Jean sans Peur, dans la journée, avait pris ses précautions. Après son entrevue avec Armagnac, encore tout bouleversé de cet adorable sourire d’affection filiale qu’Odette lui avait adressé, il s’en fut trouver la reine.
– Cette nuit, dit-il, je vous débarrasse de la petite reine.
Isabeau écouta attentivement, approuva le plan et ne soupçonna pas que le duc de Bourgogne agissait dans un personnel intérêt d’amour.
Seulement, elle perfectionna l’attaque sur trois points.
« Il y a, songea-t-elle, trois secours possibles pour l’intrigante. D’abord les gardes que lui a donnés le fou, ensuite le chien, enfin, ce qui peut venir du dehors. »
Quant à Honoré de Champdivers, les estafiers bourguignons s’en chargeaient.
Pour tout secours – imprévu – qui pourrait arriver du dehors, une mesure suffit : elle ordonna qu’à partir de onze heures du soir, le mot de passe fût changé aux portes de l’Hôtel Saint-Pol, de façon que nul ne pût entrer. Exception fut faite pour les quatre spadassins.
En ce qui concerne Major, comme le chien avait l’habitude tous les jours vers le soir d’errer dans les cours, un valet fut chargé de s’en emparer.
Nous avons dit que c’était un chien de grand luxe par sa beauté impeccable. Il était un peu bête, comme tous les êtres de luxe. Il avait un faible pour certaine pâtisserie. Beau, bête, gourmand, c’étaient plus de qualités qu’il n’en fallait.
Le valet, vers six heures du soir, le rencontra rôdant dans la cour des pâtisseries. Il l’invita poliment à entrer dans le bâtiment où trois fours en pleine opération laissaient s’échapper de bonnes odeurs de galettes et de flans. Le chien n’hésita pas, suivit de bonne grâce cet introducteur qui lui semblait animé des meilleures intentions, et tout à coup le brave Major se trouva enfermé en compagnie de pâtisseries diverses dans une étroite pièce d’où ses hurlements ne le purent tirer. Simplement, il y eut une hécatombe de gâteaux.
Restait la salle des gardes. Ce fut l’affaire de Bois-Redon.
– Je vais mater ces chiens-là, songeait-il en balançant ses formidables épaules – comme j’eusse maté le Major, si on me l’eût donné à étrangler. Mais la reine ne voulait pas tuer le chien… Faiblesse de femme trop tendre.
Bois-Redon se trompait. Ce n’est pas par sensibilité que la reine avait épargné Major : Une fois le coup fait, une fois Odette disparue et le cadavre de Champdivers enlevé, le chien ramené dans les appartements de la jeune fille devait par sa seule présence témoigner que rien de tragique ne s’était passé : Odette aurait fui avec son grand-père, voilà tout.
Bois-Redon atteignit sans encombre la salle où douze piquiers étaient de garde pour veiller à la sûreté d’Odette.
– Bonsoir, camarades, dit-il en entrant, je m’ennuie ; je viens donc boire et jouer avec vous. Eh bien, quoi ? qu’avez-vous à me regarder comme des oies qui trouvent un morion sur leur fumier. Je viens boire et jouer, voilà.
Le fait est que les braves piquiers étaient ahuris de l’honneur, et inquiets !
Bois-Redon, c’était le capitaine de la reine. Et c’était aussi un redoutable compagnon.
Les gardes soupçonnèrent quelque traquenard, et que l’invite, si elle était acceptée, aboutirait à une mise au cachot ou à une distribution de coups de pied.
Cependant, lorsqu’ils virent le capitaine s’asseoir à la table et poser devant lui un jeu de cartes avec une poignée d’écus d’argent, ils se rapprochèrent timidement.
Bois-Redon saisit la cruche et emplit les gobelets. On but. Les soldats admirèrent. Leur vanité fut flattée. Et enfin leur enthousiasme éclata lorsque Bois-Redon s’écria :
– Jouons ! Je mets mes écus contre vos mailles !
– Quoi ! s’écria l’un des gardes.
– Oui, quand je perdrai, c’est un écu que je paierai. Quand vous perdrez, ce sera une maille.
La vue du tas d’argent fascina les pauvres diables. Ce ne fut pas de l’ardeur qu’ils mirent au jeu, ce fut de la frénésie.
Bois-Redon riait sous cape. La cruche vide, il en envoya chercher d’autres. Au bout d’une heure, les gardes étaient ivres.
Vers minuit, Bois-Redon, ayant perdu ses écus d’argent, vida sur la table un sac plein d’or, et cria :
– Jouons ! Et buvons, cornes du diable ! Et rions, ventre du pape !
On eût pu prendre d’assaut le palais du roi : Les douze ne se fussent pas dérangés. Ils n’eussent pas entendu le bruit de la bataille… ils ne n’entendaient plus eux-mêmes.
– Allons ! fit tout à coup Bois-Redon vers deux heures dû matin, ce doit être fini.
– Qu’est-ce qui est fini ? bredouilla un ivrogne.
– Fini de rire ! dit Bois-Redon.
Et il fit une rafle générale de l’argent et de l’or qui se trouvaient disséminés sur la table par petits tas devant chaque joueur. Puis, engouffrant le tout dans son escarcelle, il s’en alla, laissant les malheureux étourdis, hébétés du chagrin de voir finir si mal un si beau rêve doré : ils étaient plus pauvres que devant, car non seulement le capitaine avait raflé les pièces qu’il avait apportées, mais encore il emportait la menue monnaie.
Laisser toute cette fortune à ces manants comme le voulait la reine ! songeait-il en ricanant… Allons donc, la reine est trop faible pour les chiens. Mais moi j’ai maté ces drôles.
