recevait, le capitaine, à la tête de douze hommes d’armes, suivit le roi qui, prenant de l’avance, traversa en courant les jardins déserts, et arriva en présence du palais d’Isabeau.

D’un bond, tout hagard, tout haletant, il pénétra dans le grand vestibule du rez-de-chaussée, leva les yeux et un cri monta jusqu’à ses lèvres.

Il s’arrêta court.

Là-haut, dans la galerie, au bord du large escalier, Isabeau de Bavière et Bois-Redon étaient d’abord demeurés frappés de stupeur. Ce fut avec une sorte de lenteur tragique qu’ils s’écartèrent l’un de l’autre. La figure convulsée, Isabeau attendait. Le meurtre luisait dans son regard. Impassible, indifférent, si on peut dire, Bois-Redon se disait que le moment d’en finir était sans doute arrivé.

Charles VI était-il certain de la fidélité d’Isabeau ? Le contraire paraît prouvé. Il y avait longtemps qu’il vivait séparé de la reine. Dans ses heures d’accalmie et de demi-raison, il la méprisait et la redoutait. Il la soupçonnait. Et son soupçon était presque une certitude.

Mais jamais il n’y avait eu flagrant délit…

Cette fois, il tenait « la preuve ».

Il se mit lentement à monter l’escalier.

La reine le vit si pâle, si calme, si farouchement résolu, que la terreur, en un instant, fit irruption et submergea son cœur. Elle ne sut plus où elle était, ni qu’elle était la reine. Elle comprit seulement que des choses terribles allaient se passer, il fallait se défendre. Il fallait, d’un seul bond d’esprit, se ruer à la résolution suprême. Elle se pencha sur Bois-Redon et gronda :

– Tue-le !…

Bois-Redon, effroyablement pâle, commença à descendre l’escalier.

À ce moment, le capitaine des gardes parut dans le vestibule escorté de ses douze hommes d’armes.

L’instant fut sinistre.

Bois-Redon s’arrêta ; il avait aux lèvres le pâle, l’indéfinissable sourire du vaincu qui va mourir.

– Lâche ! rugit Isabeau. Va donc ! Mais va donc !…

Ces mots, elle crut les crier. Elle les cria en elle-même. Aucun son autre qu’une sorte de gémissement ne se fit entendre.

Déjà le capitaine était au milieu de l’escalier, près du roi, devinant tout d’un coup d’œil, et il dit :

– Sire de Bois-Redon, où allez-vous ?

C’était la porte ouverte à de possibles explications capables d’amener une détente et une entente. Le roi se tourna vers son capitaine. Il bégaya on ne sait quoi. Mais le geste suppléa à la parole. Il étendit vers Bois-Redon une main qui tremblait convulsivement. Et alors son capitaine prononça :

– Sire de Bois-Redon, au nom du roi mon maître, rendez-moi votre épée.

Bois-Redon obéit sans un mot, dégrafa la dague et l’épée, les remit au capitaine qui les donna à un de ses hommes. Le roi monta. Son capitaine suivit avec les gens d’armes au milieu desquels se trouvait Bois-Redon.

Arrivé dans la galerie, le roi s’arrêta près d’Isabeau. Ils se regardèrent. Elle se raidit, s’immobilisa, se pétrifia, comprenant qu’au premier mot, qu’au premier geste, elle était arrêtée, à moins que le roi ne l’abattît d’un coup de poignard.

Encore une fois, le capitaine des gardes tenta la détente. Il dit :

– Majesté, en quel cachot faut-il conduire ce gentilhomme ?

Le roi se tourna vers le capitaine, le toisa de la tête aux pieds, et bredouilla :

– Gentilhomme ?…

– Majesté, répéta le capitaine, où faut-il conduire Bois-Redon ? Dans les prisons du palais ?

Le roi éclata de rire. Ce fut terrible. Isabeau se mordit les lèvres pour ne pas crier.

