XXX L’HOMME DE L’ÉPOUVANTE

Ce même jour eurent lieu les funérailles de Louis d’Orléans. Ce fut une pompe magnifique.

Jean sans Peur suivit le cortège, à la tête d’une troupe imposante d’hommes d’armes. De son côté, le comte d’Armagnac s’entoura d’une escorte tout aussi nombreuse et tout aussi bien armée.

Nous ne dirons rien de ces funérailles qui ne donnèrent lieu à aucun accident.

Ce jour, on cessa de faire perquisition dans les maisons de Paris où on supposait que le meurtrier aurait pu se réfugier. Les portes de Paris qu’on avait fermées furent ouvertes. Les chaînes de certaines rues qu’on avait tendues furent décrochées. Bref, le prévôt cessa de rechercher le meurtrier.

En effet, le meurtrier était connu. Comme une traînée de poudre qui s’enflamme, son nom courut de bouche en bouche parmi la foule immense qui assistait aux obsèques.

C’était le nom du sire de Passavant.

On disait que le meurtrier du duc d’Orléans avait pour complice une bande d’Écorcheurs, qu’avec ses acolytes il avait soutenu une rude bataille contre les gens du duc de Bourgogne qui, courageusement, avaient voulu l’arrêter, et qu’enfin, sur le point d’être pris, le sire de Passavant s’était, avec ses Écorcheurs, jeté dans la campagne de Paris où il se proposait de rançonner tout voyageur qui aurait le malheur de passer à sa portée.

Ces divers propos parvinrent naturellement au comte d’Armagnac qui demanda :

– Qu’est-ce que ce Passavant ?

– Selon toute apparence, un homme à Jean sans Peur, lui répondit le gentilhomme qui venait de lui rapporter tous ces bruits. On l’a vu à diverses reprises bras dessus bras dessous avec Ocquetonville, le sire de Scas, le comte de Guines et Courteheuse, enfin tous les enragés Bourguignons. On les a vus boire et manger ensemble en un cabaret de la rue Saint-Martin.

– Jean sans Peur espère échapper au châtiment qui lui est dû, fit le comte d’Armagnac d’une voix sombre. Il se trompe. Le véritable assassin, c’est lui. Ce misérable Passavant n’a été que le bras qui frappe. Il faudra bien que Jean sans Peur… En attendant, malheur à ce Passavant, s’il me tombe sous la main.

Aussitôt après les funérailles, le comte d’Armagnac prit la route du château de Pierrefonds où il voulait installer la veuve, Valentine de Milan, et lui donner une garnison suffisante pour la protéger contre toute attaque. Il se proposait ensuite de rentrer à Paris. Dans sa pensée, en effet, Jean sans Peur, après avoir fait assassiner le duc d’Orléans, tenterait aussi de se débarrasser de Valentine. Ce fût donc en toute hâte qu’il prit la route du Valois.

Jean sans Peur, de son côté, rentra à l’Hôtel de Bourgogne.

Le duc de Bourgogne était soucieux. À son aspect, les mille bruits sourds de cette élégante forteresse qu’était son hôtel s’éteignirent, et tout retomba dans un morne silence. Le duc, escorté de Scas, Ocquetonville et Courteheuse se rendit dans la salle des armes.

– Ainsi, dit-il, Guines est mort. C’était un brave compagnon. Que Dieu ait son âme !

– La poitrine traversée de part en part, à l’endroit du cœur, dit Scas d’une voix sombre. J’ai vu le coup. Ce Passavant est un rude manieur de fer.

– C’est le premier de nous, dit Courteheuse, le premier qui s’en va.

Ils se regardèrent un instant et Scas reprit :

– Il s’est vanté que nous mourrons de sa main.

– Oui ! dit alors Ocquetonville. Mais c’est lui qui mourra de la mienne.

– De la mienne ! grogna Scas.

– De la mienne ! gronda Courteheuse.

Jean sans Peur se leva et dit rudement :

– Ni de cette main, ni de celle-ci, ni de celle-là. Passavant appartient au bourreau.

Ils frémirent d’une joie profonde. La promesse du maître les rassurait. Écrasé par l’accusation d’assassinat, Passavant serait plus sûrement tué que par eux. Car ils n’étaient pas sûrs, eux !