Telle fut l’agréable farce que le sire de Bois-Redon, cette nuit-là, joua aux braves piquiers du roi qui, tout compte fait, s’en trouvèrent fort honorés.
De tout ceci il résulta que Courteheuse, Guines, Scas et Ocquetonville purent opérer à l’aise et sans crainte d’être interrompus.
La besogne leur avait été mâchée. De plus, aux abords de l’Hôtel Saint-Pol, attendait à un coin de rue une litière munie d’une bonne escorte. Elle était là pour Odette.
Les quatre, donc, se glissèrent dans l’Hôtel Saint-Pol. Arrivés au palais, ils hésitèrent pourtant : ils risquaient de se heurter à quelque ronde qui eût donné l’éveil.
Comme ils se consultaient devant la grand’porte, une ombre se détacha du mur, s’avança jusqu’à eux – quelqu’un qui s’enveloppait dans les plis d’un manteau noir. Et ce quelqu’un leur dit simplement :
– Suivez-moi, je vais vous conduire.
Ils s’inclinèrent, frémissants, et d’un seul geste sortirent leurs dagues, comme si la seule présence de cet être leur eût soufflé les pensées de meurtre.
C’était la reine Isabeau de Bavière.
Elle marcha la première. Le long des grands couloirs, boyaux de ténèbres, ils la suivirent, serrés l’un contre l’autre, les dents serrées, l’œil dilaté. Isabeau, enfin, s’arrêta devant une porte et dit :
– C’est ici. Il faut entrer sans faire de bruit.
Ocquetonville introduisit son poignard dans la fente, et pesa. La lame se cassa tout net. Ocquetonville recula en grondant un juron.
– Silence ! dit la reine.
Avec le poignard brisé, Courteheuse essaya de travailler la serrure. Mais la serrure résista comme avait fait la porte. Courteheuse invectiva furieusement le pape, le diable et les saints.
Alors Guines et Scas appuyèrent leurs épaules au battant. Il y eut un craquement. La porte béa un peu. Courteheuse et Ocquetonville vinrent à la rescousse. Les muscles tendus, les veines des tempes gonflées, les quatre poussaient d’un lent effort continu.
– Qui va là ?… cria une voix rude, venue de l’intérieur.
– Silence ! dit la reine.
Les quatre continuèrent à pousser, sans un mot.
– Que veut-on ? dit la voix. Au large !
Les assassins commencèrent à grogner des insultes. Ils voulaient tuer. La porte, encore, craqua.
– Mort au diable ! gronda la voix, ne vous mettez pas tant en peine, je vais ouvrir !
– Ouvre ! rugirent les assassins.
Fous furieux, ils assénèrent des coups sur la porte. Et Champdivers leur cria :
– J’ouvre. Doucement, mes agneaux ! Dans un instant, vous trouverez que j’ai ouvert trop tôt !
Et brusquement, la porte s’ouvrit. Les quatre, emportés par l’élan, firent irruption dans la salle ; un instant éblouis par la lumière, presque aussitôt, ils virent le vieux Champdivers debout devant une deuxième porte, le poignard à la main gauche, l’épée à la main droite. Il criait :
– Comment ! Vous n’êtes que quatre ? À vous entendre, je croyais une armée. Ici, chiens ! Qu’avez-vous à aboyer ? Que voulez-vous ? Par Dieu ! je me suis vu devant dix ennemis à la fois, et c’étaient des hommes ! Ici, vous dis-je ! Nous allons rire !
Les quatre s’avançaient, l’épée au poing. Ils ne disaient plus rien. Devant la bête à égorger, ils éprouvaient la satisfaction de la meute à la minute de l’hallali.
Soudain, ils se déchaînèrent. Tous ensemble, rués, il y eut un tourbillon d’aciers entrechoqués, une bordée d’insultes et de jurons, les cris de la joie convulsive du meurtre, et l’effroyable rage de tuer les fit bondir. En un instant, le vieux soudard fut débusqué de son poste et obligé de reculer vers la porte qu’il avait ouverte lui-même, le pauvre fou de bravoure.
Les coups pleuvaient. Mais il se défendait bien. Il n’était pas touché encore. Sa large épée, brusquement, décrivit un demi-cercle, pareil, dans la demi-obscurité, à ces zébrures d’éclairs fauves qui déchirent le ciel. Les quatre reculèrent, haletants. Champdivers éclata de rire.
– Allons, dit-il joyeusement, le vieux de Transtamare et de messire Bertrand a plus d’un tour dans son sac. Par le ciel, mes louveteaux, vous êtes de mauvais drôles de venir interrompre mon sommeil pour si peu. À mon tour, ajouta-t-il d’une voix terrible. Vous ne sortirez pas d’ici vivants… Je vais vous montrer… ah !…
Il s’affaissa.
Dans le même instant, il s’allongea en se raidissant dans le spasme de l’agonie, et ses ongles labourèrent le plancher. Il tourna un regard désespéré vers la porte qui conduisait chez Odette…
Tout à coup, il eut un soupir, une mousse de sang rougit sa bouche, et il demeura immobile.
Les quatre, devant ce cadavre, demeurèrent un moment silencieux.
La reine, alors, d’un geste de dédain, laissa tomber son poignard – son poignard sanglant – le poignard qui venait de tuer Champdivers – le poignard dont, par derrière, d’un coup rude, violent, elle venait de frapper à la gorge celui qui défendait l’intrigante, la petite reine.
