Cette rêverie se résumait en un thème autour duquel évoluait l’arabesque des questions, des difficultés, des hypothèses entrelacées : Il faut sauver Odette.
Il avait l’intuition très nette qu’elle ne consentirait pas à fuir l’Hôtel Saint-Pol et à abandonner le roi. Et là, dans cette vaste cité royale, guettait la reine. Quand il y songeait, quand il évoquait cette splendide image qui l’avait affolé, il se sentait une étrange horreur à comprendre qu’il la haïssait, – et c’était presque l’horreur d’un artiste obligé de détruire quelque beau chef-d’œuvre. Belle et hideuse, ces deux termes s’associaient en lui, et sa résolution de se dresser devant Isabeau en ennemi mortel s’aggravait d’instant en instant… Il faut sauver Odette, comme autrefois Roselys. Se jeter à l’eau, résolument, sans réflexion.
Et le formidable point d’interrogation s’érigeait.
Faible, isolé, comment et par où attaquer la reine, où tout au moins la paralyser ?
Prévenir ce Champdivers ; c’était urgent.
Et encore, se faire un allié de quelque puissant seigneur.
Lequel ?
Jean de Bourgogne !
Ceci, naturellement, se présenta à l’esprit de Passavant : Jean sans Peur, contre un dévouement absolu dont il avait peut-être besoin, était capable de sauver Odette.
– Monseigneur, voici mon épée, faites-en ce que vous voudrez, mais garantissez-moi vie sauve pour Odette. Je ne me donne pas. Je me vends. De mon sang, j’achète la sécurité de cette jeune fille. Le marché vous va-t-il ? Je suis à vous. Sinon, rien de fait.
Pendant ces débats qu’il eut avec lui-même, la journée coulait. Thibaud Le Poingre était monté plus riant que jamais. Le chevalier avait sorti le fameux sac du coffre et demandé sa note que Thibaud avait énergiquement refusé de rédiger. Puis le jeune homme avait fait un excellent dîner, dévoré avec cet implacable appétit de la jeunesse. Puis il s’était installé devant un de ces flacons de vin des Îles qu’au dire de Gringonneur Thibaud réservait pour le roi. C’est à peu près vers le moment où le flacon se trouva vide et où l’obscurité du soir commença à entrer dans la chambre que le chevalier de Passavant prit la résolution de « se vendre » à Jean sans Peur.
Le prix, c’était l’existence d’Odette assurée.
En somme le chevalier de Passavant trouvait tout naturel d’effacer sa personnalité et d’offrir sa vie. Cette manière de penser côtoyait le sublime. Mais on l’eût fort étonné en le lui apprenant.
Comme il concentrait ainsi toute son imagination sur le duc de Bourgogne, la porte s’ouvrit et Ocquetonville parut ; le chevalier fit monter un autre flacon ; les innombrables salamalecs alors en usage furent échangés ; chacun vida d’un trait son gobelet, et alors, Ocquetonville, les jambes allongées, le coude sur la table, l’épée en travers des genoux, d’une voix sourdement rageuse :
– On ne parle que de vous, chevalier : il paraît que vous avez produit un merveilleux effet à la cour, au bal de cette nuit, et que Sa Majesté la reine vous a remarqué.
– Moi aussi je l’ai remarquée, dit Passavant de son air glacé.
– Ah ! Ah ! fit Ocquetonville effaré. Excusez-moi, je ne suis pas habitué à ces façons de parler…
– Bah ! Vous vous habituerez. Au fait, baron.
– Le fait, c’est que Mgr le duc de Bourgogne… l’auriez-vous remarqué, lui aussi ?
– Ma foi, je vous avoue que justement je pensais à lui.
– Très bien. Monseigneur, donc, plus que jamais, souhaite vous voir à son service, et je viens vous dire…
– Ne dites rien, mon cher. Je sais. Tenez, achevons ce flacon, et en route.
– En route ?
– Ne venez-vous pas me chercher pour me conduire à Jean de Bourgogne ?
– Et vous êtes décidé à me suivre ? fit Ocquetonville.
– À vous précéder, baron ; je conviens au duc de Bourgogne ; le duc me convient ; je vais à lui, et lui dis : Touchez-là, Monseigneur. Je suis votre homme. Que faut-il de plus ?
Ocquetonville se leva. Il était pâle.
– S’il en est ainsi, dit-il, partons. Car Monseigneur…
– Est aussi pressé de m’avoir à son service que je le suis de lui offrir ma rapière… Je sais. Partons.
Ocquetonville frappa du talon, et cette haine qu’il contenait mal, haine de jalousie surtout, flamboya soudain sur son visage bouleversé.
– Partons, dit-il en grinçant des dents. Mais tout d’abord, un mot, s’il vous plaît.
