Le sorcier regarda un instant Brancaillon, et le poing du géant, levé pour assommer son adversaire, aussitôt retomba. L’ermite recula effaré, se couvrit le visage de son capuchon et murmura :
– Je suis vivant, maître, je suis vivant !
Son pauvre esprit sombra dans l’épouvante. Saïtano l’eût renversé en le touchant du bout du doigt.
– Va-t’en, dit-il.
– Tout de suite ! fit Brancaillon enchanté.
Et il s’en alla, trébuchant, tandis que le roi et les gentilshommes qui l’entouraient éclataient de rire.
– Allons, cria Charles avec une gaieté fébrile, voici notre ermite qui ne veut pas confesser le brave capitaine des gardes de Madame la reine. Sorcier, voudrais-tu donc te charger de la besogne ?
Saïtano s’inclina, plia en deux sa longue échine, et se redressant, d’un ton sinistrement jovial :
– S’il plaît à Votre Majesté…
– Mais je ne veux pas, moi ! dit sourdement Bois-Redon.
La reine, qui avait d’abord paru se désintéresser du sort de son capitaine, assistait maintenant à cette scène avec une profonde attention. D’étranges pensées montaient lentement dans son esprit, et y érigeaient des images qui surexcitaient en elle un funèbre intérêt. Elle ne quittait pas Saïtano des yeux, et un espoir imperceptible, éloigné encore comme une pâle étoile perdue au fond des nuées, la faisait palpiter.
– Sire, dit Saïtano du même accent bizarre et jovial, Votre Majesté m’a déjà vu à l’œuvre. Vous savez que je puis calmer les appréhensions de cet homme qui va mourir… Mourir, entendez-vous ? C’est chose assez grave, il me semble. Laissez-moi au moins lui faire la mort plus douce.
– Soit ! dit le roi en détournant la tête. Je veux bien qu’il s’en aille de ce monde, car il a cruellement offensé… la reine ! Mais je ne tiens pas à le faire souffrir.
– Passions ! rugit en lui-même Saïtano. Pauvres minuscules passions qui, de votre souffle si léger, causez de tels bouleversements parmi les hommes ! Vie imbécile ! Vie stupide ! Inanité, vanité effroyable de cette vie sans but ! – Que c’est pauvre ! Et quel hideux désordre ! ajouta-t-il tout haut dans un strident éclat de rire.
Nul ne comprit ces exclamations.
Le roi seul, le fou les écouta gravement, et, sans savoir pourquoi, approuva d’un signe de tête.
Saïtano s’approcha vers Bois-Redon. Le capitaine cria :
« Arrière ! Va-t’en au diable ! » Et, se tournant vers l’exécuteur :
– Allons, fais ton office. Par Notre-Dame, faut-il tant de façons pour attacher une cravate de chanvre au cou d’un gentilhomme ?…
– Écoutez, murmura le sorcier à voix basse, je vous suis envoyé par la reine.
Bois-Redon tressaillit. Une légère rougeur se plaqua sur son visage de poupée jusque-là livide.
– La reine ? balbutia-t-il avec ferveur, comme il eût dit : « La vierge puissante ! La reine des cieux ! »
– Voulez-vous donc la désespérer ? reprit rapidement Saïtano.
– Moi ! fit le colosse avec stupeur. Moi qui meurs pour elle ! Moi qui consentirais à subir dix fois le supplice qu’on va m’infliger !…
– Eh bien ! si vous voulez qu’elle vous garde un souvenir d’amour dans son cœur, buvez ceci !
En même temps, d’un geste rapide, Saïtano sortit de dessous son manteau un minuscule flacon. Le condamné le saisit, le tourna dans ses doigts avec de la curiosité, de l’effroi et un vague espoir…
– Cette liqueur, fit-il en tremblant, c’est donc…
– Un élixir qui vous fera vivant ! dit Saïtano avec un frémissement d’ardeur. Vivant dans le cœur de la reine ajouta-t-il en se reprenant.
– Il suffit, dit Bois-Redon.
Et il jeta un long regard à Isabeau, comme pour fixer son image dans son esprit jusque par delà la mort.