Puis, du doigt, elle leur désigna la porte par où on entrait chez Odette. Ensemble, ils marchèrent sur cette porte – et comme l’autre, soudain, elle s’ouvrit… une femme parut, un flambeau à la main, les yeux hagards, et balbutiant :
– Seigneur Honoré, que se passe-t-il ? Entendez-vous ce bruit ? Entendez-vous… oh !… à moi !…
Elle eut à peine le temps de crier, la pauvre dame Margentine ! Dix doigts de fer l’empoignèrent à la gorge. Elle se renversa. Ses yeux, un instant, demandèrent grâce. Puis ils se fermèrent.
Dame Margentine demeura inerte en travers de la porte…
Les quatre avaient des figures épouvantables. Ils se taisaient. Ils reniflaient l’odeur du sang. Ils regardaient autour d’eux, et leurs regards disaient :
– Qui faut-il encore tuer ?
– Assez ! dit la reine.
Ils s’immobilisèrent. Sombre, Isabeau de Bavière ne jetait pas un coup d’œil au cadavre de Champdivers, ni à celui de la gouvernante. Elle regardait là-bas, vers cette porte qui la séparait encore d’Odette, et il y avait dans ses yeux d’étranges lueurs rapides, insaisissables.
Un soupir gonfla sa poitrine.
Une minute, elle demeura ainsi, rêvant sans doute de choses intraduisibles. Puis, faisant signe aux spadassins de ne pas bouger, elle revint en arrière jusqu’au couloir.
L’instant d’après, elle reparut, suivie de sept ou huit hommes silencieux et rapides.
En un tour de main, les deux cadavres furent enlevés.
– Vous savez ce que vous avez à faire ? dit-elle aux quatre.
– Prendre la demoiselle de Champdivers, répondit Ocquetonville, et la conduire en la litière qui nous attend hors l’Hôtel Saint-Pol.
– Bien. Et où ira cette litière ?
– À l’hôtel de Bourgogne, madame.
Isabeau se tut, sa tête se pencha sur son sein. Un éclair jaillit entre ses lourdes paupières. Ils ne l’entendirent pas murmurer :
– Pourquoi à l’hôtel de Bourgogne ?
Quelques minutes, Isabeau médita. Ce que put être cette affreuse méditation en un tel moment, il faudrait le demander à l’âme de ces grands criminels dont les actes demeurent improbables tant ils semblent difficiles à comprendre. Qu’agita-t-elle ? Que résolut-elle ?
Lorsqu’elle redressa la tête, un sourire crispait ses lèvres un peu pâles, et elle dit :
– C’est bien. Vous allez prendre cette fille. Ne lui faites pas de mal.
– Nous avons reçu le même ordre de monseigneur de Bourgogne, dit Guines.
– Oui. Vous la prendrez donc. Seulement, vous ne la conduirez pas à l’hôtel de votre maître.
– Et où devrons-nous l’entraîner ?
– Chez moi ! dit la reine d’un ton qui les fit frissonner.
Elle s’avança, de ce même pas dont marchait sa tigresse. Traversée la salle où était tombé Honoré de Champdivers, traversée la chambre à coucher de dame Margentine, ils franchirent le petit salon intime où tous les soirs Odette jouait aux cartes avec le roi, et enfin, Isabeau s’arrêta devant une dernière porte en répétant :
– C’est là !
Les spadassins avaient rengainé poignards et épées. Ils s’approchèrent.
– Faites vite, dit la reine, enfoncez-moi cette porte.
– Inutile ! dit Courteheuse qui venait de mettre la main sur le loquet.
La porte d’Odette était ouverte !…
Doucement, Isabeau souleva le loquet elle-même. L’instant d’après, Odette lui apparut.
La jeune fille dormait.
Elle était assise dans son grand fauteuil, près de la table, et s’appuyait sur une feuille de parchemin.
Le sommeil l’avait surprise là, sans doute.
Isabeau entra dans la chambre, suivie des quatre estafiers.
Soit à cause du bruit des pas, soit par quelque avertissement des mystérieux agents de vie qui veillent quand nous dormons, Odette de Champdivers ouvrit les yeux. Au même instant, elle fut debout.
La reine s’arrêta à trois pas de la jeune fille.
La première impression d’Odette fut de la terreur. Elle pâlit. Son cœur se mit à battre avec force. Mais presque aussitôt, cette vaillance et cette fierté qui étaient en elle furent les plus fortes. S’inclinant donc avec respect devant cette femme qui était la reine de France :
– Soyez remerciée, madame, dit-elle avec fermeté, de l’insigne honneur que vous daignez me faire. (Un silence. La reine n’eut pas un mot.) Si Votre Majesté, continua doucement Odette, ne m’avait pas témoigné sa volonté de me tenir à l’écart, depuis longtemps déjà je serais venue au palais de la reine.
Un frisson d’orgueil violent secoua Isabeau qui, alors, laissa tomber ces mots :
– Vous ? Chez moi ? Et pourquoi ?
– J’ai tant de choses à vous dire, madame !
– Vous ? répéta Isabeau. Et que pouvez-vous avoir à dire, « vous », à l’épouse du roi Charles, voyons ?
L’intention d’insulte était flagrante. Mais l’insulte même s’émoussa sur cette cuirasse de fierté qui protégeait le cœur de la jeune fille.
– Madame, reprit Odette, c’est du roi que je voulais vous parler. Votre Majesté n’ignore pas comment et pourquoi je suis ici, pourquoi j’y reste, surtout. Il suffit que ma présence apaise les alarmes d’un malheureux prince que tout abandonne pour que j’oublie, moi, les regards mauvais qui m’ont accueillie. Si vous consentiez à m’entendre, madame, vous qui êtes l’épouse du roi, si vous me permettiez de vous dire tout ce que pense mon cœur, peut-être alors la mission qu’il a plu à Dieu de m’imposer près du roi de France se trouverait terminée, car je laisserais derrière moi, pour sauver Charles VI, celle-là même dans les regards de qui je lis en ce moment cette question : que faites-vous à l’Hôtel Saint-Pol ?
