Nous décrirons d’un seul mot le repas offert par le chevalier : il fut royal. C’est-à-dire, surtout, que le nombre des plats y fut effrayant. Il va sans dire qu’au cours de ce repas, Guillaume de Scas chercha à griser le chevalier, mais ce fut lui qui dut s’avouer vaincu. Les louanges du duc de Bourgogne furent chantées à tour de rôle par chacun des quatre fidèles de Jean sans Peur, l’un vantant sa générosité, l’autre sa puissance, tant et si bien que Passavant finit par dire :
– Messieurs, je cherche un seigneur au service de qui je puisse engager mon épée qui s’ennuie fort. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas Jean de Bourgogne. Ainsi donc, messieurs, je vous assure que je l’irai voir en son hôtel. N’en parlons donc plus, et buvons.
– Parfaitement, dit Scas. Buvons. Et, quant au jour et à l’heure où vous pourrez vous entendre avec notre puissant maître, lui-même vous les dira.
– Et quand ?
– Demain soir.
– Et où ?
– À l’Hôtel Saint-Pol.
L’Hôtel Saint-Pol ! Ce nom revenait donc, fatidique et sombre, dans la destinée du chevalier de Passavant, qui s’était bien juré de s’écarter le plus possible de ce domaine où s’érigeait la tour Huidelonne ! Ce nom jeté ainsi par Guillaume de Scas vint l’assombrir comme une menace. Mais, secouant les idées funèbres qui montaient à son cerveau, il leva son gobelet, eut un rire de défi et dit :
– Messieurs, à l’Hôtel Saint-Pol !… C’est là que nous nous retrouverons tous !
– Oui, oui ! dirent les quatre d’une seule voix. À l’Hôtel Saint-Pol !
Ocquetonville et ses compagnons avaient ce qu’ils voulaient : une promesse ferme du chevalier de Passavant. Ils levèrent donc le siège, et, après forces serments d’éternelle amitié, se retirèrent. Ocquetonville, en traversant la grande salle, fit le même signe de recommandation qu’avait fait Bois-Redon. Seulement, au lieu d’aller à Jacquemin Gringonneur, ce signe s’adressa à Bruscaille, Bracaille et Brancaillon qui continuaient à boire de l’hydromel. Au geste impérieux d’Ocquetonville, Bruscaille répondit par un clignement des yeux qui voulait dire : Soyez tranquille !
Le chevalier de Passavant une fois seul appela Thibaud Le Poingre.
– Votre dîner était charmant, dit-il. Mais ce n’est pas tout. Il me faut maintenant une bonne chambre, car je ne vous cache pas mon intention de m’établir chez vous jusqu’à nouvel ordre.
Thibaud ne fit pas la grimace. Ou, s’il la fit, ce fut en dedans.
– Votre Seigneurie m’honore, dit-il. Oserai-je seulement lui demander ce qu’elle entend par ce terme un peu vague et peu usité dans le commerce : jusqu’à nouvel ordre ?
– C’est-à-dire jusqu’à ce que j’aie fait fortune, dit le chevalier de son ton narquois.
Thibaud avait de la finesse. À la réponse du chevalier, il prit une physionomie des plus larmoyantes et des plus désolées.
– Eh bien ? qu’avez-vous donc ? fit le chevalier.
– Je pleure, mon gentilhomme. Car si vous me dites que vous ne prenez vos quartiers chez moi que jusqu’au jour où vous aurez fait fortune, je suis sûr de bientôt perdre votre clientèle. Un homme comme vous, je m’en suis bien aperçu tantôt, ne peut manquer d’attirer sous peu les faveurs de la Fortune, et d’avance, je regrette votre départ de mon auberge.
– Allons, pas mal, fit le chevalier en riant. Mais je vous promets que, quand la fortune m’aura souri, je vous garderai ma clientèle et vous amènerai même des dîneurs capables d’apprécier votre talent.
Le Poingre parut goûter fort la perspective. Il essuya donc avec son tablier blanc les larmes de ses petits yeux qui, il faut le dire, pleuraient tout naturellement, et, reprenant sa figure la plus joyeuse :
– Ainsi donc, Votre Seigneurie désire une chambre ? Nous avons justement au deuxième étage…
– C’est-à-dire sous les toits, hein ?…
– Oh ! de merveilleux toits en bonne ardoise. Je disais donc que j’ai là un cabinet magnifique où Votre Seigneurie sera mieux logée…
– Que Job sur son fumier, maître Thibaud. Écoutez. Ma Seigneurie sera logée au premier étage, sur la rue, dans la meilleure chambre. Faute de quoi, Ma Seigneurie est décidée à faire à votre ventre l’honneur de le perforer avec cette jolie rapière. Soyez homme d’esprit jusqu’au bout, monsieur Thibaud Le Poingre !
