En entrant dans l’hôtel, Ocquetonville confia son compagnon à une sorte de valet chamarré qui devait le guider. Puis, s’inclinant, non sans quelque bonne grâce :
– Je pense, chevalier, que vous n’oublierez pas l’honneur que vous m’avez fait d’accepter un rendez-vous, sans façon…
– Comment donc, baron ! Il faudrait pour cela que j’en vienne à oublier les bons sentiments que vous avez pour moi, ce qui est tout à fait impossible. Demain matin, à neuf heures, sur le Pré-aux-Clercs, j’espère vous prouver que je n’oublie jamais les rendez-vous de ce genre.
Ocquetonville salua et disparut. Passavant suivit le valet qui le conduisit dans la vaste et imposante salle des armes. Là, le chevalier fut laissé seul.
L’impression qu’il éprouva fut étrange. Pour ainsi dire, le silence l’étouffa. L’obscurité se saisit de lui et en fit un être noyé dans ses vagues.
Il s’attendait à de la lumière, à du mouvement, à du bruit. Et l’hôtel semblait mort. Une seule cire placée sur la table jetait dans son immédiat voisinage un indécis nuage de lumière diffuse, et cette lueur lointaine ne servait qu’à donner un sens et un relief aux ténèbres hostilement massées aux angles.
Passavant s’approcha, de cette table, et vit le sac. Il était en grosse toile grise. Il était ventru, rebondi, et semblait avoir une pensée d’attente. Il avait dans le jeu de lumière et d’ombre vaguement l’apparence d’un énorme crapaud. Le chevalier vit donc ce sac et éprouva cet étonnement si voisin de l’inquiétude.
Pourquoi ce sac ?… Il lui donna une chiquenaude, et le sac répondit à la question par un léger tintement d’or.
Il continua de s’avancer lentement, inspectant les panoplies, s’enfonça dans la masse des ténèbres jusque vers un rideau de velours sombre, et tout à coup, il se trouva en présence d’un portrait adossé à la tenture. C’était un portrait de femme. Le visage était pâle et sévère. Les vêtements étaient noirs. Les yeux du portrait le fixaient, mais avec une telle intensité de vie que, sous une impulsion dont il ne fut pas maître, il recula d’un pas… Au même instant, le portrait allongea la main et le saisit au bras.
Passavant, de la tête aux pieds, éprouva une violente secousse.
– Madame… murmura-t-il d’une voix étranglée.
Vivement le portrait – la dame – porta un doigt à ses lèvres pour commander le silence. Elle jeta autour d’elle un long regard anxieux, puis, une minute longue comme une heure, étudia le visage du chevalier, puis elle se pencha, et à son oreille, dans un souffle, jeta ce seul mot :
– Fuyez !…
Presque aussitôt, elle parut se fondre dans la tenture ; et lorsque Passavant se remit de cette stupeur qui l’avait accablé, la dame… Marguerite de Hainaut, femme de Jean sans Peur, avait disparu.
Le chevalier revint vers le milieu de la salle, vers la faible lueur de cire. Ses tempes battaient. Il sentait sa gorge serrée. Une indéfinissable horreur, peu à peu, s’emparait de lui.
– Fuir ! Pourquoi ? Que doit-il donc m’arriver ? Pourquoi ce sac plein d’or sur cette table ? Pourquoi ce silence ? Et pourquoi me dit-on de fuir ?…
Il n’eut pas le temps de décider s’il devait ou non suivre ce conseil. Une porte s’ouvrit. La lumière inonda à flots la salle des armes. Deux valets entrèrent portant chacun deux flambeaux à quatre cires, et derrière eux, un homme qui, d’une voix joyeuse, cria :
– Ah ! voici ce brave ! Merci, chevalier, merci de vous être rendu à mon invitation.
Toutes ces impressions, qui venaient de frapper le chevalier comme autant de fantastiques images issues de la fièvre, s’évanouirent devant la figure loyale et riante de Jean sans Peur.