– Sorcier, continua-t-il d’une voix calme, apaisée déjà par l’approche de la mort, sorcier, je t’ai redouté, je t’ai méprisé, je t’ai haï pour tes accointances avec l’enfer. Mais si ce que tu dis est vrai, si cet élixir peut me faire vivre dans le cœur de la reine lorsque je ne serai plus, sorcier, à ma dernière minute, je te bénis…
Et il but lentement le contenu du flacon qu’il garda ensuite dans sa main convulsivement fermée, comme le suprême talisman capable de lui assurer dans la tombe l’amour fidèle de celle que si fidèlement il avait aimée. Alors l’exécuteur lui passa la corde au cou. Il fit un signe. Les aides tirèrent…
Bientôt se balança dans l’espace le corps du sire de Bois-Redon…
La foule attentive demeura autour du gibet, immobile et silencieuse, jusqu’à ce que tout fût fini. Alors, le roi eut un soupir. Il jeta à la reine un regard de travers, un regard tout chargé de menace. Puis, des yeux, il chercha le sorcier pour lui demander ce qu’il avait fait boire au condamné. Mais le sorcier avait disparu. Charles VI, alors, se tourna vers son capitaine des gardes.
– Monsieur, lui dit-il, vous escorterez Madame la reine jusqu’à son palais dont vous ferez garder toutes les portes. Le capitaine de ses gardes étant mort, c’est à nous d’assurer sa sécurité.
Il y eut un mouvement de stupeur. Cet ordre, malgré les derniers mots, équivalait à une arrestation. Puis cette stupeur vite effacée fit place au respect. On s’empressa autour du roi. On se murmurait que Charles revenu à la raison reprenait le pouvoir effectif. Devant l’acte qui signalait ce retour à la santé et à la puissance, il y eut des frémissements de terreur. Il y avait là quatre ou cinq cents gentilshommes, tous plus ou moins dévoués à la reine. Tous, c’est à la reine qu’ils avaient porté leurs hommages et demandé des faveurs. Bien peu d’entre eux fréquentaient le palais de Charles VI. Mais lorsque le roi eût donné à haute voix cet ordre qui était une sorte de coup d’État, c’est vers lui que se porta la foule.
La reine partit seule, escortée… entourée plutôt par les gardes, et un indicible sourire de mépris crispa ses lèvres pâles. De la Huidelonne, alors, partit un éclat de rire. Il y avait là quelqu’un qui regardait, riait, et murmurait :
– Reconnaissance humaine, amour des hommes, affections, dévouements, je vous reconnais !
Le roi s’en alla vers son palais, escorté d’enthousiasme, étonné de toute cette faveur qui lui revenait si subitement. Il voyait autour de lui tant de visages joyeux qu’il finit par en éprouver une inquiétude et hâta le pas. Alors, l’enthousiasme éclata. On cria. On se bouscula pour suivre le roi. La clameur du dévouement humain en admiration devant la force monta dans les jardins de l’Hôtel Saint-Pol :
– Le roi est guéri ! Vive le roi !…
Or, comme tout ce peuple de grands seigneurs arrivait devant le palais du roi en vociférant sa joie, son affection, son dévouement, son admiration, tous les sentiments purs et sans taches que fait fleurir la mendicité, suprême escorte du pouvoir, tout à coup les cris redoublèrent :
– Voici le sauveur ! Voici le guérisseur du roi !
Il était là, arrêté devant l’entrée du palais, méditant encore sur sa rencontre avec le sorcier de la Cité, se demandant quel malheur allait sortir de là. Il se vit entouré de gens qui voulaient absolument toucher son froc.
– Que diable me veulent-ils ? grogna Brancaillon. Tâchons de gagner au large.
Mais il demeura cloué sur place, les yeux arrondis, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, par un large sourire de joyeux étonnement, et il tendait les deux mains en disant :
– Oh ! si c’est cela qui vous tient, ne vous gênez pas, mes frères ! Donnez ! Donnez toujours !…
Un seigneur avait commencé en offrant à l’ermite une pièce d’or. Et comme le roi avait eu un geste de satisfaction, un autre avait mis deux pièces dans la main large ouverte de Brancaillon. Puis un autre, puis il y eut foule. Les uns donnaient de l’argent, d’autres des bijoux. Des dames arrachèrent leurs colliers. Brancaillon ébloui retroussa son froc, le tendit en forme de panier, et les présents se mirent à pleuvoir. L’ermite, effaré d’abord, se mit à rire, puis à pleurer. Jamais il n’eût supposé qu’une telle fortune existât au monde.
– Est-ce que ce serait vraiment un guérisseur ? songeait le roi ébranlé dans le scepticisme que les allures de Brancaillon assez étrange pour un ermite lui avaient inspiré.