Il n’était plus question, d’ailleurs, d’être renvoyés par le maître. Ils n’en parlaient même pas. Ils sentaient bien que Jean sans Peur, contre Passavant plus encore que pour la conquête du trône et contre Armagnac, avait besoin d’eux. Massés dans un coin de la salle d’armes, ils considéraient le duc qui songeait, silencieux, tout raide, les yeux perdus dans le vague, et ils se disaient :

– Il pense à « lui ! »

C’était vrai, Jean sans Peur remontait au loin dans ses souvenirs, et il revoyait l’enfant tel que Saïtano le lui avait amené, tel qu’il l’avait livré aux geôliers de la Huidelonne.

C’était le témoin !

C’était celui qui avait vu le meurtre de Laurence !

Le duc, parfois, haussait les épaules. Finie, cette simple aventure du jeune âge. Morte, Laurence. Tout ce passé était passé, aboli… et à cette heure, cela se remettait à vivre ! Laurence morte, le mariage, la petite fille livrée à Gérande, le petit chevalier poussé vers l’antre de Saïtano, tout cela palpitait en lui, en confuses images dont chacune le faisait frissonner.

Soudain, il se leva, se mit à marcher à travers la salle. Il se secouait, comme pour jeter bas le fardeau de pensées fatigantes, dures à porter, et d’un effort de volonté, il ramena son imagination à Odette.

Le coup de la nuit avait avorté. Il recommencerait, voilà tout, et au plus tôt. Car Isabeau était là ! Il fallait arracher la jeune fille à la reine. Il fallait donc encourir la haine de celle qui lui promettait le trône…

C’était, dans ce cerveau, une effrayante mêlée de sentiments enchevêtrés, un tourbillon de passions qui se combattaient, se choquaient violemment. Passavant, Odette, la reine, la conquête du trône, Laurence, autant de pensées touffues, sombre forêt à travers laquelle il cherchait sa voie…

– Monseigneur, un homme est là qui demande à être reçu en audience, murmura une voix.

Jean sans Peur tressaillit et eut un rude geste de refus.

– Monseigneur, reprit l’huissier, cet homme dit s’appeler Saïtano.

Jean sans Peur frissonna. Il lui sembla que, de loin, le sorcier avait entendu sa pensée, que, franchissant d’un bond l’espace, il lui apportait la réponse. Mais cette impression s’effaça vite, et il ordonna de faire entrer Saïtano. Du même geste, il fit sortir Ocquetonville, Scas et Courteheuse. Le sorcier parut. D’un regard avide, tout d’instinct, le duc inspecta la joue, et murmura :

– La trace de la main sanglante n’y est pas.

– Elle y est, monseigneur, dit Saïtano comme s’il eut parfaitement entendu, seulement elle est invisible aujourd’hui parce que je suis dans un jour de joie.

– Et de quoi es-tu joyeux, voyons ? fit Jean sans Peur avec une sourde inquiétude.

– D’abord d’avoir si bien réussi à inspirer à la noble demoiselle de Champdivers une affection qui n’était pas dans son cœur ; ensuite de vous voir, par la mort de notre bien-aimé duc d’Orléans, rapproché de la haute situation que vous rêvez.

– De quoi te mêles-tu, sorcier ! gronda Jean sans Peur. Le duc mon cousin est mort…

– Assassiné par un sacripant du nom de Passavant, je sais cela, monseigneur, sans être sorcier. Tout Paris le sait. Tout Paris le dit. C’est bien la preuve que Passavant est le meurtrier.

Le duc regarda Saïtano de travers.

« Fâche-toi, mais fâche-toi donc ! » rugit le sorcier en lui-même.

– La main ! La main rouge ! bégaya Jean sans Peur, le doigt tendu.

Saïtano haussa les épaules. Il avait cette familiarité sinistre qu’on prête à Méphistofélès. La trace rouge apparaissait nettement sur sa joue. Mais presque aussi rapidement qu’elle s’était montrée, elle disparut. Saïtano se prit à sourire.