– Aux Fourches ! À la hart ! Comme un manant ! Comme un coupe-bourse ! Comme un truand ! Un voleur pris sur le fait ! Aux fourches ! À la potence !…

– Le procès, sire ! Il faut le procès !…

– Il n’y a pas de procès pour le voleur pris sur le fait ! En route ! Aux Fourches ! En route, ou je vous fais pendre, vous, pour crime de rébellion !…

Isabeau ferma les yeux.

Le roi marcha sur elle, la toucha au bras, frissonna, et, avec une funèbre douceur, murmura :

– Venez, madame.

Elle chancela. Tout de suite, elle comprit ce que voulait le roi. Elle essaya de résister et balbutia :

– Venir ? Où cela, sire ?… Je suis fatiguée… laissez-moi rentrer en mon appartement.

– Venez, répéta le roi avec la même douceur.

– Où ? cria-t-elle. Où voulez-vous que je vienne ?

– Voir pendre votre amant, dit-le roi.

Elle recula. Elle frémit. Elle sentit grelotter son cœur. Un sanglot monta à sa gorge… C’était une femme exaspérée par les passions de l’amour et de l’ambition, mais c’était une femme. Aimait-elle Bois-Redon ? Pourquoi pas ? C’est probable. Si fort, si robuste, si obéissant, si stupide, elle avait dû finir par éprouver pour lui plus que de l’affection comme on en a pour le chien familier. C’était son arme d’attaque et de défense. Près de lui, cent fois, elle s’était hasardée la nuit hors de l’Hôtel Saint-Pol. Près de lui, sans autre escorte, elle se sentait infiniment rassurée. Oui, un peu plus que sa tigresse, elle devait l’aimer.

– Sire roi, dit-elle dans un râle d’horreur, de tels spectacles, vous le savez bien, me font mal. Je n’irai pas !

Un peu plus, le roi se rapprocha d’elle et, la figure dans la figure, lui parla :

– Madame, votre amant va être pendu. Vous serez là. Vous le verrez mourir. Si vous ne venez pas, je vous jure que je vous fais arrêter à l’instant, et que je réclame contre vous le châtiment des adultères. Attachée nue sur un âne, la tête vers la queue de la bête, vous serez, madame, promenée, à travers la Ville, la Cité, l’Université et l’exécuteur des hautes œuvres vous fouettera. Allons, madame, évitez ce scandale à la royauté de France que vous avez suffisamment déshonorée. Venez-vous ?

– Je viens ! dit Isabeau dans un souffle.

– Capitaine, dit le roi, donnez la main à Madame la reine ; elle veut voir pendre le truand.

C’était la dernière insulte. Le roi et la reine paraissant ensemble, le roi seul devait et pouvait donner la main. Le capitaine ferma les yeux et tendit son poing, persuadé que la reine refuserait de s’y appuyer, mais il sentit presque aussitôt sur ce poing le contact d’une main légère et glacée. Il ouvrit les yeux et vit Isabeau souriante !…

Elle s’était domptée ! Ce qu’il pouvait y avoir d’imprécations et de résolutions mortelles dans son cœur, nul ne l’a jamais su. Mais ce grelottement convulsif qui l’avait saisie avait disparu ; mais son visage s’était calmé ; mais un sourire immobile détendait ses lèvres !…

Isabeau descendit l’escalier d’un pas ferme, appuyée au poing du capitaine, et près d’elle marchait le roi. Puis venait le groupe des hommes d’armes entourant Bois-Redon. On sortit du palais. Le cortège se dirigea vers ces terrains incultes qui avoisinaient la tour Huidelonne.

Les gens de l’Hôtel Saint-Pol, en quelques minutes, comprirent le drame. Au bout d’un quart d’heure, il y avait trois ou quatre mille spectateurs aux abords de la Huidelonne : gentilshommes des palais, gardes, arbalétriers, archers, officiers, dames, valets de tout grade, une foule silencieuse, frappée de stupeur.

L’exécuteur de l’Hôtel Saint-Pol prévenu en hâte, de par les ordres du roi, accourait, flanqué de ses aides portant une belle corde qui n’avait guère servi qu’une douzaine de fois, ainsi que l’assura le bourreau au condamné. Au premier rang de ce peuple accouru se tenait le roi et, près de lui s’était placée la reine.