Bref, le sacripant fit son entrée dans le palais, portant dans son froc retroussé une véritable fortune qu’il laissa tomber aux pieds de Bruscaille et de Bragaille. Les deux compères poussèrent une sourde exclamation, puis, sans perdre de temps, Bragaille courut fermer les portes, tandis que Bruscaille faisait le partage du butin ; ils avaient des figures de loups, avec des yeux luisants et mauvais.
Cependant, le sire de Bois-Redon était resté solitaire, là-bas, dans l’ombre de la Huidelonne. L’aigre bise de l’hiver le balançait doucement. Quelquefois, il tournait, d’un lent mouvement de giration qui se déroulait ensuite. Il était là, à quelques pieds au-dessus du sol, bien tranquille au bout de sa corde, et, somme toute, il ne faisait pas trop mauvaise figure, si ce n’est que sa face était violette et qu’il tirait la langue.
En haut, tout en haut de la Huidelonne, impassibles, une douzaine de corbeaux, sur la crête de la tour, regardaient, immobiles, la tête de travers pour mieux voir. Ils s’intéressaient fort à la situation du capitaine.
Un des corbeaux tendit le cou et croassa en battant des ailes. D’autres se mirent à croasser. Que pouvaient-ils bien se raconter ? De loin, des clochers voisins, d’autres corbeaux arrivaient, lourds et joyeux, et se posaient sur le sommet de la Huidelonne, minuscules taches noires sur la bordure d’hermine de la neige. L’un d’eux, un vieux vénérable, se mis soudain à piétiner, puis, ouvrant ses larges ailes, se laissa tomber dans le vide, et son vol noir traça dans les brumes un vaste cercle ; au même instant, avec des cris de victoire, toute l’armée se jeta dans le vide, les cercles noirs se multiplièrent et formèrent une spirale descendante… Cela descendait vers la chose que l’aigre bise d’hiver, au bout d’une corde, balançait doucement, et Bois-Redon ne s’en apercevait pas, il ne s’apercevait plus de rien au monde…
Soudain, les cris de victoire devinrent des cris de colère. La spirale descendante se fit spirale remontante, et bientôt, toute la bande, posée à nouveau sur les crêtes de la Huidelonne, se mit à jacasser et à invectiver le malencontreux personnage qui l’avait dérangée.
Ce personnage, c’était le geôlier de la Huidelonne.
À ce moment, il y avait un peu plus d’une demi-heure que Bois-Redon avait été guindé, la hart au col. Le geôlier, ayant menacé les corbeaux de son bâton et les ayant mis en déroute, inspecta longuement les environs d’un œil méfiant. Il redoutait d’autres corbeaux à deux pieds et sans plumes.
Voyant que tout était paisible, c’est-à-dire désert, il fit un signe, et l’homme au manteau rouge sortit de la Huidelonne, s’approcha, examina Bois-Redon d’un regard d’une intense luminosité, puis, lestement, il se mit à grimper aux montants de bois du gibet, sans dire un mot.
Le geôlier se plaça au-dessous du cadavre…
Saïtano se plaça à cheval sur la poutre de traverse où était vissée la poulie de la corde, tira sa dague et trancha la corde.
Bois-Redon tomba dans les bras du geôlier qui l’emporta, et ce groupe s’engloutit dans la Huidelonne bientôt suivi par le sorcier. Le cadavre fut déposé sur le lit de sangle du geôlier. Saïtano se pencha. Il frémissait. Rapidement il dénoua le nœud coulant et jeta le tronçon de corde.
Puis, dans la bouche, jusqu’à la dernière goutte, il versa le contenu d’un flacon plus grand que celui qu’il avait présenté à Bois-Redon au pied de la potence.
Alors il se recula, contempla une minute le cadavre, sortit de la salle avec le geôlier, ferma la porte à clef et mit cette clef dans son escarcelle d’où, en même temps, il tira douze pièces d’or. Le geôlier les prit d’un geste indifférent.
– Si tu es chassé, dit Saïtano, tu viendras chez moi. Tu y seras tout au moins aussi heureux qu’ici.
– Croyez-vous ?… Au surplus, si on s’aperçoit de ce que je viens de faire, je ne serai pas chassé, mais pendu. Ainsi, soyez sans inquiétude sur mon sort.
Saïtano jeta un regard pensif sur cette magnifique brute qui, paisiblement, disait ces choses formidables.
– Tu me promets de ne pas essayer d’entrer dans cette chambre ? reprit-il.