Les deux valets ayant déposé leurs flambeaux se retirèrent.
Le duc de Bourgogne prit place dans son fauteuil. Sa physionomie fut plus loyale que jamais.
– Soyez le bienvenu, mon brave chevalier…
– Et vous, monseigneur, soyez remercié…
Ces brèves paroles s’échangèrent d’une voix rapide. Chacun d’eux brûlait d’aborder la question qui lui tenaillait l’esprit. Chacun d’eux, à la hâte, étudiait l’autre.
– Donc, chevalier, Ocquetonville m’assure que vous voulez entrer à mon service ?
– C’est vrai, monseigneur, mais à une certaine condition.
– Ah ! Ah ! s’écria Jean sans Peur. « Ça y est ! » ajouta-t-il en lui-même, employant sans doute une expression plus relevée, mais que traduit fort bien la populaire locution.
Oui, « ça y était ! » Ce Passavant était un « bravo » avec lequel il s’agissait simplement de discuter le prix.
– La condition, dit rondement et loyalement le duc, la condition, je la connais, mon brave.
– Vous la connaissez, monseigneur ? s’écria Passavant qui, pâlit.
– Eh oui, fit gaiement Jean sans Peur en mettant la main sur le sac, je la connais ! Venons-en donc tout de suite au service que j’attends de vous.
Passavant essuya d’un revers de main quelques gouttes de sueur qui pointaient à ses tempes.
– Venons-y, monseigneur, dit-il machinalement.
Jean sans Peur, une minute, demeura silencieux. Ses traits se raidirent. Son visage perdit cette expression de bonne humeur, se contracta sous l’effort de la haine.
– Écoutez, dit-il sourdement, il y a à Paris un homme qui est mon ennemi mortel et qui me tuera si je ne le tue. Cette nuit même, cet homme passera rue Barbette, devant le cabaret des Templiers. L’endroit est désert. L’homme sera seul ou à peu près. Pour des raisons dont je suis seul juge, avec Dieu qui est pour moi et m’absout, je tue cet homme. Je le tue de loin, sans qu’il sache d’où vient le coup qui le frappe. Est-ce qu’on sait d’où vient la foudre ?… La foudre, ce sera vous, mon brave, et nul ne doit savoir quelle main vous a lancé…
Cette foudre dont parlait le duc fût-elle tombée à ce moment à trois pas du chevalier, il n’eût pas été plus atterré. La voix du portrait de la tenture, la voix angoissée de la dame inconnue vint frapper son imagination : Fuyez !…
Ce qu’il éprouva fut étrange : ce fut de la honte, ce fut de la colère, ce fut de la stupeur… Quoi ! Il avait risqué sa vie pour sauver la reine – et la reine lui proposait d’assassiner une femme !… Le duc de Bourgogne l’avait vu à l’œuvre, et le duc, comme la reine, presque dans les mêmes termes, lui proposait un assassinat !
« Oh ! mais je fais donc figure de spadassin, de coupe-jarret ! Mais ces gens n’ont donc vu en moi qu’un tueur lâche, s’embusquant la nuit pour frapper par derrière ? »
– Ne réfléchissez pas, dit Jean sans Peur en se levant, et sa voix se fit rude, rauque, rocailleuse. Ne cherchez pas à sonder mes motifs. Ne vous avisez pas de savoir pourquoi j’ai condamné cet homme. J’arme votre main. Vous serez royalement payé. Vous ferez partie de ma maison. Je me charge de votre fortune. Voilà ce que vous devez vous dire. Quant au reste, croyez-moi, ne vous inquiétez pas du destin d’un être maudit, et n’essayez pas de monter jusqu’à Dieu pour lui arracher son secret, car vous seriez brisé comme ce verre !
Jean sans Peur prit un verre sur la table, le jeta à toute volée sur le tapis et l’écrasa sous son talon. Le chevalier, instantanément, reprit tout son sang-froid.
– Le nom de l’homme ? demanda-t-il froidement.