Et Bois-Redon ?…

Il dit seulement :

– J’eusse mieux aimé être décapité. La hache est plus noble que la corde, mort-diable !

– Oui, dit l’exécuteur, mais avec la corde, c’est tôt fait. Votre Seigneurie désire-t-elle un confesseur ?

– Tu m’y fais penser ! cria Bois-Redon. Qu’allais-je faire !… Me laisser pendre sans confession ? Notre-Dame et les saints m’eussent repoussé avec horreur ! Je veux un confesseur.

Ce désir fut transmis au roi. C’était chose inéluctable. Non seulement les condamnés avaient le droit de se confesser tout leur soûl, mais encore on les confessait de force quand, d’aventure, ils préféraient passer « ad patres » en se privant de cette formalité suprême.

– Un confesseur ? fit le roi. C’est juste. Ce Bois-Redon n’était pas un païen, après tout. Je vais donc lui donner un confesseur – et un bon – dont il n’aura pas à se plaindre.

Il dit quelques mots à l’oreille d’un gentilhomme qui se trouvait près de lui, et qui partit en courant.

La foule attendit, toujours silencieuse. Le roi considérait Bois-Redon avec un sombre regard. La reine, toute raide, figée, toujours souriante, regardait sans voir. Nous devons la peindre telle qu’elle était. Vingt fois, dans ces quelques minutes où il attendait sans impatience le confesseur annoncé, Bois-Redon tourna vers elle son regard de chien fidèle qui mendiait une suprême caresse. Pas une fois, l’œil d’Isabeau ne se reposa sur son amant. Non qu’elle craignait que son regard à elle ne fût saisi par le roi ou par cette foule… Simplement, Bois-Redon n’existait plus pour elle.

Il y eut tout à coup un mouvement d’agitation dans la foule, et on vit s’approcher de la potence un moine colossal, au capuchon rabattu sur les yeux.

Tout le monde fit cette remarque plaisante qu’à un géant tel que Bois-Redon il ne fallait pas moins qu’un géant tel que ce confesseur.

Le religieux s’était approché du condamné, et il y eut quelques pourparlers à voix basse. Tout à coup, il y eut un bruit de dispute. Des jurons éclatèrent : un formidable duo de jurons frénétiques, le confesseur donnant la réplique au confessé.

– Je n’en veux pas ! hurlait Bois-Redon. Nombril du pape ! Je ne veux pas être confessé par Brancaillon !… Au large, mauvais garçon, va-t’en au diable !

– Eh ! bélître, qu’est-ce que cela peut te faire ? rugissait le confesseur. Par les tripes et les boyaux, par les cornes, par le pied fourchu ! je confesse aussi bien qu’un autre !

– Au feu ! vociférait Bois-Redon. À la hart ! Au truand ! C’est Brancaillon, vous dis-je ! Foudre et tonnerre ! Sang du Christ ! Va-t-on me faire confesser par Brancaillon !

– Ah ! misérable, grognait le confesseur, tu insultes Brancaillon ! Ah ! Par les ongles de Belzébuth ! Par le Ventre-Dieu ! Par les flammes ! Par la gorge de Marion ! Tu vas voir ce qu’il en coûte !…

Et l’on vit le confesseur retrousser ses larges manches de son froc et lever un poing formidable. Bois-Redon, de son côté, se mit en garde, les deux poings en position…

Les deux colosses allaient se ruer l’un sur l’autre.

Ils allaient s’assommer !

À ce moment, les rangs de la foule s’écartèrent. Une houle de dégoût, de mépris, de terreur fit osciller toutes ces têtes empanachées. Un homme s’avançait, vêtu de noir sous le vaste manteau rouge dont il s’enveloppait. On lui ouvrait le chemin. Nul ne tenait à être frôlé par cette apparition.

Il y eut de sourds jurons, il y eut des signes de croix. On grondait :

– Pourquoi le sorcier de la Cité a-t-il libre accès dans l’Hôtel Saint-Pol ?

Saïtano s’avança rapidement et se plaça entre Brancaillon et Bois-Redon…

Share on Twitter Share on Facebook