Comme tout à l’heure, Thibaud regarda le chevalier dans les yeux et dit :
– Eh bien ! oui, venez !
– Ventre-Joye ! dit Passavant.
Thibaud tressaillit d’aise et conduisit son hôte au premier où il lui ouvrit une chambre qui, pour ne pas être magnifique, n’en possédait pas moins un excellent lit, un bon fauteuil, et le reste à l’avenant. L’hôte se retira en fermant la porte, et presque aussitôt cette porte se rouvrit pour livrer passage à un grand diable dégingandé, haut sur pattes, tout en longueur, avec de longues jambes, un long buste, un long cou, comme le héron de La Fontaine. En sus de toutes ces longueurs, il avait une longue rapière qui battait ses mollets décharnés. Passavant, les yeux écarquillés, considérait ce visiteur qui s’inclina et dit d’une voix nasillarde :
– Est-ce bien à monsieur le chevalier de Passavant que j’ai l’honneur de faire ma très humble révérence ?
– Encore un qui me connaît ! se dit le chevalier. Peste ! mais tout le monde me connaît donc en cette auberge ? Je vous préviens que j’ai dîné deux fois aujourd’hui, dit-il.
– Ma foi, j’en suis fort aise, dit le visiteur en nasillant de plus belle.
– Je vous dis cela pour que vous ne preniez pas la peine de m’inviter.
– C’est donc bien à monsieur le chevalier de Passavant que…
– Vous avez l’honneur… Oui, oui et oui. Bon. Maintenant que vous l’avez, l’honneur, que me voulez-vous ?
– Je désirerais avoir aussi cet autre honneur de vous inviter…
– Non, vous dis-je !
– Vous inviter à goûter…
– Mais non, que diable !
– À goûter avec moi d’un certain vin des Îles que maître Le Poingre réserve pour moi – et pour le roi !
Et l’inconnu décrivit un tel accent circonflexe pour saluer que Passavant, désarmé, se mit à rire.
– Holà ! cria le visiteur. Holà ! Thibaud ! Montez-nous un peu de ce nectar comme vous en avez envoyé trois flacons à Sa Majesté le roi de France ! Mon gentilhomme, n’ayez pas peur. Je ne suis pas le roi. Donc je ne suis pas fou. On me nomme Jacquemin Gringonneur. Je suis peintre. Si je porte l’épée, c’est que le roi m’y a autorisé par lettres patentes. Je vous remercie de tout mon cœur de m’accepter en votre logis, tout inconnu que je vous suis. Et maintenant sachez que je viens de l’Hôtel Saint-Pol.
– Oh ! le spectre de la Tour Huidelonne ! songea Passavant assombri.
Thibaud, à ce moment, déposait sur la table deux gobelets, et un flacon qu’il venait d’apporter avec autant de respect qu’une relique sacrée.
– Maître Le Poingre, dit le chevalier, vous mettrez cela sur ma note.
Gringonneur commença un geste, mais n’insista pas.
Thibaud, pour la première fois de sa vie, eut une grimace presque douloureuse, et sortit en se disant : Je suis un homme ruiné.
Cependant Jacquemin Gringonneur et le chevalier de Passavant avaient pris place vis-à-vis l’un de l’autre, ayant entre eux le fameux nectar.
– Monsieur le chevalier, dit Gringonneur, tel que vous me voyez, je suis un ami du roi.
– Moi aussi, dit Passavant. Cela vous étonne ?
– Mais oui, par la jupe à Juno ! Je croyais être le seul et unique ami du Fou. Et c’est pourquoi beaucoup disent que je suis un peu fou moi-même. Est-ce que vous seriez…
– Fou ? dit froidement le chevalier. Je le serai si cela me plaît. En attendant, je suis l’ami du roi, et j’ai mes raisons pour cela. Après ?