Jean sans Peur sourit : Il tenait le bravo. Il se pencha :
– Je vous ai dit que vous seriez « royalement » payé. En effet, il s’agit presque d’un roi. Avez-vous entendu parler de Louis d’Orléans ?…
Le chevalier se raidit pour réprimer tout tressaillement. Il ordonna à ses nerfs de s’immobiliser, à son visage de demeurer impassible.
– Oui, dit-il. J’ai entendu quelquefois parler du frère de Sa Majesté.
– Le connaissez-vous de vue ?
– Oui, dit le chevalier avec son froid sourire.
Jean sans Peur ne remarqua pas que le bravo supprimait les « monseigneur » dont il l’avait jusque-là gratifié. Il eut un geste de satisfaction :
– Puisque vous le connaissez, il n’y aura pas d’erreur possible. Louis sera accompagné de porteurs de torches, dont vous n’aurez pas à vous inquiéter… je m’en charge.
Il jeta un coup d’œil sur le sac, et ajouta :
– Venons-en maintenant à la condition.
– Un mot, d’abord. Une question, voulez-vous ?
– Faites, dit Jean sans Peur en fronçant les sourcils.
– Une curiosité me tourmente. Je voudrais savoir… tenez, je vais vous dire : Mme la reine m’a demandé de tuer deux personnes, un homme et une femme. Vous, maintenant, me demandez de tuer le frère du roi. Pourquoi ?… Oh ! entendez-moi, je ne veux pas savoir pourquoi la reine veut tuer, pourquoi vous voulez tuer ; cela ne me regarde pas. Mais, vraiment, j’ai cette curiosité de savoir pourquoi vous me choisissez, moi, pour cette besogne. Je vous jure que cela me tourmente. Qu’avez-vous vu sur mon visage, vous et la reine, ou dans mes gestes, qui vous ait fait penser de moi : Celui-ci est l’homme qui tue… Tenez, je donnerais ce sac d’or que vous me destinez pour le savoir. Dites. Puis-je savoir cela ?
À mesure que Passavant parlait, les soupçons de Jean sans Peur se dissipaient. Il mit sa main sur l’épaule du chevalier.
– Eh ! dit-il, c’est que nous vous avons vu à l’œuvre, L’homme qui tient tête à trente Écorcheurs…
– Cinquante, rectifia froidement le chevalier.
– C’est pardieu vrai ! fit le duc en éclatant d’un rire sinistre. Eh bien, cet homme-là est capable…
– De pénétrer la nuit chez un vieux brave, et de l’occire en douceur ?
– Oui ! dit Jean sans Peur en riant de plus belle.
– D’attendre rue Barbette un gentilhomme qui passe, et de lui ouvrir le ventre d’un coup de dague ?
– C’est cela même ! Ah ! vous êtes un joyeux compagnon, vous !
– Oh ! vous ne savez pas encore jusqu’à quel point ! Ainsi, il n’y a pas d’autre motif ? Ainsi, parce que vous m’avez vu tirer l’épée près de Vincennes, vous vous êtes dit que j’étais l’homme qu’il fallait ? C’est bien pour cela ?
– Certes, par tous les diables ! Et il faut avouer que cette épée, vous la maniez proprement. C’est donc pour l’affaire des Écorcheurs que j’ai mis en vous ma confiance.
– Eh bien, vous vous êtes trompé, dit Passavant.
Le mot cingla, siffla, sonna l’insulte et la bataille.
– Vous dites ?
– Je dis que vous vous êtes trompé, répéta Passavant.
En même temps son visage changea. Ses yeux étincelèrent. Il se hérissa. D’un geste imprévu de lui-même, peut-être, tant il fut prompt et rude, d’un geste large de sa main, il balaya la table, et le sac d’or s’en alla rouler au loin, s’ouvrit au choc, laissa dégager ses pièces d’un jaune mat, semblables à des yeux pervers, chargés de haine et d’infamie.
Jean sans Peur se ramassa, la main à la poignée de la dague.