– Il n’y a qu’une clef, vous l’emportez…
Le sorcier hocha la tête, s’enveloppa de son manteau, sortit de la Huidelonne, et se dirigea droit sur le palais de la reine. En voyant le poste d’archers qui gardait la grande porte, il eut un ricanement silencieux. Les gardes ne s’opposèrent pas à son entrée dans le palais. Bientôt, Saïtano parvint aux appartements de la reine.
Il paraît qu’il était attendu, car dès qu’il eut été aperçu par l’huissier de la salle de Mathebrune, il fut introduit dans le parloir particulier où il trouva Isabeau nonchalamment étendue sur une sorte de canapé, tandis qu’une de ses demoiselles d’honneur lui lisait un roman de chevalerie, et que trois autres faisaient de la tapisserie.
Saïtano admira la force d’âme de cette femme qu’il croyait trouver en proie à une crise de fureur ou de désespoir. La reine renvoya les demoiselles d’honneur, et alors, se soulevant :
– Qu’avez-vous fait boire à Bois-Redon ? demanda-t-elle avidement.
– Un simple élixir destiné à lui éviter les angoisses de l’agonie. Il a pu mourir sans peur de la mort.
Elle se laissa retomber et murmura :
– Ah !… ce n’est que cela ?
– C’est beaucoup. J’ai pensé qu’il vous serait agréable d’apprendre que votre capitaine est mort sans horreur.
– Bois-Redon n’avait pas peur de la mort, dit Isabeau d’un ton farouche.
Il y eut quelques minutes de silence. Le sorcier préparait ce qu’il avait à dire, ce qu’il était venu dire.
Isabeau songeait…
– Ainsi, dit tout à coup Saïtano, Tosant et Lancelot sont partis sans avoir fait boire au roi Charles l’élixir que si soigneusement j’avais préparé. C’est dommage, ajouta-t-il gravement. J’eusse été curieux de voir les effets de cette liqueur. Il y eût eu d’abord un accès de démence furieuse pendant laquelle…
– Assez ! gronda Isabeau. L’Ange veillait. C’est tout…
– Vous voulez dire Odette de Champdivers. Elle veillait oui. Vous eussiez dû prévoir cela. Elle veille encore, soyez-en sûre. Tant qu’elle sera là…
– Odette de Champdivers ne peut être longtemps encore la gardienne du fou, car elle va mourir.
– Bon ! Jean Sans Peur a envoyé contre elle quatre hommes qui passaient pour braves, et ils ont fui…
– C’est vrai, dit la reine en jouant avec les cordelettes de sa robe de lin blanc.
– Vous avez envoyé contre elle votre tigresse Impéria, et la tigresse a fui.
– C’est vrai, dit la reine qui souriait étrangement.
– Vous avez envoyé Bois-Redon contre elle, et Bois-Redon est mort.
– C’est vrai, répéta la reine avec douceur.
– Madame, si les gens du duc de Bourgogne ont fui, si Impéria fut vaincue, si Bois-Redon est mort, qui donc va maintenant affronter l’invincible faiblesse d’Odette ?
– J’irai moi-même, dit la reine.
– Vous irez la tuer vous-même ?
– J’irai la tuer moi-même. Crois-tu que cette fois la faiblesse de l’Ange sera encore invincible ?
– Oui, dit Saïtano.
La reine se leva aussi : le masque d’indifférence, qu’elle avait jusque-là gardé, tomba. Elle saisit un bras de Saïtano, l’étreignit violemment et gronda :
– Tu sais quelque chose ?
– Oui, madame, et c’est cela que je suis venu vous dire. Heureux que le hasard m’ait poussé dans l’Hôtel Saint-Pol assez à temps pour rendre au brave Bois-Redon un dernier service. Je dis donc, madame, que vous risquez d’être vaincue vous aussi par Odette de Champdivers parce que si elle veille sur le roi, elle, un homme veille sur elle, et celui-là, je le crois vraiment invincible…
– Un homme ? fit Isabeau dont les soupçons se réveillèrent. Jean Sans Peur ?
– Non, madame. Celui dont je vous parle va venir au palais du roi. Il veut voir Odette de Champdivers. Il veut lui demander, à elle !… ce qu’est devenue Roselys. Vous voyez que pour vous le danger se complique ; cet homme, c’est le chevalier de Passavant.
Isabeau jeta un cri au sens duquel Saïtano ne put se méprendre ; c’était un cri de joie et de résurrection.