– Vous avez raison, monseigneur, je ne dois pas me mêler de connaître ce qu’il est défendu à tous de savoir. Et que m’importe, après tout, que Passavant soit ou non le meurtrier… Ce qui m’importe, c’est de tenir mes promesses, et je suis venu vous demander si vous êtes content de moi…

– Oui, dit Jean sans Peur pensif, ta puissance est indéniable, et elle effrayerait un autre que moi. Mais cette jeune fille…

Il hésita.

– Ne s’est pas laissée enlever par vos acolytes, monseigneur ?

– Oui, oui ; c’est bien cela, fit le duc d’une voix ardente. Et il faut qu’en cela encore, tu m’aides.

– Non, monseigneur.

– Tu refuses ! gronda le duc.

– Elle ne me suivra pas. Elle ne suivra pas vos gens. La force n’y fera rien, car elle a sa force, à elle, qui la rend capable de résister à la ruse et à la violence. D’autre part, monseigneur, vous devez savoir que l’Hôtel Saint-Pol est pour elle un séjour dangereux.

– Que faire, alors ?

– Allez la chercher vous-même. C’est vous seul qu’elle suivra. Dites-lui simplement : « Je sais qui tu es. » Et elle vous suivra.

Jean sans Peur, enivré, livide de sa passion exaltée, fit un pas, saisit Saïtano par le bras et gronda :

– Si cela est, par Notre-Dame et les saints !…

– Cela sera. Je ne me trompe jamais, monseigneur.

– Alors, demande-moi une fortune ! Demande ce que tu veux !

– Je vous ai dit que je puis faire plus d’or qu’il n’y en a dans vos coffres et ceux du roi.

Le duc de Bourgogne recula.

– C’est vrai, dit-il, je ne puis rien t’offrir.

– Rien ! dit Saïtano. Rien ? se reprit-il frappé d’une idée soudaine. Eh bien, oui ! monseigneur, vous pourriez… mais non… la reine elle-même n’a pas pu.

– Qu’est-ce ? Parle ! Plus que la reine, je puis peut-être te satisfaire.

– Monseigneur, souvent, pour les recherches que je fais depuis des ans, j’ai eu besoin de cadavres… qu’avez-vous ?

Jean sans Peur avait frissonné. Il s’était écarté du sorcier et avait tracé un rapide signe de croix. Il faut voir comme ils sont les rudes êtres de ce temps. Isabeau, déchaînée dans le vice et le crime, Isabeau, qui, de sa main, avait poignardé le vieux Champdivers, qui était prête à étrangler Odette, Isabeau avait refusé de s’associer à des maléfices de sorcellerie. Le meurtre, la guerre, la lutte sanglante ou sournoise, la bataille, la ruse, le guet-apens, tout ! mais pas d’accointances avec l’Enfer !

Jean sans Peur était en homme ce qu’Isabeau était en femme.

– Voilà que déjà vous reprenez votre parole ! dit Saïtano qui eut un rire aigre et méchant.

– Non, par tous les démons ! Parle sans crainte.

– Je vous disais donc que j’ai eu souvent besoin d’interroger la mort. Que faire ? Un pauvre sorcier comme moi, guetté par tout le voisinage, tenu à l’œil par le prévôt, est obligé à certaines précautions s’il veut vivre. Or, je veux « vivre ! » ajouta Saïtano d’une voix passionnée. J’ai donc à moi quelques braves compagnons qui risquent de temps en temps leur peau contre un peu d’or. Sur un signe de moi, ils s’en vont, par les nuits sombres, faire un tour à Montfaucon ou au gibet des Halles, ou aux Fourches de la Grève, décrochant l’un de ces fruits que fait pousser la justice prévôtale, et me l’apportent. Mais que de mal pour si peu de chose ! Oui, bien peu, car ces cadavres, monseigneur, ont été pendus depuis plusieurs heures, quelquefois depuis deux ou trois jours. C’est trop tard… C’est à peine s’ils me servent à me perfectionner dans l’étude du corps humain. Ce qu’il me faut, ce que je cherche, c’est deux ou trois morts où la vie palpite encore, des corps où le sang ne soit pas figé encore… alors je…

Saïtano s’arrêta brusquement. Il y eut entre ces deux hommes quelques minutes de silence lugubre, le sorcier oubliant jusqu’à sa soif de vengeance pour suivre la fulgurante chimère qui l’emportait, le duc se disant que pour conquérir Odette, s’il le fallait, il en viendrait à signer un pacte avec l’Enfer.