– Par la jupe à Juno ! nasilla Gringonneur, vous avez une façon de parler qui me va droit au cœur. Ah ! vous êtes l’ami du roi ? Et vous avez un air de loyauté qui fait qu’on vous veut du bien ? Et vous avez dompté Thibaud Le Poingre ? Et vous avez humilié les quatre loups-cerviers de Bourgogne en les traitant royalement sans avoir une maille en votre escarcelle ? Eh bien, voilà qui change les choses !… Monsieur le chevalier, pardonnez-moi d’être venu avec de mauvaises intentions et de vous parler aussi librement que si le ciel, dispensateur des titres de naissance, m’avait fait votre égal.
Passavant examinait l’homme, de son air figue et raisin, naïvement curieux et goguenard.
– Maître Gringonneur, dit-il, je considère comme mon égal tout homme d’esprit et de courage, fut-il manant. Quant aux mauvaises intentions que vous dites avoir eues, j’attends que vous me les expliquiez pour savoir si je dois vous pardonner ou vous jeter par la fenêtre.
– Ne faites pas cela, par la jupe de Juno ! Je serais capable de briser l’enseigne de la Truie, et Thibaud ne vous le pardonnerait jamais. Comment le trouvez-vous ?
– Thibaud Le Poingre ?
– Non. Ce vin des Îles, ce nectar.
– Supportable, dit froidement Passavant.
Gringonneur s’inclina. Il trouva le mot définitif, c’est-à-dire achevant de peindre Passavant.
– Je vous disais que je viens de l’Hôtel Saint-Pol, reprit-il. J’y ai mes grandes et petites entrées. Certaine princesse avec laquelle vous vous êtes rencontré ce matin me fait l’honneur de parfois me consulter, bien qu’elle se méfie fort de moi. Vous avez vu messire de Bois-Redon… ce grand gaillard sans poil au menton, qu’elle vous a dépêché ? Eh bien, la princesse en question n’a qu’une confiance modérée dans l’intelligence de cet homme. Par contre, elle a une confiance illimitée en ses bras. Donc, la princesse, ne se fiant pas à la diplomatie de Bois-Redon, m’a dépêché à vous, avec mission de vous endoctriner. Elle veut vous avoir à son service. Et pour preuve de ses dispositions favorables, elle vous envoie ceci…
En même temps, Gringonneur tira de dessous son manteau une bourse de cuir gonflée à en éclater. Et de ce ton dévot qui prouvait une haute considération pour la bourse et pour celui à qui elle était destinée :
– C’est de l’or, dit-il.
– C’est bien, fit Passavant, allongez le bras derrière vous, là, sur ce bahut, mettez ça là.
– Ça ! cria Gringonneur ébahi.
– Eh oui, la bourse, l’or, les dispositions favorables, là, sur ce bahut… maintenant, j’attends toujours l’explication des mauvaises intentions que vous aviez. Vouliez-vous donc me daguer ?
– Non pas, par la jupe à Juno !
– M’assommer avec ce sac ?
– Elle espérait, elle, vous assommer du coup, vous ayant jugé pauvre. Mais il paraît qu’on ne vous assomme pas si facilement.
– Non, dit tranquillement le chevalier. Vouliez-vous donc m’empoisonner avec cette piquette que vous appelez du nectar ?
Gringonneur demeura un moment muet. Puis, saluant très bas :
– Tenez, monseigneur, je vous demande grâce. Je m’avoue vaincu. Je vous ai vu jeune sans un sol, et triple niais que je suis, je ne vous ai pas compris tout de suite. J’y suis ! Ma mauvaise intention, c’était de vous engager à prendre du service auprès de la princesse…
– Engagez, engagez, je n’y vois pas de mal. Au fait, comment s’appelle-t-elle ?
– Elle se réserve de vous le dire elle-même qui elle est, mon gentilhomme.
– Ah !… En sorte que, revenu à de meilleures intentions à mon égard, vous voulez donc m’engager…
– À la fuir, mon capitaine, à la fuir !
Gringonneur avait baissé la voix, et jetait autour de lui un regard de défiance.
– Oh ! oh ! fit Passavant. Et pourquoi la fuir ? Serait-ce une méchante femme ?
– Elle ?… Oh ! non, sur mon âme ! Non… mais… si vous entrez à son service…
– Eh bien ?…
– Eh bien, il vous faudra fréquenter à l’Hôtel Saint-Pol !…
La voix de Gringonneur baissa encore. Un frisson le secoua. Son regard posé sur le chevalier refléta une sorte de pitié. Passavant avait tressailli.
