XIX L’AUBERGE DE LA TRUIE PENDUE

Ce jour-là, vers midi, c’est-à-dire deux ou trois heures après le dîner, Thibaud Le Poingre, maître de l’auberge de la « Truie Pendue », passait en revue son auberge, son royaume, son armée, en vue de souper, et, de sa voix courte, éraillée, qui semblait rouler sur un petit rire en dedans comme un ruisseau sur des cailloux, donnait ses ordres :

– Allons, la Boulgreuse, qu’on me fasse reluire ces cuivres, ces brocs d’étain. Ventre-Joye-Saint-Denis ! ce sont nos armes à nous. Et ces gobelets, Agnès, quel écolier voudrait y boire ? Allons, Marion, et toi, jolie Pervenche, et toi, Lubin, gros balourd, et toi, Perrinet, grand escogriffe du diable qu’on me frotte ces tables et ces escabeaux, que tout flambe, luise, reluise, étincelle ; ah ! Ventre-Joye, vive la joie, mes enfants, quand tout sera prêt, nous viderons ensemble une bonne double pinte de mon hypocras. Tiens ! Pourquoi pas ? Nous ne sommes ni moines, ni écoliers, ni capitaine, mais nous avons un gosier et une panse tout comme ces bougres-là !

Et il fallait voir Perrinet, Lubin, Agnès, Pervenche, Boulgreuse, toute l’armée se ruer à la besogne. Aussi, merveilleuses étaient les salles et flambantes de propreté, leurs brocs d’étain alignés sur les tables aux pieds tors, leurs murs tapissés de vaisselles miroitantes.

Puis, Thibaud passait dans la cuisine, et là, sa face aux mille joyeusetés devenait grave. La cuisine, c’était le cabinet royal où se tenait en permanence un conseil composé de sa femme, experte aux sauceries, de deux cuisiniers, d’une marmitone et d’un marmiton. Là, Thibaud donnait ses ordres, goûtait, conseillait, approuvait ou désapprouvait d’un signe, réparait telle maladresse par une pincée d’épices, surveillait la parfaite cuisson d’un pâté d’anguilles, donnait le coup d’œil du général aux pâtisseries.

Ce jour-là, donc, vers midi, son inspection générale étant terminée, et les buveurs commençant à affluer – gentilshommes, écoliers, moines, hommes d’armes pêle-mêle – maître Thibaud Le Poingre se tenait sur le pas de sa porte accueillant d’un grand salut le gentilhomme hautain, d’un geste bénisseur le moine papelard, d’un va-t-en au diable l’écolier à bourse plate, trouvant pour chacun le mot et l’attitude qui convenait, changeant de figure et de physionomie avec la remarquable facilité d’un Protée, mais conservant quand même cette mine joyeuse qui était peut-être la cause première et à la fois la cause finale de sa fortune.

– Tiens, Jacquemin Gringonneur ! Ah ! ah ! eh bien, nous allons rire, pour le coup ! Il y avait longtemps ! Entrez, maître, entrez ! vous et vos cartes ! – Salut à messire Guillaume de Scas. Monseigneur de Guines et de Courteheuse, je suis votre humble valet – Ah ! seigneur d’Ocquetonville, quel honneur pour ma pauvre auberge, que vous n’avez pas honorée de votre présence depuis tout près de vingt-quatre heures ! Allons, bon ! Mes trois inséparables buveurs d’hydromel ! Bruscaille ! Bragaille ! Brancaillon ! Entrez, entrez, mes braves ! il y en a pour tous, et quand il n’y en a plus, il y en a encore. Ah ! nous allons rire, Ventre-Joye-Saint-Denis !…

Gringonneur, déjà, allongeait ses longues et maigres jambes sous une table, et nasillait :

– Un pot de cervoise, la Boulgreuse ! Et vite, ou Dieu me damne ! J’ai l’enfer dans le gosier, par la jupe à Juno ! car je sors de chez le trésorier royal !

À une autre table, s’installaient Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, et à la servante accourue, ils disaient simplement en chœur :

– De l’hydromel !

Cependant que d’Ocquetonville, Scas, Courteheuse et Guines entraient dans une salle particulière dont ils laissaient la porte ouverte et tiraient de leurs manteaux des dés et des cornets.