– Je puis, commença Jean sans Peur.

– Vous pouvez ! cria Saïtano.

– Je puis te donner des cadavres, acheva le duc de Bourgogne en se signant.

– Il m’en faut trois ! dit Saïtano d’une voix basse et rapide.

– Trois, soit. Trois hommes vont être pendus. Leur crime importe peu.

– Jeunes ? haleta le sorcier. Sains ? Vigoureux ?

– Oui. Jeunes, sains, vigoureux. Ils sont trois. Je les tiens. Ils dépendent de ma justice. Ils seront pendus dans l’arrière-cour de l’hôtel. Cette exécution peut se faire la nuit. Les cadavres peuvent être chez toi une demi-heure après.

– Une demi-heure, murmura Saïtano, un siècle… Vous dites, monseigneur, que vous tenez ces trois hommes ?

– Ils sont dans les cachots de l’hôtel.

– Puis-je les voir ?

– Venez, dit Jean sans Peur.

Pour mettre à son plan la scène qui va suivre, il nous faut remonter de quelques heures le cours du temps, et revenir au moment où le duc de Bourgogne donna l’ordre à son capitaine des gardes de se saisir de Bruscaille, Bragaille et Brancaillon. Les trois sacripants dormaient, la conscience paisible et le ronflement sonore, dans le dortoir qui leur était affecté, large pièce située dans les combles de l’hôtel de Bourgogne, lorsqu’ils furent rudement secoués dans leur lit par le capitaine qui criait : « Holà, holà, compaings, éveillez-vous, tripes du diable, car monseigneur veut vous voir à l’instant ! »

Persuadés qu’il s’agissait de quelque expédition, les dormeurs furent debout en un clin d’œil, s’habillèrent rapidement et voulurent saisir leurs dagues.

– Non, non, laissez cela, dit le brave capitaine. Pour ce que vous avez à faire, il n’en est nul besoin.

Bruscaille jeta un vif regard au capitaine. Ce regard rebondit sur la porte entrebâillée et il aperçut les douze ou quinze hommes d’armes qui attendaient, en cas de résistance.

– Ah ! ah ! j’ai compris, dit-il simplement.

– Mais, fit Brancaillon, si nous n’emportons pas nos dagues, avec quoi attaquerons-nous ?

Bragaille, qui avait compris, lui aussi, lui désigna les gens apostés, et dit :

– Ceux-ci nous prêteront ce qu’il faut.

– Ceux-ci ? dit Brancaillon en toisant les hommes du capitaine. Ils ont de bien petites dagues…

– Allons, allons, fit rondement le capitaine. Vous aurez tout le temps de vous expliquer en votre nouveau logis. Que diable, Brancaillon, soyez sage comme vos deux acolytes.

Bref, Brancaillon ahuri, Bragaille sombre et Bruscaille pâle de rage suivirent le capitaine qui les fit descendre jusqu’au rez-de-chaussée, de là dans les sous-sols où on longea un étroit couloir fort triste ; au bout du couloir s’ouvrit une porte, laquelle, un instant plus tard, se referma à grand bruit.

– Continuez votre somme ! cria le capitaine en s’en allant. Et si votre réveil est un peu gênant pour votre cou, demandez-vous pourquoi vos pierres n’étaient pas assez lourdes pour tenir au fond de l’eau l’homme que vous m’avez montré mort dans son sac.

– Que diable veut-il dire ? demanda Brancaillon encore tout effaré.

– Il veut dire que notre affaire est réglée, dit Bruscaille.

– Oui. C’est plus grave que je ne supposais, ajouta Bragaille, sans quoi on ne nous eût pas pris.

– Mais, fit Brancaillon, pourquoi nous met-on au cachot ?

– On te l’a dit, bélître ! Parce que les pierres n’étaient pas assez lourdes.