– L’Hôtel Saint-Pol ! murmura-t-il, pensif. Vous me détournez de l’Hôtel Saint-Pol… Ah ! oui, je comprends… À cause de la tour Huidelonne, n’est-ce pas ?
– La tour Huidelonne, frémit Gringonneur. Vous connaissez la Huidelonne ?
– J’en ai entendu parler, dit Passavant avec son sourire narquois.
Quelques instants, Jacquemin Gringonneur demeura silencieux et sombre. Longuement, il inspecta la salle. Il alla ouvrir la porte, jeta un coup d’œil dans l’escalier, puis, revenant s’asseoir, il vida son gobelet d’un trait. Alors, se penchant vers le chevalier, dans un murmure de terreur :
– Non, dit-il, ce n’est pas à cause de la Huidelonne que je vous engage à fuir l’Hôtel Saint-Pol, bien que la Huidelonne soit quelque chose de terrible. Seulement, à l’Hôtel Saint-Pol, vous allez sûrement, fatalement, vous heurter à quelqu’un dont le contact est mortel, dont l’amour empoisonne, dont la haine foudroie, dont le regard tue, dont le sourire brûle, dont la pensée dévorante jaillit en gerbes de flamme dont chacune va étreindre, embraser, consumer, anéantir un homme…
– Et cet être effrayant, c’est ?…
Dans un souffle, Gringonneur répondit :
– C’est Isabeau de Bavière, reine de France !
Le chevalier de Passavant, tout brave qu’il était, eut à la nuque le petit frisson, rapide et froid des peurs nerveuses. Pourtant, il ne connaissait rien de la réputation tragique d’Isabeau. Mais cet homme, ce joyeux Gringonneur avait eu, en prononçant ce nom, cette voix sourde où grelotte l’épouvante, qui, peut-être, va exploser en malédiction, ou peut-être finir en râle d’horreur.
Tout de suite, Passavant secoua cette impression, et dit, de son air tranquille :
– Maître Gringonneur, je vous assurais que je suis un ami du roi, et j’ai mes raisons pour cela, vous disais-je. Eh bien, sachez que je suis un ami de la reine, et que j’ai également de très bonnes raisons pour cela.
– Impossible ! dit Gringonneur. On ne peut être à la fois l’ami du roi et l’ami de la reine.
– Et pourquoi ? fit Passavant.
– Parce que si vous éprouvez quelque pitié pour le pauvre mouton bêlant, vous devez haïr la louve dévorante, la louve qui le guette, va fondre sur lui, demain, ou aujourd’hui, ou dans six mois, peu importe, mais qui a l’œil sur lui, et le dévorera.
Passavant se taisait. Un inexprimable malaise s’emparait de lui. Mais trop fier pour le laisser voir, il gardait ce visage paisible, curieux, de l’homme venu de très loin qui, pour la première fois, se promène à travers une société qu’il ignore et qu’il veut comprendre.
Gringonneur emplit son gobelet, et puis le vida d’une lampée.
– Avouez, mon gentilhomme, avouez que ce n’est pas de la piquette…
– C’est du nectar, dit Passavant du même ton qu’il avait eu pour dire : Ce vin est supportable.
– Tenez, mon gentilhomme, on voit que vous ne la connaissez pas, reprit soudain Gringonneur. Avez-vous entendu parler de Messaline ? Savez-vous l’effrayante histoire de Marguerite de Bourgogne ? Connaissez-vous la légende de ces épouses des rois barbares, qui buvaient le sang, le soir, au bivouac, dans le fond des forêts où campaient leurs hordes sauvages ? Eh bien, Isabeau de Bavière, c’est tout cela à la fois. Si elle vous aime, malheur à vous ! Si elle vous hait, malheur à vous ! Vous ne pouvez lui échapper que si vous lui êtes indifférent. Or… qui sait ? Vous êtes remarquable, mon capitaine. Elle vous remarquera. C’est sûr. Et dès ce moment, malheur à vous ! Interrogez bourgeois ou seigneur. Vous aurez la liste de ses amants. Et alors demandez ce que sont devenus ceux qui composent cette liste lugubre ! Vous parliez de la Huidelonne… Ce n’est rien. Elle a mieux. Défendue par sa tigresse Impéria, elle est inabordable. Elle a mieux : Une foule de jeunes gentilshommes sont amoureux fous. Quand elle voudra, elle en fera une armée de tigres. Elle a mieux encore que les griffes d’Impéria, la dague de son capitaine, les épées de ses gentilshommes : elle a l’insaisissable sorcier qui lui donne le pouvoir occulte, le poison, les maléfices, toutes les armes contre lesquelles rien ne prévaut, pas même le signe de la croix, le signe rédempteur et protecteur qui met en fuite tous les démons excepté Satan… Saïtano !