– Je crois, dit Isabeau avec un sourire terrible, je crois que cette fille cherche à insulter la reine !
– Non, Majesté ! cria Odette dans une sorte d’explosion. Cette fille se défend, et c’est tout. Cette fille est venue malgré elle à l’Hôtel Saint-Pol. Cette fille éprouve pour le roi une pitié qui a grandi de jour en jour. Cette pitié, madame, est telle que je reste, sachant que je risque plus que la mort : les pensées mauvaises de la reine !
Odette fit un pas en arrière, et il y eut dans son attitude une telle dignité, sur sa physionomie une si rayonnante fierté que la reine, pour la première fois, se sentit au cœur l’effrayante étreinte d’une jalousie vraie. Elle jeta un regard rapide autour d’elle, et domptant ses passions :
– Eh bien, soit, dit-elle, venez chez moi, et vous aurez la liberté de me parler à cœur ouvert.
Odette s’inclina :
– Pour quand Votre Majesté me donne-t-elle l’ordre de me rendre en son logis ?
– Tout de suite ! dit la reine.
– Quoi, madame, en pleine nuit ! Il faudrait donc, en ce cas, que je fusse accompagnée de dame Margentine et de mon grand-père… Et pourquoi ne sont-ils pas ici ? ajouta-t-elle soudain en levant les yeux sur les quatre gentilshommes de Bourgogne.
– Allons, dit la reine d’une voix calme, prenez-la, puisqu’elle ne veut pas venir de bonne volonté.
Ce fut à ce moment seulement qu’Odette comprit le danger. Elle comprit qu’elle allait mourir. Elle comprit que si la reine et ses acolytes étaient arrivés jusqu’à elle, c’est qu’ils l’avaient condamnée. Elle comprit aussi que…
Les quatre marchèrent sur elle. Scas portait une écharpe pour la bâillonner. Ocquetonville tenait des cordelettes. Odette recula vers la fenêtre. La reine éclata de rire, et cria :
– Elle pleure !…
C’était vrai. Odette pleurait. Des larmes amères débordaient de ses yeux. Elle murmurait :
– Si bon, si brave, si loyal ! Mort pour moi ! Ô mon pauvre vieux grand-père, ô ma pauvre Margentine, et c’est moi qui vous ai entraînés ici !
– Allons, la belle ! dit Courteheuse en levant la main sur elle.
Odette, d’un bond, fut à la fenêtre qu’elle ouvrit d’un mouvement rapide, et elle se tourna vers la reine.
– Madame, dit-elle vous m’obligez à me tuer. Je vous pardonne ma mort. Mais la mort de ces deux malheureux qui n’étaient coupables que de m’aimer, qui vous pardonnera ?
– Par le ciel, cria la reine, elle va sauter ! Je la veux vivante ! Prenez-la ! Mais prenez-la donc !
Scas, Ocquetonville, Courteheuse et Guines se ruèrent sur Odette…
*
* *
« Nous n’entrerons pas, le mot de passe a été changé ! » avait dit Jacquemin Gringonneur. Pendant quelques minutes, le pauvre chevalier de Passavant demeura atterré. Une colère blanche se déchaîna en lui. Mais il n’en laissa rien paraître, et le peintre de cartes se murmura à lui-même : Il me semble que ce digne chevalier se résigne assez convenablement.
– Le mot de passe changé ! murmura à ce moment le chevalier.
– Hélas ! oui, mon digne seigneur. Voilà bien de ses coups.
– De ses coups ? Parlez clairement, je vous prie, grogna Passavant.
– Eh oui, je veux parler d’Isabeau, de la grande, de la belle Isabeau, reine de France, princesse du traquenard, duchesse du guet-apens.
– Assez ! dit gravement le chevalier. Je vous ai déjà défendu de médire de la reine.
– Soit. Mais c’est elle qui a fait changer le mot, soyez-en sûr. Et ceci à seule fin de pouvoir tout à l’aise, et sans être dérangée, meurtrir la pauvre petite reine…
– Si elle fait cela… gronda le chevalier.
– Oui, que ferez-vous, vous, en ce cas ?
– Je… non ! Je ne puis rien contre elle. C’est elle qui a sauvé Roselys…
– Roselys ? dit Gringonneur.
– Allons, dit Passavant, venez !
– Je veux bien venir, mais où ?
– Je ne sais pas encore, dit Passavant qui se mit en marche.
– Serait-il devenu fou ? songea Gringonneur en le suivant.
Passavant n’était pas fou, mais il était désespéré, ce qui est un genre de folie plus douloureuse, en ce sens que le fou conserve la conscience.
Gringonneur suivait, très mortifié, il faut le dire, bien qu’il ne crût pas, au fond, à un danger menaçant pour Odette de Champdivers. Le roi seul, dans sa pensée, serait attaqué par les Bourguignons.
Il passait à ce moment près d’une niche au fond de laquelle un saint de bois levait sa dextre pour une bénédiction figée. À ses pieds, brûlait une veilleuse dans un verre épais.
Gringonneur se fouilla et exhiba une petite cire qu’il alluma à la veilleuse, puis un objet carré qui se dépliait sur un fond de carton muni d’une tige : c’était une lanterne en papier huilé comme en avaient les bourgeois qui se hasardaient la nuit dans les rues. Ces lanternes se repliaient de façon à occuper le moins de place possible dans une poche.