– Diable ! fit Brancaillon qui se gratta la tête, pourvu qu’on ne nous y laisse pas trois jours comme la dernière fois où nous fûmes punis par monseigneur !

– Trois jours ! s’écria Bruscaille en éclatant de rire. Non, non ! Demain matin, nous serons délivrés.

– Eh bien, je dors !

Et Brancaillon, sans plus s’inquiéter de ce qui lui arrivait, s’allongea sur les dalles. Une minute plus tard, il ronflait. Il faut rendre justice à ce brave, c’est que peu lui importait le lit, du moment qu’il pouvait s’étendre. Quant à Bruscaille et à Bragaille, s’ils avaient eu le moindre falot pour se regarder, ils se fussent vus fort pâles. Pour eux, en effet, il n’y avait pas de doute : le duc de Bourgogne avait acquis la preuve qu’ils l’avaient abominablement trompé en ce qui concernait le sire de Passavant, et, au point du jour, ils seraient proprement pendus dans l’arrière-cour de l’hôtel qui possédait un fort joli gibet qu’à maintes reprises ils avaient admiré.

Brusquement, ils eurent la sensation que le cachot s’emplissait de lumière. Vaguement, ils distinguèrent les hommes d’armes. Et en avant, deux hommes. L’un était le duc de Bourgogne et l’autre…

Il y eut un triple hurlement d’épouvante.

On vit les trois malheureux reculer d’un bond jusqu’à l’angle le plus obscur du cachot, s’y blottir, se serrer l’un contre l’autre, hagards, fous de peur.

– L’homme de la Cité ! râla Brancaillon.

– Le sorcier de la table de marbre ! rugit. Bruscaille.

– Non ! non ! vociféra Bragaille, nous ne sommes pas les trois vivants !

Saïtano avait tressailli. Il saisit la lanterne que portait l’un des hommes, fit un pas rapide, examina les trois pauvres diables et murmura :

– Est-ce que ce serait eux ? N’y a-t-il pas là une volonté du destin ? N’est-ce pas une preuve que l’expérience doit cette fois réussir ?

Il était aussi pâle qu’eux. Son cœur battait, mais d’une hideuse espérance. Il cria :

– Est-ce bien vous ?

– Horreur ! Horreur ! gémit Bruscaille.

– Voici le logis de l’Horreur ! grelotta Bragaille.

– Grâce ! supplia Brancaillon, ne nous remettez pas sur les escabeaux !

– Ce sont eux ! dit Saïtano avec une joie profonde et funèbre.

Jean sans Peur, Courteheuse, Scas, Ocquetonville, le capitaine, les gardes, tous ces gens avec un étonnement au fond duquel il y avait une sourde terreur considéraient ces trois hommes qui cent fois avaient joué avec la mort, et qui tremblaient convulsivement, aplatis contre le mur, les mains tendues comme pour écarter une affreuse apparition.

Saïtano les examinait curieusement. Enfin, il se tourna vers Jean sans Peur et lui dit :

– Allons-nous-en, monseigneur, sans quoi ces trois hommes vont mourir.

– Mourir ? Et de quoi ?

– De peur !

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon se trouvèrent soudainement dans les ténèbres. La porte s’était refermée. L’atroce vision disparaissait.

Pendant quelques minutes on entendit alors leurs cris inarticulés, puis tout s’apaisa. Remonté dans la salle des armes, Saïtano, sa maigre figure illuminée par une flamme d’orgueil et d’espoir, considéra Jean sans Peur. Le duc eût été épouvanté s’il eût saisi la signification de ce regard qui disait : Ton tour viendra bientôt. Prends patience !

– Monseigneur, dit-il vous me donnez donc ces trois hommes ? Ils sont jeunes et sains. Pour ce que je dois tenter, ils conviennent admirablement. Ils conviennent mieux que d’autres.

– J’ai promis, dit le duc. Ce soir, vers dix heures, ces trois sacripants seront pendus, et…

– Non, monseigneur. Je vous les demande vivants… Oh ! ne craignez rien, ajouta le sorcier en voyant que Jean sans Peur fronçait le sourcil. Ils mourront tout aussi bien que par la pendaison.