– De là, dit d’Ocquetonville, nous verrons arriver celui que nous devons amener à Mgr le duc… une perle, un paladin, un preux ! ricana-t-il en vidant rageusement son gobelet.

– D’ici, disait Bruscaille, nous ne pouvons manquer de voir, venir ce gentilhomme que nous a recommandé notre puissant maître Jean sans Peur. Attention ! Nous avons l’autre jour failli laisser nos oreilles entre ses mains quand il a fallu avouer que le fameux gaillard de la Cité était introuvable. Il s’agit cette fois de nous réhabiliter en suivant partout où il ira ce brave qui, paraît-il, manie l’épée comme Roland le preux.

– Comme Roland, c’est possible, dit Brancaillon, mais comme moi…

À ce moment même, maître Thibaud Le Poingre saluait des mille sourires de sa face rubiconde un jeune cavalier qui mettait pied à terre devant l’auberge de la « Truie Pendue » : le chevalier de Passavant !

Le chevalier avait bonne mine ; Thibaud Le Poingre prétendait reconnaître à un denier près l’état d’une bourse, rien qu’au sourire du possesseur de cette bourse. Il paraît donc que le sourire de Passavant lui inspira une confiance illimitée.

– Holà ! cria-t-il, holà, l’Éveillé, vite, à l’écurie le noble destrier de ce gentilhomme étranger que nous envoie le ciel !

– Là, là, doucement, fit le chevalier, tandis que le valet d’écurie s’emparait de son cheval. D’abord, je ne suis pas étranger pour vous, maître Le Poingre…

– Votre Seigneurie daigne me connaître ! s’écria Thibaud.

– J’ai logé un jour chez vous, voici un mois de cela. Mais n’y eussé-je logé qu’une heure, et douze ans se fussent-ils écoulés, vous avez une figure qu’on n’oublie pas.

– Ah ! monseigneur !…

– Vous êtes resté le même, sauf que vos cheveux ont blanchi.

– Depuis un mois ? fit Thibaud effaré.

– Non… depuis douze ans. Mais je m’entends. Ensuite, maître, ce n’est pas le ciel qui m’envoie à vous, mais bien plutôt le diable à la queue de qui je suis attaché…

– Ah ! ah !… Eh bien, soit, mon gentilhomme. Si vous tirez le diable par la queue, je suis sûr qu’un gaillard de votre trempe finira par la lui arracher. Et puis, vous avez une façon de parler qui m’a touché. Entrez donc, mon capitaine. Crédit est mort. Mais pour vous, Ventre-Joye, je le ressuscite !

Passavant n’avait pas attendu l’invitation. Il était déjà dans la salle, cherchant des yeux une bonne place pour y dîner d’abord, car il mourait de faim, et ensuite pour réfléchir à son aventure du bois de Vincennes. Comme il laissait ainsi errer son regard, tout à coup, il tressaillit et d’un geste rapide, assura sa rapière : ce regard, à travers une porte ouverte, venait de tomber sur les quatre séides du duc de Bourgogne : Ocquetonville, Scas, Courteheuse et Guines. Il reconnut tout de suite Ocquetonville.

– Mon homme du Val d’Amour, fit-il entre les dents. Oh ! oh ! mais il me semble qu’il me regarde fort. Allons, c’est ici la suite de l’algarade…

Ocquetonville, en effet, examinait le chevalier. Mais ni lui, ni ses compagnons ne reconnaissaient le rude escrimeur qui les avait tous marqués à la figure. Ils l’avaient à peine vu. Et son voyage l’avait transfiguré. Seulement, à la description que leur en avait faite Jean sans Peur, ils croyaient reconnaître celui vers qui ils étaient députés.

– Ma foi, continuait Passavant, ils ont la balafre, bien pâlie, c’est vrai… Mais je reconnais ma signature… Ils se lèvent… ils viennent à moi… diable !

Les quatre s’avançaient. Ils s’inclinèrent devant le chevalier qui rendit un bref salut.

– Monsieur, dit Ocquetonville, seriez-vous, d’aventure, le chevalier de Passavant ?

– Je le suis. Et vous, messieurs, qui êtes-vous ?

Les quatre saluèrent plus profondément que la première fois, et Ocquetonville reprit :

– Chevalier, ces gentilshommes qui ont l’honneur de vous saluer sont : M. le vicomte de Courteheuse, M. le baron de Scas, M. le comte de Guines, et votre serviteur, baron d’Ocquetonville.