– Sans doute, vous êtes étonnée, madame, continua le sorcier. Lorsque j’ai emmené ce jeune homme, il était condamné à mort – condamné par vous. Je le conduisis dans, les carrières. Nul n’en est jamais sorti, à moins d’être guidé par quelque mystérieuse Ariane. Or il n’y a pas d’Ariane dans ces sombres demeures. Passavant n’avait aucun guide. Et il est sorti, madame !
Isabeau palpitait.
– L’avez-vous donc vu ? murmura-t-elle.
– Je l’ai vu. Je sais qu’il doit venir au palais du roi. Lui-même me l’a dit. Il viendra !
– Pour voir Odette ! gronda la reine. Eh bien, soit ! Il ne la verra pas ! Ou, s’il la voit, je serai là, moi ! Et devant lui… qu’il la défende, s’il peut ! Qu’il porte la main sur moi, s’il ose !…
Saïtano s’inclina profondément devant la reine. Il la voyait à bout d’émotion. L’amour et la haine, la rage, la jalousie, la joie de savoir le chevalier vivant, la fureur de se savoir dédaignée, ces sentiments divers s’entre-choquaient dans sa pensée, – et, impuissante à garder cette attitude d’indifférence qu’elle avait adoptée, elle ordonna d’un geste à Saïtano de se retirer.
– Madame, dit le sorcier toujours incliné, je crois que je viens de vous rendre un signalé service. Je vous prie humblement de me le payer à sa valeur.
– Comment ? fit Isabeau étonnée, – car jamais Saïtano ne lui avait demandé d’argent.
– Donnez-moi, dit le sorcier, donnez-moi un laissez-passer pour que je puisse sortir ce soir à la nuit de l’Hôtel Saint-Pol. Ajoutez qu’on laisse passer aussi celui qui m’accompagnera portant un fardeau sur ses épaules.
– Soit ! dit Isabeau avec amertume. Je suis encore reine et je puis donner le laissez-passer dont tu as besoin. Mais je suis prisonnière aussi ! Reste à savoir si les gardes de l’Hôtel Saint-Pol tiendront ma signature pour valable…
– Madame, dit doucement Saïtano, vous possédez en blanc des ordres signés par le roi Charles…
Isabeau tressaillit. Tout autre que le sorcier eût sans doute payé de sa vie d’aussi audacieuses paroles. Mais il y avait pour lui des grâces d’État. La reine passa dans son appartement et, revenant au bout de quelques minutes, tendit à Saïtano un parchemin qu’il lut et fit ensuite disparaître sous son manteau.
Saïtano, ayant remercié la reine comme il convenait, sortit du palais et gagna la tour Huidelonne où il s’enferma avec le geôlier. Il est à remarquer qu’en cette journée, le sorcier n’entra pas un instant dans la salle où se trouvait le cadavre de Bois-Redon. Ce qu’il fit en ce jour, à quoi il occupa son temps dans cette tour, c’est ce qui nous échappe. Le soir vint. Vers cinq heures, la nuit était noire. Mais Saïtano attendit encore. Il attendit jusqu’à l’heure probable où les rues de Paris seraient désertes.
Ce fut donc seulement vers neuf heures qu’il entra dans la salle où Bois-Redon, les yeux ouverts et fixes, dormait le seul sommeil paisible que tôt ou tard connaît enfin chaque créature.
Le geôlier enveloppa le cadavre d’un vaste manteau et, le traînant jusqu’à la porte extérieure de la tour, le déposa dans une petite charrette aux brancards de laquelle il s’attela.
À travers les neiges se mit à rouler la petite charrette, laissant derrière elle le double sillon de ses roues ; Saïtano marchait devant, d’un pas égal, et il marmottait de certaines choses incompréhensibles. Arrivé à la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, il montra son laissez-passer, et le chef de poste, en jurant, se plaignit que pour un misérable suppôt d’enfer, on fût obligé de baisser le pont-levis à l’heure de dormir.
Saïtano se trouva dans la rue et, alors, se plaça derrière la charrette, indiquant parfois d’un mot bref au geôlier le chemin qu’il fallait suivre. Ce groupe allait lentement par les ténèbres ; le geôlier se taisait ; Saïtano marchait tête basse en ruminant ses pensées ; seul, le cadavre, de temps à autre, cahoté et se heurtant aux parois, interrompit ce silence. On arriva dans la Cité. On s’arrêta devant la maison du sorcier. Le corps de Bois-Redon, à nouveau, fut traîné, et enfin, se trouva reposer tranquillement sur la table de marbre.
Le geôlier s’en alla, taciturne, indifférent. Saïtano referma sa porte, la verrouilla, la cadenassa, alluma le flambeau à triple cire, le posa sur la table près de la tête de Bois-Redon.