Jacquemin Gringonneur, sa lanterne à la main, se mit à courir pour rattraper le chevalier. Il fit ainsi le tour de l’Hôtel Saint-Pol jusqu’à la Seine qu’il remonta, et aperçut enfin celui qu’il cherchait près d’une petite porte basse.
C’était la porte par où Passavant avait quitté l’Hôtel Saint-Pol après avoir été délivré de la Huidelonne par Odette et Charles VI. L’instinct l’avait ramené là…
Cette porte n’était pas surveillée, d’habitude.
Mais il paraît que cette nuit-là, des précautions plus qu’ordinaires avaient été prises, car Gringonneur vit se profiler sur le haut de la muraille l’immobile silhouette d’un archer.
– Holà, cria Gringonneur en approchant, holà, seigneur chevalier, vous allez vous morfondre devant cette porte ! Si, du moins, vous consentiez à jouer aux cartes avec moi ?
Gringonneur s’évertuait à paraître joyeux et à consoler ainsi de son mieux ce jeune homme, qui lui avait inspiré une sympathie mêlée de crainte et d’admiration.
En parlant ainsi, Gringonneur s’assit en effet dans l’herbe, posa près de lui sa lanterne et tira de sa poche un jeu de cartes qu’il étala devant lui.
– Au large ! cria l’archer, d’en haut. Qui est cette lanterne ?
Gringonneur, à l’instant, fut debout.
– Heu ! Ne comprends-tu pas, fils de Mars ? Je cherche un homme pour jouer aux cartes.
Il y eut un instant de silence. On put voir l’archer se pencher, puis le brave fils de Mars et Bellone, d’une voix moins menaçante, reprit :
– Pour jouer aux cartes…
– Sans doute, par la jupe à Juno !
– Où sont-elles, les cartes ?
– Là, mort-diable, qu’as-tu dans les yeux ? La lanterne de Diogénès les éclaire en plein !
– Je vous reconnais, maintenant, dit tout à coup l’archer, vous êtes messire Gringonneur.
Passavant, qui, d’abord, n’avait prêté aucune attention à cette fantastique discussion, écoutait maintenant, les nerfs tendus, la tête en feu. En haut, l’archer se penchait. En bas, la haute silhouette dégingandée de Jacquemin gesticulait.
– « Ita ! » s’écria le peintre. Gringonneur, oui, par Jupiter et saint Antoine ! Peintre des cartes de Sa Majesté !
Gringonneur n’entendit pas le soupir que poussa l’archer. Mais Passavant l’entendit peut-être, car tout à coup il avança d’un pas sur le peintre et lui dit froidement :
– Je suis l’homme que vous cherchez.
– Quoi ? fit Gringonneur interloqué.
Passavant, d’un geste furieux, lui appuya les deux mains sur les épaules et gronda :
– Jouons, par la mort-diable ! Et tout de suite, ou je t’éventre !
Gringonneur se retrouva assis, tout stupéfait, et vit le chevalier qui s’installait devant lui. Entre eux, la lanterne ; près de la lanterne, les cartes.
Ce qui se passait à ce moment dans l’esprit du jeune homme était effrayant. Il ne savait nullement jouer, et abattait les cartes au hasard.
Gringonneur avait là-dessus commencé une observation, mais un regard terrible la lui avait rentrée dans la gorge. À ce moment seulement, Gringonneur commença à comprendre quelle poignante partie jouait le chevalier…
– Si cet archer résiste à la tentation, songeait Passavant, Odette mourra. Ainsi, la vie de celle qui m’a sauvé tient uniquement à l’amour plus ou moins fort qu’un soldat peut éprouver pour le jeu de cartes.
Il souriait. En somme, il découvrait la vie. Il s’étonnait que de si petites causes fussent dans l’existence des éléments d’une formidable importance. Il souriait donc, sceptique et désespéré, et s’apprenait à vivre.
Gringonneur jouait consciencieusement. Dès l’instant où il eut entrevu le but du chevalier, il se mit à parler à tort et à travers, annonçant les cartes, accusant des gains merveilleux, exécutant toute la mimique d’une partie passionnante. Ni l’un ni l’autre ne s’occupaient plus de l’archer, et c’était admirable.
Soudain, Passavant eut un léger tressaillement. Derrière lui, il venait d’entendre le grincement de la porte de fer qui s’entr’ouvrait ! Mais il ne broncha pas…
– Il est venu ! songea-t-il en raidissant ses muscles pour l’action suprême.
Oui, il était venu ! L’archer était là !… Du haut de son poste d’observation, le pauvre diable avait assisté à l’enragée partie que menait Gringonneur. Le supplice de Tantale !
Peu à peu, l’homme s’était redressé, avait longuement inspecté l’intérieur de l’Hôtel Saint-Pol. Pas de ronde. Personne en vue. Alors, tout simplement, il déposa son arme et descendit l’étroit escalier de pierre qui desservait le chemin de ronde près de chaque porte. En un instant, il eut ouvert. Là, il hésita encore. Une joyeuse exclamation de Gringonneur ne parvint pas à le décider.
Passavant, avec son esprit exaspéré, comprit ce qui se passait dans l’âme du soldat. Sans se retourner, tranquillement, il dit :
– J’ai perdu, maître Gringonneur. Recommençons !
Et il vida son escarcelle dans l’herbe. Les pièces d’or roulèrent et se heurtèrent.
– Je veux jouer aussi ! dit tout à coup une voix.
Passavant leva les yeux, et vit la tête de l’archer penchée sur eux, avide, ardente. Le chevalier se leva et dit :
– C’est bien, prenez ma place.
– Mais, balbutia alors le soldat, c’est que je n’ai pas beaucoup d’argent, moi…
– On te fera crédit, fit Gringonneur.