Passavant se dressa tout droit, tout d’une secousse, pâle et sombre.
– Qu’avez-vous ? Qu’avez-vous entendu ? fit Gringonneur en jetant autour de lui un regard de terreur.
– Rien, dit Passavant qui reprit sa place. Continuez.
– J’ai fini. Je voulais vous dire cela. Je vous l’ai dit. Maintenant, j’ai le cœur soulagé. N’allez jamais à l’Hôtel Saint-Pol. Je vous disais : Isabeau vous remarquera, et alors malheur à vous ! Qui sait, oh ! qui sait si elle ne vous a pas déjà remarqué ? Qui sait si la princesse que ce matin vous avez sauvée des Écorcheurs ne lui a pas parlé de vous ? Qui sait si déjà elle ne vous attend pas ? Fuyez, mon gentilhomme, fuyez Paris ! Ou tout au moins n’entrez jamais à l’Hôtel Saint-Pol !
– Maître Gringonneur, dit Passavant, demain soir j’entrerai à l’Hôtel Saint-Pol.
Gringonneur leva ses deux bras immenses comme pour invoquer Jupiter, auquel il croyait pour le moins autant qu’au Dieu qu’on prêchait dans les églises, étant plus païen encore que sceptique.
– Vous me plaisez, continua Passavant d’un ton de roi parlant à son fou. C’est pourquoi je veux vous dire une histoire, une seule, et qui détruira toutes celles que vous m’avez si joliment contées. Écoutez. Une petite fille, un ange, mon amie, ma petite sœur, si vous voulez, fut un jour exposée comme n’ayant pas de famille, pas de mère, pas de nom. La honte et les insultes lui donnèrent une fièvre dont elle mourut. Mais une femme s’était trouvée qui l’avait arrachée à la honte de l’exposition, qui l’adopta, l’emporta, la soigna comme sa fille et lui fit une mort si douce que la pauvre petite entra en souriant dans l’éternité. Cette femme, c’était la reine.
– La reine ! balbutia Gringonneur.
– Plus un mot sur elle ! dit rudement Passavant.
Jacquemin Gringonneur se leva, jeta son manteau sur ses épaules et fit son grand salut en accent circonflexe.
– Monseigneur, dit-il (et ce mot lui vint tout naturellement), je ne souffle plus mot sur celle dont nous parlions. Mais laissez-moi vous donner un dernier avis. Que voulez-vous, vous m’avez conquis, et je suis tout vôtre.
– Donnez, mon cher, donnez toujours. Un avis, cela se donne comme cela se reçoit, sans que cela tire à conséquence.
– Eh bien ! vous avez en bas, dans un angle de la grande salle, trois figures de sacripants…
– Que j’ai remarquées… Après ?
– Ces gens sont là pour vous guetter. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais leurs intentions me semblent peu catholiques.
– Merci, maître Gringonneur. Allez, maintenant. Si je veux vous revoir, où vous retrouverai-je ?
– À l’Hôtel Saint-Pol, répondit Gringonneur.
Et le peintre des cartes du roi Charles descendit l’escalier.
– Toujours l’Hôtel Saint-Pol ! songea le chevalier… Tous m’y donnent rendez-vous. Tout m’y convie. Est-ce donc là que va se décider ma destinée ? Bonne ? Mauvaise ? Est-ce la vie qui m’appelle ? Est-ce la mort qui me fait signe ?… Eh ! je le verrai bien.
Passavant reprit sa sérénité, boucla sa rapière, assura sa dague à sa ceinture, soupesa un instant le sac que Gringonneur lui avait apporté, l’enfouit soigneusement au fond d’un coffre, non sans y avoir puisé pour garnir son escarcelle, et enfin descendit à son tour.
Il marcha tout droit aux espions qui le virent venir et se touchèrent du coude.
– Maître Thibaud, cria Passavant, que boivent donc ces braves ?
– De l’hydromel ! fit Le Poingre en fendant l’air de son ventre pour accourir.
Les trois ne disaient rien. Mais ils avaient des figures mauvaises, l’œil en dessous. Passavant ne les regardait même pas.