– Cent, mon cher. Si vous voulez, nous allons nous rasseoir.
– Inutile, gronda Ocquetonville. J’ai simplement ceci à vous dire : vos avis me déplaisent. Il ne faut pas vous figurer, mon petit chevalier, que, parce que le duc et la reine se sont entichés de vous, nous allons, nous qui avons déjà rendu de signalés services, vous céder le pas soit à l’Hôtel Saint-Pol, soit à l’Hôtel de Bourgogne…
Le chevalier parut fort étonné. Il l’était sincèrement.
– Me céder le pas ? dit-il. Pourquoi faire ? Et qu’ai-je besoin que vous me cédiez quoi que ce soit ?
– Vous vous moquez de moi ! hurla Ocquetonville. Dès que vous en aurez fini avec monseigneur de Bourgogne, je vous prierai de me suivre derrière l’abbaye de Saint-Germain.
– Au diable ! Et pourquoi irons-nous sur le Pré-aux-Clercs, dites-moi ?
– Vous ne comprenez pas ? ricana le Bourguignon.
– Si fait ! Vous voulez m’éventrer ou me pourfendre. La peste si je sais pourquoi, mais enfin, vous le voulez, je n’y contredis pas. Mais pourquoi si loin ? Pourquoi pas ici, tout de suite ?
Ocquetonville, entre ses dents, jura tous les saints, d’abord, puis tous les diables. Le sang-froid, la naïveté, la candeur de son adversaire le mettaient hors de lui.
– Mais sans doute, continua Passavant. Nous sommes deux ici. Un seul sortira, voilà tout, et ira dire à Jean de Bourgogne que l’autre est retenu, malgré tous les regrets possibles.
– Insolent ferrailleur ! gronda le baron. Demain je te rentrerai tes sarcasmes dans la gorge. D’ici là, j’ai ordre de te respecter, profites-en !
Le sourire du chevalier de Passavant se fit terrible.
– Vous m’avez cherché querelle, dit-il froidement. Je jure que je n’avais contre vous aucune pensée mauvaise. Je vous ai accueilli. Vous êtes ici chez moi. Vous m’insultez. Puis, vous me dites que vous avez ordre de me respecter. Moi qui n’ai pas d’ordre de ce genre, qui n’en recevrai jamais, ou l’ayant reçu ne l’exécuterai pas, je vous dis : Flamberge au vent, ici, tout de suite !
En même temps, il dégaina, prit du champ et, la pointe de sa rapière sur le plancher, attendit que son ennemi fondit sur lui. Ocquetonville tira à demi son épée, puis, la renfonçant :
– Jusqu’à demain, je dois vous respecter ; la volonté qui me lie est plus forte que la vôtre et la mienne.
Passavant haussa les épaules et, du bout des dents :
– Demain, soit. À neuf heures du matin, sur le Pré-aux-Clercs.
Ocquetonville fit de la tête un signe affirmatif et tous deux sortirent. Ils se donnaient le bras et s’accablaient d’amabilités.
À l’hôtel de Bourgogne, Jean sans Peur prenait ses dispositions pour recevoir le chevalier de Passavant. Il éprouvait une vague inquiétude à la pensée de révéler à cet inconnu qu’il s’agissait d’un meurtre. Et quel meurtre ! Il allait lui demander de tuer le frère du roi ! Ce Passavant était-il un de ces innombrables aventuriers qui, moyennant honnête rétribution, se portaient au détour de quelque ruelle sombre, y attendaient patiemment l’ennemi désigné à leurs coups et plantaient leur dague entre deux épaules sans trop faire crier la victime ? Oui. Ceci était probable. Mais enfin, si l’aventurier refusait ?…
En ce cas, le sort du chevalier devait se régler d’avance.
C’est pourquoi, en homme d’expérience et de prudence, Jean sans Peur prenait toutes les précautions voulues, et organisait le guet-apens final. Il s’y connaissait.
En cette vaste salle des armes. Jean sans Peur fit disposer un fauteuil près de la table. Sur la table, il plaça lui-même un sac d’or. Le sac contenait une fortune.
Courteheuse, Guines, Scas, intrigués, regardaient cela sans mot dire.
Le duc les conduisit dans une petite salle dont la porte était assez épaisse pour qu’ils ne pussent entendre ce qui allait se dire, à moins de crier très fort, ce qui n’était pas son intention.
– Vous ne bougez pas, ordonna-t-il. Mais si vous m’entendez crier : « Notre-Dame ! » alors vous sortirez de ce réduit.
– Très bien, dit Scas goguenard. Et alors, tous nous partageons le sac qui est sur la table ?
Jean sans Peur le regarda en face, et l’assomma de ce mot :
– Oui !