Le chevalier marcha sur lui, le toucha à la poitrine du bout du doigt, et dit :
– Vous vous êtes trompé. Regardez-moi, et voyez la figure d’un chevalier. Je vous regarde, et je vois une face de sacripant. Vous m’avez insulté. Je vous pardonne. Seulement écoutez bien : Je vous défends…
– Tu me défends quelque chose ! Toi ! gronda Jean sans Peur, livide.
– Je vous défends de toucher un cheveu de la tête du seigneur d’Orléans. Renoncez au coup de traîtrise que vous méditez, et je me tairai : je vous en donne ma parole. Mais s’il arrivait malheur à ce gentilhomme, regardez-moi, oh ! regardez-moi bien, et vous aurez vu l’homme qui se dressera devant vous, qui vous attaquera par la ruse et par la force jusqu’à ce que vous succombiez… maintenant, je vous dis adieu.
Jean sans Peur eut un rire terrible, et marcha précipitamment jusqu’à la tenture. Là, il cria :
– Pas encore, s’il vous plaît, pas encore adieu ! On ne sort pas de l’hôtel de Bourgogne, « par Notre-Dame », quand on a de tels secrets à emporter !… Ah ! Notre-Dame !…
Au même instant, le duc de Bourgogne disparut derrière la tenture, et, par association d’idées, Passavant songea à la dame qui lui avait dit : « Fuyez !… »
– Fuir ! pensa-t-il. C’est bientôt dit. Mais du diable si… Ah ! ah ! bonsoir, messieurs !
En se retournant, il venait de voir apparaître les quatre molosses de Jean sans. Peur. Ils entraient tout tranquillement, en gens qui en ont vu d’autres. Et tout d’abord, leurs regards émerveillés se portèrent sur le sac éventré d’où sortaient les pièces d’or. Il était là comme une bête venimeuse, frappée à mort et perdant son sang empoisonné par la plaie béante. Ils étaient donc là, tous quatre, Scas, Guines, Courteheuse, Ocquetonville, s’avançant de front, avec des sourires mortels, des faces d’assassins sûrs de l’impunité, des gestes raidis – et tout de suite, Passavant vit qu’ils étaient là pour le tuer.
Il donna un grand coup de pied dans le sac, et, de sa voix calme qui mordait :
– Payez-vous, messieurs !
Ils tressaillirent et se regardèrent. Ocquetonville grinça des dents et dit :
– Monsieur a la langue bien pendue…
– La rapière aussi, dit le chevalier. Sire d’Ocquetonville, est-ce que vous ne m’avez pas donné rendez-vous pour demain matin derrière l’abbaye de Saint-Germain ?
Ocquetonville mit dans son attitude et son verbe tout ce qu’il put trouver en lui d’insolence :
– Il me plaît de changer l’heure et le lieu du rendez-vous. J’aime mieux ici que sur le Pré-aux-Clercs, ce soir que demain. Voilà !
– Oui, et puis ce soir, mon digne coupe-jarret « tu es quatre ! » Hein ? Avoue que tu as eu peur, Ocquetonville.
– Allons, messieurs, dit Guines en dégainant, je crois que nous perdons notre temps. Nous allons faire connaissance avec cette rapière que monsieur prétend si bien pendue.
– Tu te trompes, Guines ! dit le chevalier avec son terrible accent de douceur.
Guines feignit un étonnement exagéré. Il tourna la tête à droite et à gauche. Et il ricana :
– Ce bélître a dit, je crois, que je me trompe ?…
– Il l’a dit, affirma gravement le chevalier.
– Messieurs, messieurs, qu’est-ce à dire ? Voudrait-il insinuer qu’il a eu l’honneur de croiser sa broche de cuisine contre cette épée de gentilhomme ?…
– L’honneur ? Oui, dit le chevalier. Quatre honneurs, devons-nous dire. Car vous étiez quatre au Val d’Amour, où la broche vous a marqués comme des oisons. Ah ! Ce n’est pas moi qui l’ai dit ! Pour vous toucher au visage tous quatre, une épée, c’était de trop : une broche de cuisine suffisait. Je vous reconnais, drôles, je vous ai marqués pour le tournebroche.