– Inutile, dit Passavant. Prenez ceci pour jouer.
Il désignait du doigt les pièces d’or qu’il avait tirées de son escarcelle. Le soldat le regarda, effaré. D’une voix effrayante de calme, Passavant, reprit :
– Allons, mon brave, prends cet or, et joue, crois-moi, joue sans t’inquiéter du reste.
– Ho ! gronda le soldat en voyant le chevalier faire un pas vers la porte, c’est une trahison ! À moi !
Il ne put en dire plus long. Passavant, le touchant à peine de la main gauche, lui présentait à la gorge la pointe de sa dague, et disait doucement :
– Un mot de plus et tu es mort. C’est chose affreuse que de tuer un inconnu qui ne m’a fait aucun mal, je le sais. Mais sache que si je n’entre pas à l’instant dans l’Hôtel, la vie de plusieurs personnes est en danger. Ainsi, mon ami, mets-toi donc à jouer, et je te jure sur mon âme qu’en me laissant entrer, tu n’auras commis aucune trahison…
– Promettez-moi, dit le soldat, que nul ne saura que vous êtes entré par cette porte. Car je serais pendu, et je n’ai que vingt-quatre ans.
– Sur ma vie, dit Passavant, nul ne le saura.
– Allez donc, et que Dieu vous garde, car à votre figure, à votre accent, je vois, je sens que c’est lui qui vous mène !
Passavant s’élança.
L’archer avait eu un beau mouvement. Une seconde, l’émotion qui se dégageait du chevalier s’était communiquée à lui, comme une flamme purifiante. Mais nous devons dire que, tout de suite, cette émotion fut remplacée par une autre moins noble assurément, mais plus intéressante pour lui. En effet, le digne fils de Mars et Bellone tomba en arrêt devant les fameuses pièces d’or venues en droite ligne du sac envoyé à Passavant par Isabeau de Bavière, et ici, le lecteur nous sera reconnaissant de résister à la tentation d’établir que l’or d’Isabeau allait peut-être contribuer à sauver la jeune fille que cette même Isabeau voulait tuer.
Passavant s’élança donc dans l’intérieur de l’Hôtel Saint-Pol et, pour trouver le logis d’Odette, il n’eut qu’à suivre en sens inverse le chemin que lui avait fait parcourir le vieux Champdivers.
Il arriva, haletant, sous les fenêtres.
Tout était calme, silencieux, et il éprouva instantanément cette impression que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve. Il respira à longs traits. Il se rappela que Gringonneur, de toute évidence, était ivre.
L’Hôtel Saint-Pol dormait profondément. Les fenêtres d’Odette, éclairées doucement, lui donnèrent la sensation du repos paisible.
Alors, les terreurs du jeune homme s’évanouirent. Sans trop savoir pourquoi, il se mit à rire doucement, et sans motif, il pensa à Roselys. La gracieuse figure de l’enfant qu’il avait aimée, perdue à jamais maintenant, morte depuis des années, cette figure souverainement jolie fut si vivante à ses yeux qu’il dut faire effort pour s’arracher à l’obsession.
Et tout à coup, par une saute de l’imagination, comme il y a des sautes de vent, il revit le duc d’Orléans – son sauveur – il le revit étendu dans la rue Barbette, le crâne fracassé, des pensées terribles l’assaillirent, et, presque à haute voix, il prononça :
– Ocquetonville, Scas, Courteheuse, Guines, vous mourrez de ma main !
Et ils étaient là, dans l’Hôtel Saint-Pol ! Pourquoi ? Qu’y faisaient-ils ? Puisque tout était paisible dans le logis royal, sans doute les Bourguignons étaient venus pour quelque service au palais de la reine. Passavant cessa de penser à eux, et son imagination le ramena à Odette de Champdivers…
Alors, tout à coup, il éprouva l’impérieux besoin de la revoir.
Une pensée soudaine traversait son cerveau :
Se hisser jusqu’à l’une de ces fenêtres… et là, peut-être, un instant, pourrait-il l’entrevoir. Passavant leva les yeux et fut désappointé : il y avait bien, à une certaine hauteur une sorte de large corniche ; une fois là, il eût pu aisément atteindre la fenêtre ; mais le diable, c’est que cette corniche elle-même était hors d’atteinte…
– À moins que je ne sois oiseau, dit à haute voix le chevalier, avec un rire nerveux.
– Ou à moins qu’on ne vous hisse jusque-là, dit quelqu’un près de lui.
Passavant sursauta. Au même instant, il eut la dague à la main ; à deux pas de lui, une silhouette colossale s’érigeait sur l’écran des ténèbres. Cela demeurait immobile.
– Qui êtes-vous ? gronda le chevalier.
– Je suis la Huidelonne, répondit la silhouette tranquillement.
Passavant écarquilla les yeux, s’approcha – et rengaina sa dague : il venait de reconnaître un ami. Oui, un ami ! Le geôlier de la Huidelonne !…
– Vous ne vous rappelez pas ? dit le colosse de sa voix rude où il essayait de mettre un peu de douceur.
– Tout, fit Passavant, je me rappelle tout. Ces années vivront toute ma vie, heure par heure, minute par minute.
– Alors, vous vous rappelez le jour où… c’était dans le dernier mois de captivité… j’avais descendu les deux épées démouchetées. Je dois vous dire une chose… Quelquefois, quand je venais ferrailler avec vous, je me disais : « Il est maintenant, aussi fort que moi. Il pourrait me tuer, et s’en aller… » Je me disais cela, mais je vais vous étonner… eh bien, cela doublait mon envie. Quand j’arrivais à croire que vous pouviez me tuer, je tremblais de plaisir à l’idée d’entendre le tic-tac des fers… comprenez-vous ?