Puis, il ouvrit l’armoire de fer, et dans le grand coffre du rez-de-chaussée, prit quelques manuscrits qu’il déposa sur la table. Ils étaient écrits d’une large écriture régulière. Mais entre les lignes, et dans les marges, de nombreuses annotations couraient, d’une écriture hérissée et sèche.
Les caractères puissants étaient de Nicolas Flamel.
Les caractères maigres étaient de Saïtano.
Le savant se mit relire, suivant du bout de son doigt maigre son écriture à lui, enchevêtrée dans celle de Flamel. Il lisait avidement. Et pourtant, ces manuscrits, il les savait par cœur. Parfois, il redressait la tête, et écoutait attentivement, lorsque l’horloge du Palais de la Cité, logis royal alors au même titre que le Louvre et l’Hôtel Saint-Pol, jetait dans le gouffre du vaste silence d’hiver ses appels de tristesse énorme. Il comptait les heures, puis se remettait à lire.
Trois fois encore, il se leva, et à chaque fois, de l’armoire de fer, apporta un flacon. De chacun de ces trois flacons, il versa dans une coupe une trentaine de gouttes, et il agita le mélange sur lequel il versa un peu d’eau. Puis, d’un geste distrait, il repoussa les manuscrits, et se remit à contempler Bois-Redon. Un ricanement secoua le sorcier qui murmura :
– Je le vois encore, quand, sur ses épaules, il m’apporta l’enfant. Il le déposa là sur cette table et s’en alla en me jetant un regard de malédiction. L’enfant est devenu l’invincible chevalier… et Bois-Redon est maintenant sur la table. Rassure-toi, ajouta-t-il en posant la main sur le front glacé du cadavre, le scalpel ne te menace pas, toi. Tu n’es pas destiné à la grande tentative de la transfusion de sang vivant. Tout ce que je te demande, c’est un signe, si faible qu’il soit, une preuve que l’élixir de vie a pu lutter contre la mort. Cadavre, tu n’es qu’un champ de bataille…
Il se tut subitement et, l’oreille tendue vers le vaste silence, écouta.
– Non, murmura-t-il. Ce n’est pas l’heure encore. Les heures sont lentes à s’écouler ce soir. Minuit ne viendra donc pas !… Minuit, c’est l’heure favorable.
Il se mit à marcher lentement et sans bruit dans la salle, sans plus jeter un coup d’œil ni au cadavre, ni aux manuscrits, ni au mélange qu’il avait préparé dans la coupe. Il marmottait ses réflexions, comme font les solitaires, – comme si l’homme éprouvait l’impérieux besoin de se prendre soi-même à témoin de son effort.
– Le vulgaire, disait-il, croit que les heures sont indifférentes, toutes pareilles les unes aux autres, simples relais dans la marche du temps. Minuit est pourtant une heure étrange. Une heure ? Un instant, un laps de temps inimaginablement bref où s’accomplit un phénomène énorme : le passage d’un jour à un autre ! Voici un jour qui tombe dans le néant, et en voici un autre qui se lève. Ils se poussent sans trêve depuis les lointains commencements des temps, comme les vagues de l’océan… une qui se brise sur le rivage, et en même temps l’autre qui est là qui se gonfle, toute prête à se briser. Minuit ! Minuit, c’est la seconde du mystère. C’est donc à cette heure que doit s’accomplir tout ce qui est mystère…
Tout à coup, il frissonna.
L’horloge du palais de la Cité, de sa voix d’inexprimable solennité, parlait aux Parisiens. Et, cette fois, elle leur disait : C’est minuit ! Rapidement, Saïtano saisit la coupe, desserra les mâchoires de Bois-Redon et versa dans la bouche le mélange qu’il avait préparé. Puis il laissa retomber sur les dalles la coupe qui roula avec un bruit sonore. Et il demeura penché sur le cadavre, immobile, raidi, les cheveux Hérissés, les yeux exorbités, pantelants sous l’effroyable étreinte de cette angoisse que cause « l’attente »…
Une minute s’écoula… puis une autre… puis d’autres encore…
Saïtano demeurait dans la même position.
Il râlait. La douleur de l’« attente » portée à son paroxysme le faisait trembler jusque dans les profondeurs de l’être. Ses yeux fous demeuraient rivés aux yeux grands ouverts du cadavre. La sueur, à grosses gouttes, roulait sur son maigre visage…
Enfin, un soupir de désespoir gonfla sa poitrine. Il recula en bégayant :
– Rien !…
Non, rien. Dans l’apparence immobile du cadavre, rien n’avait donné le faible signe attendu.