Cette fois, l’étonnement ne fut pas feint. Tous quatre ouvrirent des yeux féroces. Du regard, ils dévorèrent Passavant qui, la main à la garde de la rapière, attendait, l’air paisible et naïf. Soudain, il y eut un rugissement de rage, de satisfaction, de haine, de joie furieuse… ils le reconnaissaient !
– Je me disais aussi ! vociféra Ocquetonville, où ai-je vu cette hure ?…
– Tripes du pape, hurla Scas, je savais bien que je connaissais cette couenne de porc !…
– Chargeons ! gronda Guines.
– En avant ! À mort ! Étripons-le, pendons-le et grillons-le ! rugit Courteheuse.
D’un bond, le chevalier fut derrière la table, la rapière au poing. Les quatre s’avancèrent sur une seule ligne hérissée de huit pointes qui luisaient vaguement : les quatre épées aux mains droites, les quatre dagues aux mains gauches, et cela faisait un formidable engin de meurtre… Tout à coup, ils se ruèrent.
– Attention à vos joues ! cria Passavant.
Sa rapière décrivit un éblouissant demi-cercle. Scas hurla. Seul il était touché.
– Sang du Christ ! – Nombril du diable ! – Couronne de la Vierge ! – Flamme d’enfer !
Les quatre clameurs fusèrent ensemble. Au même moment, la table fut renversée. Passavant porta un coup de pointe, et un coup de revers ; du premier, il piqua Ocquetonville à la gorge ; du second, il atteignit Courteheuse à l’épaule. Ils étaient sur lui, jurant, sacrant, écumant, bondissant ; il parait à droite, parait à gauche, se mettait d’un bond hors d’atteinte. Ils étaient haletants. La sueur dégouttait de leurs visages. Ils avaient ainsi arpenté les deux tiers de la salle. Trois déchirures au justaucorps de Passavant. De l’une d’elles perlaient des gouttes de sang. Ils rugirent :
– Il en tient ! Il en tient !
– Tu es mort ! dit Passavant qui se fendit à fond sur Ocquetonville.
Sa rapière se brisa net. Ocquetonville éclata de rire : Il portait cuirasse d’acier sous le satin !
– Il est à nous !…
– Pas encore !
Le sanglier acculé, à demi éventré, tenait encore tête aux chiens. Il secoua rudement la tête et saisit son tronçon de rapière. Le pommeau devint massue. Il frappait à tour de bras ; en même temps, près de lui, il vit une petite porte ouverte. Haletant, à bout d’haleine, il s’y glissa…
Les quatre voulurent s’élancer.
– Non ! dit une voix derrière eux.
Ils se retournèrent, et virent le duc de Bourgogne, sombre comme le génie du crime. Un moment, il demeura pensif, les contemplant tous les quatre, si épuisés, si déchirés, si écumants qu’on eût dit qu’ils venaient de combattre une armée. Lentement, il murmura :
– C’est dommage… c’était un brave…
Et il ferma à clef la porte du petit escalier où Passavant venait de s’engager… du petit escalier qui aboutissait à la salle basse où attendaient les trois tigres : Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.
– Pas une minute à perdre, dit Jean sans Peur, de cette voix que l’émotion rend sèche, aux heures décisives où se joue l’existence d’un homme. Êtes-vous encore solides ?
Ils se redressèrent, farouches, héroïques de dévouement forcené.
– Notre vie pour la vôtre, dit Guines pour lui et les autres. Que faut-il faire ?…
– Changer de vêtement, d’abord, et ne porter sur vous aucun insigne de Bourgogne. Puis, vous rendre tout d’une traite rue Barbette… écoutez… Louis d’Orléans va passer par là !…
Ils frémirent. Leurs narines reniflèrent l’odeur du sang. Jean sans Peur, la voix âpre, acheva :
– Venez, venez ! Je vais vous dire ce qu’il faut faire. Mais écoutez ceci : Louis d’Orléans vit en ce moment sa dernière heure. Il le faut. S’il en échappe, par le Dieu vivant, je vous jure que c’est ma mort.