– Pour combien en ont-ils bu ? demanda-t-il.
– Ma foi, dit Thibaud avec un commencement d’inquiétude, ils sont en train de vider leur sixième pinte.
– Eh bien, maître, apportez-en une septième et vous mettrez tout cela sur ma note.
– Là ! qu’est-ce que je disais ! songea Thibaud en s’en allant, tout pâle à l’idée de la prochaine ruine dont il était menacé.
Bruscaille, Bragaille et Brancaillon se regardaient effarés. Thibaud apporta la septième pinte d’hydromel sur la table, et Passavant :
– Videz-moi cela, mes braves.
En même temps, il se dirigea vers la porte, vivement. Les trois se levèrent, prompts et souples, mais presque aussitôt se rassirent, les lèvres serrées, le front barré d’inquiétude ; ils ne comprenaient pas le gibier qu’on leur avait donné à chasser. Il avait des feintes inaccoutumées, sans doute…
– Tenons-nous bien, se dirent-ils du regard, où il va nous échapper !
Passavant, en effet, n’était pas sorti.
Simplement, il avait été attiré vers la porte par un spectacle qui, sans doute, l’intéressait : une pauvre femme en guenilles, hâve, maigre à faire pitié, tenant un enfant par la main, tendait silencieusement la main aux passants, et un mendiant la malmenait, l’injuriait, menaçait d’appeler le guet pour la faire déguerpir. Passavant, d’un signe, appelait la malheureuse. Il ouvrit son escarcelle et lui donna un écu d’or.
Maître Thibaud qui avait vu le geste, eut un sourire de joie. Ses inquiétudes n’étaient pas fondées ! Son hôte avait la bourse bien garnie ! On pouvait satisfaire à ses caprices…
Passavant revint vers la table des trois drôles.
– À vous autres, maintenant ! dit-il. Cette septième pinte est-elle vidée ? Oui ? Eh bien, allez-vous-en !
– Nous en aller ! fit Bragaille, quand on est si bien ici !
– Et quand nous n’en sommes qu’à la septième pinte ! ajouta Brancaillon.
– C’est bon ! dit tout à coup Bruscaille, on s’en va !
– Ah ! ah ! fit le chevalier, tu as compris, toi.
Passavant se dirigea vers le fond. Arrivé au milieu de la salle, il se tourna et eut un sourire aigu :
– Si vous tenez à vivre votre vie, faites en sorte de ne plus m’épier, mes braves. Allez ! Pour cette fois, je vous pardonne. Vous direz à Mgr le duc de Bourgogne que je vous ai défendu de me suivre. Allez !
Brancaillon, debout, serra ses poings énormes et ses yeux s’injectèrent. Bragaille tirait doucement sa dague. Bruscaille les contint d’un geste, fit deux pas vers le chevalier :
– Nous avons ordre de vous suivre, c’est vrai. Mais nous avons ordre aussi de ne pas toucher un cheveu de votre tête. Sans quoi, vous sauriez ce qu’il en coûte d’avoir pour ennemis Bruscaille, Bragaille et Brancaillon. Adieu, mon gentilhomme ! On s’en va. Mais on se retrouvera !
Le chevalier haussa les épaules.
Les trois sacripants sortirent dans un grand bruit de jurons et de ferraille. Un instant plus tard, Passavant les vit qui, massés dans un recoin de la rue, gesticulaient entre eux et continuaient leur faction.
– Pauvres diables ! murmura-t-il. J’aurais tout aussi bien fait de les laisser ici…
Mais tandis qu’il essayait de s’intéresser aux faits et gestes des trois braves, il entendait au fond de lui, pareil à un tintement de glas, le nom, toujours le même nom qui lui revenait, obstiné, monotone et effrayant : l’Hôtel Saint-Pol. Il songeait :
– Qui peut bien être cette princesse ? Et pourquoi ce Gringonneur m’a-t-il fait un tel portrait de la reine ? Allons, quoi qu’il en soit, l’Hôtel Saint-Pol, c’est la demeure du roi, c’est la cour de France. Il s’agit d’y faire bonne figure. Holà, maître Le Poingre, cria-t-il, faites-moi donc venir le meilleur fripier de la friperie. Puisque vous m’appelez monseigneur, je ne veux pas vous faire mentir et veux me déguiser en prince, car demain… demain, je vais porter ma note à l’Hôtel Saint-Pol !…