À chaque désignation, il y eut de part et d’autre un salut exécuté selon les règles. Passavant se tenait sur ses gardes, l’œil au guet, la main prête.

– Et maintenant que nous nous connaissons un peu mieux, dit-il, que désirez-vous de moi, messieurs ? Pour quoi que ce soit, je me déclare à votre entière disposition.

– Monsieur, dit Ocquetonville, Mgr le duc de Bourgogne, notre maître, qui vous a rencontré ce matin dans la forêt, du côté de Vincennes, nous a informés que nous aurions le plaisir de vous rencontrer en cette auberge, et nous a engagés à solliciter la faveur de votre amitié. En conséquence, ces messieurs et moi, nous nous trouverions fort honorés si vous vouliez bien prendre place parmi nous à cette table.

Passavant sourit, et songea :

– Me faire abreuver par eux après les avoir étrillés, ce serait un peu cruel. – Messieurs, dit-il, tout l’honneur est pour vous et j’accepte votre invitation, mais j’y mets une condition.

– Et laquelle ? s’écrièrent les quatre jeunes gens.

– C’est que je payerai l’écot.

Étonnés, ils se consultaient encore du regard que déjà, il pénétrait dans la petite salle et indiquait à chacun sa place.

– Maître Le Poingre, dit-il à l’hôte accouru, ces gentilshommes sont mes hôtes. Faites-nous dîner comme des princes, si tant est que les princes aient le goût meilleur et l’estomac plus solide que nous.

Thibaud Le Poingre eut une hésitation bien naturelle après ce que le chevalier, avec sa naïve bonhomie, lui avait laissé entendre de l’état de sa bourse. Mais cette hésitation dura peu. En effet, Passavant s’approcha de lui, et, paisiblement, à l’oreille lui glissa ces mots :

– Mon cher hôte, je vous donne dix minutes pour préparer un dîner royal. À la onzième minute, si la table n’est pas servie, je vous préviens que je mets le feu à votre auberge, que je vous embroche et vous fais rôtir au brasier, ni plus ni moins que la truie de votre enseigne.

Thibaud Le Poingre regarda le chevalier dans les yeux, comme pour voir si la menace était sérieuse. Il paraît qu’elle l’était.

– Ventre-Joye ! murmura-t-il en courant à ses fourneaux. Quel enragé est-ce là ? Ouf ! Son regard m’a mis la petite mort à l’échine.

À ce moment, un nouveau personnage entrait dans l’auberge, et voyant le groupe formé par les gens de Bourgogne, s’avança, inclina sa haute taille, et dit :

– Est-ce que Monsieur ne serait pas M. le chevalier de Passavant ?

– Bois-Redon ! gronda Ocquetonville.

– Le chien de la reine ! murmura Courteheuse.

Bois-Redon échangea avec les Bourguignons un regard mortel, puis affectant d’ignorer leur présence, salua de nouveau le chevalier qui, tout ébahi, lui répondait :

– C’est moi, monsieur. Est-ce que vous venez aussi m’inviter à dîner ?

– Non, monsieur, dit Bois-Redon. Je viens de la part d’une noble dame qui eut affaire à vous, ce matin, non loin de Vincennes.

Passavant se sentit frémir.

– Oh ! s’écria Scas, et qui est cette dame dont le duc ne nous a pas parlé ?

– Chevalier, reprit Bois-Redon sans même donner signe qu’il eût entendu, cette noble dame m’a chargé de vous rappeler que vous devez demain à dix heures du soir vous présenter… où vous savez. C’est moi-même qui aurai l’honneur de vous attendre, et de vous conduire. Quelle réponse dois-je rapporter ?

Le chevalier de Passavant, d’une voix ferme, et cette fois sans hésitation, répondit :

– J’y serai, monsieur !

Et en même temps, il eut comme un frisson. Il comprit qu’il eût presque voulu reprendre cette parole. Mais il était trop tard. Bois-Redon s’inclinait devant lui et sortait.

En traversant la salle commune, le capitaine des gardes d’Isabeau fit un signe à Jacquemin Gringonneur, qui buvait en philosophe isolé.

Le peintre qui dessinait les cartes avec lesquelles le roi Charles aimait à jouer répondit par un autre signe.

Et Bois-Redon s’en alla.

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