Puis il les ramena dans la grande, salle, et acheva là ses instructions. À l’extrémité de la salle (située au premier étage) s’ouvrait une étroite baie sans porte. Là commençait un escalier tournant qui descendait au rez-de-chaussée dans une salle que nous allons visiter. Les trois gentilshommes suivaient le maître, mais, malgré eux, leurs regards se tournaient vers le sac qui, là-bas, sur la table, leur semblait un soleil.
– Il faut tout prévoir, dit Jean sans Peur, même le cas où cet homme vous tiendrait tête à tous quatre…
– Tous trois, rectifia Courteheuse.
– Tous quatre : Ocquetonville sera avec vous. Donc, au cri de Notre-Dame, vous sortez, la dague à la main. Si l’homme vous tient tête, et que vous n’arriviez pas à l’abattre, vous le pousserez, l’acculerez, le forcerez à chercher refuge dans cet escalier. Le reste ne vous regarde pas.
Ce fut tout. Merveilleusement dressés, d’ordinaire, un mot leur suffisait pour connaître leur besogne. Cette fois-ci le maître faisait bonne mesure, ils avaient eu tout un discours.
Jean sans Peur descendit l’étroit escalier de pierre. Il aboutissait à une porte de fer au delà de laquelle on se trouvait dans une salle basse assez spacieuse, mais entièrement vide. Des murs de pierre, un plafond de pierre, et de la pierre dure sur le sol. Il y avait sur les dalles et sur les murs quelques éclaboussures brunâtres. Et le duc de Bourgogne eut un léger frisson quand il entra. Si les pierres parlaient, elles eussent peut-être expliqué ce frisson… si elles parlaient !… Mais celles-ci parlaient !… Ces éclaboussures, c’étaient sinon leur voix, du moins leur écriture. Elles disaient clairement : Prenez garde, vous qui entrez, ici on tue !
Bruscaille, Bragaille, Brancaillon, à l’entrée de Jean sans Peur, se figèrent en une immobilité de respect. Ils étaient là depuis une heure. Ils savaient ce qu’on allait leur demander.
– Écoutez bien, drôles ; depuis quelque temps j’ai à me plaindre de vous ; d’abord, vous n’avez pu mettre la main sur l’homme que je vous avais désigné ; ensuite, vous avez cessé de surveiller, sans en avoir reçu l’ordre, le chevalier de l’auberge de la « Truie Pendue ». Cela ne peut durer ainsi, et je vais être forcé de vous renvoyer à la Cour des Miracles d’où je vous ai tirés.
Les trois s’entre-regardèrent d’un air de stupéfaction profonde.
– Écoutez-moi, reprit le duc. Il y a là-haut, sur la table, un sac plein d’or, vous entendez ?
– Plein d’or ! s’écria Brancaillon, les yeux écarquillés.
– Dans ce sac, quand vous remonterez d’ici, vous aurez le droit de plonger chacun votre main et d’emporter chacun ce que tiendra cette main – si toutefois le sac y est encore. Écoutez et tâchez de comprendre. Un homme va venir. Ce sac d’or lui est destiné.
– Mais alors… observa Brancaillon, candide.
Jean sans Peur reprit :
– Si l’homme prend le sac, il ne descendra pas ici, et alors vous n’avez rien à faire. Mais s’il ne prend pas le sac, alors, peut-être sera-t-il obligé de descendre jusqu’à vous… et…
– Et il ne remontera jamais, dit Bruscaille, la figure soudain terrible.
– Je m’en charge, dit Bragaille, aspirant le massacre.
– Je l’assomme ! rugit Brancaillon dont les yeux se firent sanglants.
Ce qu’il y avait en eux d’instincts de meurtre se déchaînait. Ils eussent tué pour rien. Mais le sac d’or ajoutait à leur frénésie.
– C’est bien, dit Jean sans Peur. Je vois que vous avez compris. Je veux que la chose se fasse doucement et qu’on n’entende aucun bruit ; quand ce sera fini, vous savez ce qui vous reste à faire ?
Ils protestèrent que toute nouvelle instruction eût fait injure à leur intelligence. Ils connaissaient leur métier, ventre-pape ! Un beau sac tout neuf devait engloutir le gaillard ; à ce sac on attacherait une bonne pierre, et le tout serait, sans esclandre, confié à la Seine qui ne trahissait pas les secrets de ce genre.
Jean sans Peur approuva d’un signe de tête amical et remonta satisfait, la conscience tranquille, car pour lui, comme pour beaucoup d’honnêtes gens, conscience et terreur avaient le même sens. Certain donc de se débarrasser promptement et sans risque du « bravo » à qui il allait demander d’assassiner le duc d’Orléans, au cas où ce bravo eût refusé, il attendit tranquillement l’arrivée du chevalier de Passavant.