Bois-Redon était mort.
Saïtano se tordit les mains. Il se mit à rugir des imprécations. Il tomba sur ses genoux, sanglotant, hurlant, se roula sur les dalles contre lesquelles il frappa sa tête – et alors, à ce bruit de funèbre douleur, à ces cris de désespérance inapaisable, la porte s’ouvrit. Gérande parut. Elle jeta un coup d’œil de mépris sur le savant abîmé dans le vertige de l’affreuse déception – puis ce regard rebondit sur le cadavre de Bois-Redon, et alors, Gérande poussa une déchirante clameur d’épouvante.
Ce fut un tel cri d’horreur que Saïtano se redressa d’un bond, s’avança sur Gérande et, d’une voix sauvage, hurla :
– Que veux-tu ? Que fais-tu ici ? Dehors ! Va-t-en !
Gérande ne s’en allait pas, n’entendait pas peut-être. De sa main tendue, elle désignait le cadavre de la table, cadavre elle-même en apparence, avec son visage décomposé, ses yeux ternes, sa bouche tordue.
– Quoi ! rugit Saïtano. Qu’y a-t-il ?
Elle ne répondit pas, demeura toute raide, avec le même geste de montrer la table. Saïtano se retourna, fut secoué d’un violent frisson, et d’un bond il fut à la table, en proie cette fois au délire de la joie et du mystère…
Bois-Redon palpitait !…
Des secousses nerveuses agitaient ses membres !…
Sa main droite faisait un évident effort pour se lever… les yeux ouverts jusque-là s’étaient fermés… un frisson courait à fleur de peau sur le visage… Tous les signes de la vie étaient là, visibles, indéniables, et Saïtano, un moment, ferma lui-même les yeux, comme ébloui par quelque étincelante fulguration de vérité…
La vie ! oui, la vie, s’agitait dans ce cadavre !…
Quelques minutes, Saïtano fut réduit à l’impuissance, la pensée sombrée dans l’effroi de son propre ouvrage, puis, par un titanesque effort de volonté, il parvint à se calmer. Lorsqu’il eut reconquis le sang-froid nécessaire, il courut à l’armoire, saisit une minuscule fiole, la déboucha avec précaution et en versa une goutte, une seule, sur la langue de Bois-Redon.
L’effet fut prodigieux…
Bois-Redon se raidit, se souleva en arc, posé sur la tête et les pieds, et quelque chose comme un son vague râla dans sa gorge.
– Il parle ! gronda Saïtano affolé. Il veut parler ! Il va parler !…
Brusquement, le corps s’affaissa, redevint cadavre absolument immobile. Mais les lèvres continuaient à s’agiter. Les yeux étaient fermés, le visage rigide. Seules, dans cette face pétrifiée, les lèvres, gardant une apparence de vie fantastique, tentaient le mystérieux effort de formuler les verbes d’au-delà…
– Parle ! rugit Saïtano. Parle donc ! M’entends-tu ? Me comprends-tu ? Sais-tu qui tu es ?…
– Je… suis…
Étaient-ce des mots ? C’étaient des tronçons de sons formant des embryons de paroles, cela ne ressemblait à rien de ce que Saïtano avait entendu de par le monde, c’étaient des sons morts, si on peut dire, c’était le reflet lointain, l’indescriptible et si peu humain reflet de la parole humaine…
Mais Saïtano entendit, lui ! Saïtano comprit !… Il se pencha, colla son oreille à la bouche du cadavre. Et le cadavre parlait !… Il tentait de parler !…
– Je… suis… oh !… je… suis…
– Qu’es-tu ? Qui es-tu ? dit Saïtano avec un suprême accent de volonté.
– Oh ! laissez-moi !… Ne voyez-vous pas que… depuis ce matin… je suis… mort !…
– Mort ! râla Saïtano, les cheveux hérissés.
Derrière lui, il y eut un bruit sourd. C’était Gérande qui s’affaissait, tombait en arrière, assommée par l’épouvante. Saïtano n’y prit pas garde. Sur la bouche de Bois-Redon, les sons étrangement inhumains se précipitaient maintenant avec une sorte de mystérieuse furie.