– Soit ! fit alors le duc. Ce soir, à dix heures, ils seront chez vous. Mais si, une fois mes gens partis, ils se révoltent contre vous ? Si c’est vous qui êtes tué ?

Saïtano sourit, et, d’une voix étrange, répondit :

– Vous venez de les voir. Ils n’avaient guère envie de se révolter, n’est-ce pas ? Eh bien, chez moi, ils seront encore plus soumis.

– C’est vrai, murmura Jean sans Peur pensif, ils éprouvaient comme une invincible horreur. Qui êtes-vous ? D’où détenez-vous la puissance qui vous a permis d’inspirer à cette fille un sentiment contraire à son cœur, et à ces trois braves un sentiment de peur qu’ils n’ont jamais éprouvé ? Allez ! Peu m’importe après tout ! Seulement, sorcier, songe que si tu me trompes, si tu me trahis, j’irai te chercher jusque dans l’enfer.

– Vous n’aurez jamais besoin d’aller si loin pour me trouver. Vous connaissez mon logis monseigneur, et…

Il se redressa, sa voix vibra, et il acheva :

– Et je connais le vôtre. Adieu, monseigneur. Nous nous reverrons.

Saïtano eut un geste d’adieu que le duc n’eût peut-être pas toléré même d’un égal. Saïtano, dans la salle voisine, retrouva le capitaine des gardes, et lui donna de longues et minutieuses instructions qui se terminèrent par la remise d’un petit flacon empli d’une liqueur brune.

En bas, dans leur cachot, Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, peu à peu se remettaient de leur terreur. Deux ou trois heures se passèrent au bout desquelles, suffisamment rassurés, ils se mirent à parler à tort et à travers, avec volubilité, évitant seulement de dire un mot de ce qui s’était passé. Enfin, Bruscaille crut pouvoir aborder ce délicat sujet, et simplement prononça :

– Voulez-vous que je vous dise, compères ? Eh bien, nous avons eu une vision, voilà tout. Monseigneur ne songe nullement à nous livrer à… celui que vous savez : nous serons seulement pendus.

– C’est vrai ! dit Bragaille. Pendus, et voilà tout !

– C’est vrai ! ajouta Brancaillon avec un soupir de soulagement. Étions-nous bêtes !…

Et l’idée d’être seulement pendu lui parut si agréable qu’il se mit à rire de son rire de tonnerre. Il y eut un bruit de verrous. Les trois s’immobilisèrent, haletants. Au même instant, ils furent rassurés : on leur apportait à manger ! Et ce n’était pas le triste repas des prisonniers, c’est-à-dire le pain et l’eau… non : une oie farcie, un énorme pâté, et une aune de boudin grillé – délice de Brancaillon – et une douzaine de flacons en grès que Bruscaille reconnut aussitôt pour avoir été extraits du coin de cave où, parfois, il s’aventurait seul, la nuit.

Les trois braves furent stupéfaits.

– Ho ! fit Bruscaille, nous ne serons donc pas pendus aujourd’hui !

– Pendus ! fit le capitaine qui avait escorté les porteurs de victuailles. Et pourquoi seriez-vous pendus ! Monseigneur veut que vous soyez au cachot pendant huit jours parce que vous l’avez trompé, mais : « Capitaine, m’a-t-il dit, veillez à ce que mes trois braves ne dépérissent pas pendant leur captivité, car je vais avoir besoin d’eux ! » Aussi vous le voyez…

Le cligne capitaine se retira en leur laissant, pour surcroît de bonheur, deux grandes cires allumées, un cornet, des dés pour jouer.

– Je demande à rester trois mois au cachot, dit Brancaillon.

Ils attaquèrent. Le pâté disparut ; la malheureuse oie farcie fut réduite au plus piteux état ; le boudin subit des attaques furieuses, quant aux flacons, Bruscaille compta :

– Ils sont douze et nous sommes trois. Nous devons donc en occire quatre chacun. Deux maintenant, deux au dîner de tantôt.

– Et que ferons-nous, alors, du vin qu’on nous descendra au dîner ?

– Oui, fit Brancaillon, monseigneur m’envoie quatre flacons, je ne sais pas pourquoi j’en boirais deux seulement.