Passavant eut un geste vague. Peut-être ne comprenait-il pas très bien. Il dit :
– Continuez, je vous prie.
– Bon. Eh bien, ce jour-là, donc, vous m’avez poussé dans un angle du cachot ; plus moyen de reculer, j’étais à vous ! j’ai vu la pointe de votre épée contre ma gorge, et je me suis dit : « Cette fois, il va me tuer. »
– Ah ! fit Passavant.
– Oui. J’ai vu cela dans vos yeux.
– Vous avez mal vu, trembla la voix de Passavant.
– J’ai vu cela, vous dis-je !… Et puis, lentement, doucement, vous avez baissé la pointe de votre épée, vous avez laissé le fer sur les dalles, vous vous êtes retiré dans l’angle opposé, et vous vous êtes mis à pleurer.
Passavant essuya d’un revers de main quelques gouttes de sueur qui pointaient à son front. Le geôlier de la Huidelonne reprit :
– Alors j’ai ramassé les deux fers, sans rien dire ; je suis sorti, et je vous ai enfermé ; mais plus d’une heure je vous ai écouté pleurer derrière la porte, et j’aurais donné une goutte de mon sang pour racheter chacune de vos larmes. Or, quand « elle » vous a délivré, ce fut à mon tour de pleurer…
– Elle ? murmura-t-il.
– Celle que vous vous voulez voir ! dit le geôlier. Savez-vous que depuis le jour où elle vous a délivré, il ne se passe pas de matin qu’elle ne vienne là-bas, dans ce repaire de la mort où je vis comme un loup, et où elle entre, comme un rayon d’aurore. On dit qu’elle est l’ange de l’Hôtel Saint-Pol. Elle est devenue aussi l’ange de la Huidelonne…
– Et que vient-elle faire ? balbutia Passavant.
– Parler de vous…
Le chevalier se sentit pâlir. Une sorte d’angoisse l’étreignit à la gorge, mais ce fût si doux qu’il eût voulu en mourir. Le geôlier continua :
– Elle a tout voulu savoir, et comment vous avez été jeté dans le cachot, comment vous viviez, ce que vous faisiez, disiez et pensiez. Voilà. Je parle… Elle écoute, les yeux dans mes yeux. Hier, elle m’a laissé cette bourse…
Le geôlier tira en effet de son escarcelle de cuir une bourse en soie qu’il garda un instant dans sa main, puis il la remit à sa place.
– Geôlier, dit Passavant d’une voix rauque, je vous achète cette bourse pour le prix que vous voudrez.
– Non, dit tranquillement l’homme de la Huidelonne. N’en parlons plus. Mais je dois aussi vous dire que tout à l’heure, je me trouvais sur le mur, près de la sentinelle. L’archer ne me voyait pas. Mais moi je vous ai vu. J’ai compris votre manœuvre du jeu de cartes. Si le soldat n’était pas descendu, je vous eusse ouvert la porte de fer, moi… Et vous êtes entré. Je vous ai vu arrêté sous ces fenêtres… ses fenêtres, et je sais ce que vous voulez.
Passavant étendit le bras dans la nuit, et dit :
– Je donnerais cinq ans de ma vie pour pouvoir me hisser jusqu’à cette corniche.
– Bon ! dit le geôlier. Tenez-vous bien. Raidissez-vous.
Le colosse, en même temps, se baissa, saisit le jeune homme par les deux chevilles, et, sans effort apparent, d’un mouvement uniforme, le souleva, l’enleva, le porta à bras tendus ; un spectateur qui se fût trouvé là pour admirer ce tour de force eût sans doute donné une part de cette admiration au chevalier – assez maître de ses nerfs pour faciliter la besogne en se raidissant, « en faisant la planche » selon le terme admis chez les gymnastes.
Passavant atteignit la corniche, et s’y tint debout.
Dans cette position, ses épaules arrivaient au rebord de la fenêtre, c’est-à-dire qu’il pouvait très bien voir ce qui se passait à l’intérieur.
À l’instant même, son regard s’agrandit, s’emplit d’épouvante.
Passavant voyait distinctement. Et ce qu’il voyait lui semblait affreux.
Gringonneur ne s’était pas trompé.
Isabeau de Bavière était là… il la reconnut au premier coup d’œil… et près d’elle, les quatre molosses de Bourgogne, Ocquetonville, Scas, Guines, Courteheuse !
Il voyait Odette appuyée d’une main à la table, pâle et résolue…
Il n’entendait pas ce qui se disait, mais il comprenait que la jeune fille se débattait contre Isabeau. Soudain il y eut un violent geste de la reine. Il y eut un cri qu’il entendit, et ces paroles :
– Prenez-la ! Prenez-la !
Odette se jeta vers la fenêtre.
Passavant, d’un effort de tout son être, poussa, les verres sautèrent, la fenêtre s’ouvrit ; le jeune homme, dans la même seconde, sauta à l’intérieur, et à ce moment même, reprit ce sang-froid excessif qu’on retrouve dans les minutes où il est question de vie ou de mort.
– Bonsoir, messieurs, dit-il de sa voix narquoise, j’ai trouvé les portes fermées, alors j’entre par la fenêtre. Veuillez m’excuser, madame…
Ces derniers mots s’adressaient à Isabeau.
Odette se tenait debout dans l’embrasure de la fenêtre ; son regard loyal se fixait sur le chevalier avec une expression d’infinie reconnaissance.
Isabeau, figée, contemplait le chevalier.
Ce fut étrange : son premier mouvement fut de la joie.