– Laissez-moi !… Vous voyez bien !… Mort !… Je suis mort… Laissez-moi dans la mort !…
Saïtano, figé, la pensée exténuée d’horreur, écoutait. Peu à peu, ces sons se firent moins sensibles, ils s’atténuèrent, se perdirent en un murmure, en nous ne savons quoi que le mot murmure rend très mal, et il y eut une minute où ce ne fut pas encore du silence, sans que les sons inexprimablement hors de toute idée de son eussent cessé de se faire entendre…
Et puis enfin, le silence vint.
Les lèvres de Bois-Redon demeurèrent à jamais scellées, sous un vague sourire de mystère que contemplait Saïtano.
Le sorcier demeura là, luttant contre le furieux assaut des centaines de sentiments déchaînés en lui ; il resta immobile, insensible, les yeux rivés sur ce sourire qui s’affaiblissait et disparut enfin…
Le sorcier, lentement, se redressa, et regarda autour de lui, stupéfait des clartés qui l’enveloppaient.
Il faisait grand jour !
Alors Saïtano se mit à trembler. Cet homme qui avait disséqué de nombreux cadavres, qui avait passé des nuits et des nuits en tête à tête avec les morts, ce savant pour qui la mort n’était qu’un problème à résoudre, éprouva soudain une impression qu’il ne connaissait pas. Cela s’abattit sur lui à l’improviste. Il se sentit faible, désarmé, incapable de lutter contre cette impression que jamais il n’avait analysée.
C’était la peur ! C’était la redoutable décomposition des organismes de la pensée ! Peur !… Peu de gens peuvent se vanter d’avoir vraiment connu la peur, et de l’avoir supportée. Saïtano avait peur…
Il eut peur de ce mort qui avait parlé, proféré des verbes inhumains non destinés à des oreilles humaines.
Parlé ? Était-ce vrai ?… Oui, l’élixir avait arrêté l’anéantissement. Oui, Bois-Redon s’était trouvé suspendu au-dessus des gouffres de la mort, sans qu’il pût leur échapper… Mort, des sensations avaient survécu, et il avait parlé. Parlé du fond de la mort ! Parlé sans que la vie eût palpité en lui !…
Une terreur insensée s’infiltra jusqu’à l’âme de Saïtano. Lui, l’homme du mystère, comprit qu’il avait outrepassé les possibilités et côtoyé des mystères inaccessibles à l’intelligence humaine. Il se vit seul, et il eut l’ineffable horreur de la solitude. Il lui parut que mieux encore valait mourir, renoncer à son rêve d’éternité, que de rester seul en présence de ce cadavre. D’un effort furieux, d’une véritable secousse, il parvint à s’arracher de la place où il se trouvait, et fit quelques pas en trébuchant, surveillant Bois-Redon par-dessus son épaule, et il râla :
– Gérande !…
Que Gérande se montrât seulement, qu’il fût seulement une minute en présence d’un être humain vivant, et il était sûr d’échapper à l’intolérable étreinte de la peur qui lui incrustait ses griffes au cerveau.
– Gérande !…
Son propre cri, répété cette fois plus fort, le fit frissonner. Il s’avança encore vers la porte, vacillant sur ses jambes, tenant sa tête à deux mains ; soudain, il s’arrêta : son pied venait de heurter quelque chose ; tout de suite, il sut ce que c’était, mais il n’osait regarder ; il se mit à hurler :
– Gérande !…
Et il savait que Gérande était là, à ses pieds, en travers de la porte. Un espoir soudain le ranima : évanouie ? Oui, peut-être. Et il aurait tôt fait de la ranimer à la vie. Brusquement, il s’agenouilla. Un regard suffit à son œil expert : Gérande était morte, – morte de peur au moment où le cadavre de Bois-Redon s’était mis à parler. Son bras raidi s’allongeait encore vers la table comme pour dénoncer l’effroyable mystère.
Saïtano à genoux se pencha. De plus en plus, il se pencha sur Gérande morte. Il lui sembla que sa tête était pleine d’éclairs qui se croisaient, et de bruits pareils au fracas du tonnerre. Il se pencha encore, une force irrésistible, lentement, le courbait. Sa pensée se disloquait. Le sens des choses familières fuyait. Et d’autres sens s’éveillaient en lui, lointains encore, vagues et tremblotants comme des lumières qu’on allume tout au fond des nuits opaques… le sens des choses qu’il ignorait… des sens inconnus qui faisaient de lui un homme non semblable aux autres.
La force qui l’étreignait à la nuque le courba encore.
Il fut courbé jusqu’à toucher le corps de Gérande morte – morte de peur, – d’où jaillissaient les formidables effluves de la peur.