Bruscaille convint qu’il avait mal calculé. Il résulta de là qu’au bout de deux heures, les douze cruchons de grès gisaient inanimés d’un côté, et que les trois buveurs gisaient d’un autre côté, complètement ivres, et pris d’un besoin de sommeil irrésistible.

– C’est étrange, murmura Bragaille en passant une main sur son front, jamais le vin ne m’a produit un tel effet…

– Il me semble, disait de son côté Bruscaille, que généralement je ne m’endors pas avant le six ou septième flacon…

Ils laissèrent retomber leur tête comme assommés, et leurs yeux se fermèrent.

Quant à Brancaillon, il ronflait déjà depuis quelques minutes. Il s’était endormi sans tant de réflexion, bénissant au fond du cœur le généreux seigneur qui traitait ses prisonniers avec une telle prodigalité de nourriture et de flacons.

Brancaillon ronflait et rêvait. Ses rêves furent aussi merveilleux que la réalité. Il rêva que pendant son sommeil, il se sentait soulevé et transporté. Où ? Il ne savait. Mais l’impression fut si forte qu’il tenta de s’éveiller. Il renonça à soulever ses paupières lourdes comme du plomb.

La suite de son rêve le rassura d’ailleurs pleinement sur cet événement. En effet, c’est dans un fameux cabaret de la rue aux Oies qu’on le transportait. Les porteurs l’asseyaient devant une table sur laquelle s’alignaient les victuailles les plus variées. Il criait en riant qu’il n’avait plus faim. Mais on lui répondait qu’il était condamné à dévorer tout ce qu’il y avait sur la table, et afin qu’il n’eût aucune possibilité de s’en aller, on le liait solidement. Brancaillon ne trouvait la condamnation nullement désagréable et, toujours riant, se laissait attacher.

– Ne serrez pas si fort, que diable, je n’ai pas envie de m’en aller !

Toute cette vision persista. Du temps, sans doute, s’écoula. Brancaillon, dans son rêve, se remit à avoir quelque appétit.

– Ma foi, se dit-il, puisque je suis condamné à manger tout cela, si j’attaquais tout de suite ? Cette oie, par exemple, me semble dorée à point. Par tous les diables, elle est farcie de petites saucisses que j’aperçois d’ici dans les cavités profondes. Allons, ma mie, venez ici…

Il voulut saisir le grand plat dans lequel trônait le volatile.

Vains efforts. Il ne put faire un geste.

– Les bélîtres ! grommela Brancaillon, ils m’ont attaché les bras. Comment veulent-ils que j’exécute la sentence ? Il faut pourtant que j’y arrive… J’ai faim !

Et, cette fois, l’effort fut tel qu’il s’éveilla.

Pendant quelques minutes, la réalité lui parut être si bien la suite de son rêve qu’il ne put distinguer exactement l’une de l’autre.

En effet, comme dans son rêve, il était près d’une table qu’éclairait un flambeau à triple branche de cire. Comme dans son rêve, il était solidement ligoté, de façon à ne pouvoir absolument remuer que la tête.

Seulement, cette salle nue, froide, sinistre, n’évoquait en rien les gaietés d’une salle de cabaret. Cette table de marbre ne supportait aucune victuaille.

Peu à peu, Brancaillon prit connaissance des réalités terribles qui l’entouraient.

Alors, ses yeux s’agrandirent démesurément, ses cheveux se hérissèrent, une abondante suée glaça son front, il hésita quelques instants encore, car c’était trop horrible, puis brusquement le souvenir et l’épouvante firent ensemble irruption dans son esprit… Il reconnaissait l’escabeau où il était attaché, il reconnaissait, la table funèbre, il reconnaissait la salle maudite… l’antre du sorcier de la Cité – et un long hurlement s’échappa de ses lèvres convulsées.

À ce hurlement répondit celui de Bruscaille et de Bragaille qui venaient de s’éveiller à leur tour. Eux aussi reconnaissaient la salle où jadis ils avaient « attendu le mort ».