Jean sans Peur avait menti ou s’était trompé : Passavant vivait. Avec la prodigieuse rapidité de son imagination, déjà, elle échafaudait des plans où le chevalier jouait le grand rôle qu’elle réservait à l’homme attendu, l’homme capable de la comprendre, de l’aimer comme elle voulait être aimée. L’attitude d’Odette déchaîna la haine dans son cœur. Elle rugit :
– Ils s’aiment !…
Haletante, l’œil en feu, hérissée comme sa tigresse dans les moments de fureur, elle se tourna vers les quatre spadassins et hurla :
– Eh bien, prenez-les tous deux !
Passavant tira sa longue rapière et prononça doucement :
– Ne craignez rien, mademoiselle, aucun de ces sacripants ne vous touchera seulement du bout du doigt.
– Je n’ai plus peur, dit Odette.
– Prenez-les ! Mais prenez-les donc ! cria Isabeau. Lâches ! que faites-vous ?…
– Le mort ! râla Guines.
– C’est sa voix que nous avons entendue dans la nuit du meurtre ! grelotta Scas.
Ocquetonville et Courteheuse ne dirent rien. L’épouvante, chez ces deux-là, était au paroxysme. Isabeau, de ses yeux dilatés par la stupeur, les considérait. Il y eut quelques secondes de silence terrible, puis une sorte de gémissement. Et tout à coup, un bruit de pas précipités qui s’éloignaient : c’était Ocquetonville qui s’élançait, comme fou, bondissait à travers les appartements.
Presque aussitôt il fut rejoint par les trois autres. Dix minutes plus tard, ils couraient par les rues de Paris, haletants, l’épée à la main, jetant parfois un regard par-dessus l’épaule.
Jean sans Peur les attendait à l’hôtel de Bourgogne.
Il les vit entrer dans la salle des armes, échevelés, couverts de sueur, les vêtements en désordre.
– Où est-elle ? dit-il, les dents serrées.
– Passavant ! cria Courteheuse.
– Le mort ! gronda Ocquetonville.
– Où est-elle ? hurla Jean, sans Peur.
– Monseigneur, dit Guines, la Seine n’a pas gardé le cadavre !
– Malédiction ! rugit le duc de Bourgogne.
Il fallut une heure d’interrogations, de jurons, de menaces, de prières. Peu à peu, cependant, la terreur des quatre tomba. La scène fut retracée dans son entier.
Lorsque Jean sans Peur sut enfin avec exactitude ce qui s’était passé, il se dit que ses quatre molosses étaient des lâches, il se jura que Passavant serait cruellement puni, il s’affirma que Bruscaille, Bragaille et Brancaillon seraient pendus ; enfin il excita sa colère sur tous les détails de l’événement, et en même temps il comprenait qu’il n’osait pas envisager l’événement lui-même.
L’événement, s’était la présence d’Isabeau de Bavière dans l’appartement d’Odette.
L’événement, c’était qu’il comprenait enfin de quelle haine Isabeau enveloppait la jeune fille, et une fois de plus, l’abominable dilemme s’érigeait dans son esprit surchauffé :
Ou déclarer ouvertement son amour pour Odette et renoncer à toutes les ambitions de sa vie, – ou se rattacher à Isabeau et sacrifier Odette…
– C’est bien, dit-il en s’apaisant par degrés. À quatre, vous avez eu peur d’un homme !
– D’un spectre ! dit Guines.
– Vivant, vous dis-je ! À quatre, vous avez eu peur d’une seule épée… Vous n’êtes plus à moi.
Les quatre se regardèrent.
– Monseigneur, dit Ocquetonville, nous vous demandons de suspendre votre décision jusqu’à demain. Si nous avons eu affaire à un spectre, vous nous pardonnerez. Si au contraire, malgré toute vraisemblance, le sire de Passavant est encore au nombre des vivants, eh bien, par la Croix et les Plaies, ce sera demain son dernier jour.
– Vous l’attaqueriez ?
– Nous savons où le trouver ! crièrent les trois autres.
– Et d’ailleurs, ajouta Guines, c’est demain que se célèbrent les funérailles du duc d’Orléans. Il faut que nous soyons auprès de monseigneur, car les Armagnacs seront en nombre.
– Soit ! dit Jean sans Peur. Allez donc ; pour trois jours encore, vous êtes mes amis.
Les quatre sortirent, empressés. Il n’était pas question de dormir. À ce moment, ils eussent bravé même le spectre. Ne plus être au duc de Bourgogne… autant valait-il mourir tout de suite !
– Ce sont des braves ! murmura Jean, sans Peur quand il fut seul. Et qui sait, après tout, s’ils n’ont pas raison ? L’évêque de Dijon m’a affirmé que souvent les morts apparaissent aux vivants sous des formes telles qu’il est impossible de distinguer s’ils sont spectres. – Hum ! Nous verrons bien…
À son appel, le capitaine des gardes se montra. Le duc planta son regard dans les yeux du soldat.
– La vérité ! dit-il. Vous l’avez bien vu mort dans le sac ?
– Comme je vous vois vivant, monseigneur.
– C’est que Ocquetonville, Scas, Guines et Courteheuse sont des braves. Ils ont cent fois risqué leur vie. Or, ils soutiennent qu’ils l’ont revu.
– Ils l’ont revu ! bégaya le capitaine tout pâle.
– Cette nuit même !
Le capitaine des gardes, tout harnaché d’acier, fit un signe de croix, et le duc de Bourgogne écouta le bout de prière que, d’une voix fervente, il récita. Et quand la prière fut finie :
– Amen ! dit religieusement Jean sans Peur en se signant à son tour. Prenez douze hommes, ajouta-t-il, saisissez-vous de Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, ils attendront au cachot que j’aie décidé de leur sort.