Une fois encore, ils étaient les « trois vivants ! »

Pendant une heure, la salle fut pleine de leurs clameurs. Quand l’un avait fini, l’autre commençait. Quelquefois, tous trois ensemble jetaient au vent du hasard et de l’espoir leur terrible cri de détresse. Espoir ? Mais quoi ? Que pouvaient-ils attendre ? Cette fois, sur la table, le mort n’y était pas. Le mort n’était pas là pour se réveiller et couper leurs liens. Il n’y avait personne. Il y avait quelqu’un : l’Horreur.

Peu à peu, Brancaillon se tut, puis Bragaille, puis Bruscaille.

Du temps s’écoula encore. À la longue, ils éprouvèrent une sorte de réaction. Si le courage ne leur revint pas, du moins il y eut quelque netteté dans leurs pensées affolées.

Brancaillon, le moins sensible des trois aux morbides phénomènes de la peur, grommela on en savait quoi. Sa voix incompréhensible mais connue ramena les deux autres du fond des lointains horizons de l’Horreur. Ils s’empressèrent à parler aussi, pour la joie de s’entendre, et forcèrent Brancaillon à répéter ce qu’il avait dit. Il répéta :

– Après tout, nous ne sommes plus des enfants.

– Nous sommes forts, dit Bruscaille.

– Nous sommes des hommes, dit Bragaille.

– Vous êtes, dit soudain une voix de gravité sinistre, une voix pareille à un glas fêlé, « vous êtes les trois vivants », voilà ce que vous êtes !

Ils se tassèrent sur leurs escabeaux. Ils eussent voulu s’enfoncer sous terre. Leurs yeux immenses demeurèrent fixés sur le même point. Et ils virent Saïtano.

Il était tel que jadis, ni changé, ni vieilli, et toujours avec son manteau rouge parsemé de taches suspectes.

Ils se mirent à grelotter, la bouche grande ouverte – et il s’avança sur eux. À peine si on les entendait souffler. Gravement, il les examina. Et il songeait :

– Des hommes, oui… Mais ce sont eux. Le hasard qui me les donne est-il bien du hasard ? N’y a-t-il pas ici une évidente volonté de puissances que je ne connais pas et qui sûrement veulent que le Grand Œuvre soit une chose accomplie ?… Des hommes ? Oui, et c’est peut-être encore un obstacle. Le document que j’ai volé à Nicolas Flamel dit : « des enfants… des êtres jeunes, au sang pur… »

Il cessa de les regarder, et se mit à marcher lentement. Profonde était sa méditation. Elle avoisinait les régions de la folie.

Saïtano sentait son esprit tourbillonner dans les vertigineux abîmes de l’inconnaissable. Et sa pensée audacieuse se plaisait à la terrible spéculation.

– Des enfants ! méditait Saïtano frémissant d’orgueil. Et pourquoi n’essaierais-je pas ? Pourquoi risquer l’expérience en de mauvaises conditions ? En deux ou trois jours, je puis faire que ces hommes soient des enfants. Oui, je le puis ! J’ai vu. J’ai la preuve ! J’ai vu Laurence d’Ambrun rajeunie de douze ans parce que j’avais exaspéré sa mémoire. Je puis porter la mémoire de ces trois hommes au maximum d’intensité. Je puis exaspérer en eux le souvenir. Je puis, en surchauffant le souvenir, les mettre exactement dans l’état où ils se trouvaient la nuit où Hardy de Passavant se dressa contre moi. Et qui me dit qu’alors, à ce moment où le souvenir parfait éveillera en eux des sensations identiques aux sensations de jadis, oui, qui me dit qu’alors ils n’auront pas un sang identique à leur sang d’autrefois ?…

Il s’arrêta, s’immobilisa, se perdit en une sombre rêverie qui dura deux ou trois heures. Quand il s’éveilla, il était flamboyant. Il s’approcha des trois vivants qui, croyant l’heure venue, se mirent à hurler ensemble.

– Taisez-vous, et écoutez-moi ! cria-t-il.

Ils obéirent. On n’entendit plus que leur grelottement. Saïtano reprit :

– Vous dites que vous êtes des hommes ? Vous avez bien fait de le dire, car j’étais sur le point de l’oublier. Mais prenez patience deux ou trois jours ; je vais faire de vous des enfants !

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