Et d’un accent qui les électrisa :
– La mort de votre maître !
Franchie la petite porte ouverte comme un traquenard, le chevalier de Passavant se vit dans un étroit escalier tournant. Il descendit trois ou quatre marches, prenant ses dispositions pour organiser dans ce boyau sa dernière défense.
Tout à coup, il entendit la porte se fermer. Il fut dans le silence et les ténèbres, le cœur plein de défiance, l’esprit farouche. Pourquoi l’enfermait-on ?
Brusquement, il se heurta à quelque chose qu’il comprit être une porte de fer : il était arrivé à la dernière marche. Il recula vivement à l’attouchement du fer, et frissonna :
– La porte de la Huidelonne ! La porte du cachot ! La porte de la tombe !
Au même instant, cette porte s’ouvrit ! d’un coup d’œil il embrassa la salle basse qui, en effet, ne ressemblait pas mal à un cachot, et là-dedans, trois geôliers pour un : les trois estafiers qui l’attendaient. Tout aussitôt, il eut la sensation que ce n’étaient pas des geôliers, mais des assassins. Ils avaient la dague à la main. Le plus grand avait retroussé sa manche et balançait son énorme poing, masse de boucher. Passavant reconnut aussitôt ses trois espions de l’auberge.
– Entrez, dit Bruscaille aimable et sinistre, en faisant un signe de la main.
Bragaille répéta l’invite.
– Entrez donc, mon digne gentilhomme. N’ayez pas peur, la chose sera faite proprement ; vous ne vous en apercevrez même pas.
Mais déjà Brancaillon brûlait de placer son mot. Plus brutal, il grogna :
– Entrez, qu’on vous dit ! Faut-il qu’il soit têtu ! On lui dit d’entrer, il recule… C’est pourtant bien simple d’entrer. Il ne comprend pas.
– Du calme ! reprit Bruscaille conciliant. Il comprend très bien, au contraire.
– Alors ? fit Brancaillon. C’est moi qui ne comprends pas, peut-être ?
– C’est sûr ! dit Passavant railleur.
Brancaillon fut stupéfait. Bragaille et Bruscaille ôtèrent leurs bonnets et saluèrent. Si informes que fussent ces âmes obscures, les deux coupe-jarrets comprirent ce qu’il y avait de courage fantastique dans le mot de cet homme qui allait mourir et s’amusait aux dépens de l’un des bourreaux.
– Tu vois ? disent-ils. Ce gentilhomme te juge incapable de comprendre.
– Alors, gronda Brancaillon, il dit que je suis un imbécile ?
– Je ne le dis pas, se mit à rire Passavant, je le pense seulement.
– À la bonne heure ! grogna Brancaillon.
Bruscaille se tenait les côtes. Bragaille étouffait à force de rire. La scène touchait à l’horrible. Vraiment, cela dégageait de l’horreur, cet accès de gaieté folle. Passavant, attentif, en garde, les étudiait avec cette nerveuse et maladive curiosité qui vous saisit devant les phénomènes incompréhensibles. Il étudiait aussi la salle. Juste en face de lui, au fond, il y avait une autre porte. Fermée il est vrai. Et tandis qu’il surveillait les trois bourreaux, il se disait :
– Si je pouvais gagner d’un bond cette porte ! Si je pouvais l’ouvrir ! Où donne-t-elle ? Peu importe. Ce serait toujours quelques minutes de gagnées, la vie peut-être.
À ce moment Bruscaille et Bragaille, ayant essuyé les douces larmes de gaieté qui leur coulaient des yeux, se touchaient du coude :
– Dis donc, Bragaille, puisque le noble gentilhomme ne veut pas entrer…
– Oui. C’est nous qui irons à lui. Nous lui devons bien cet honneur…
Ils s’avancèrent. Ils avaient cette lenteur prudente et forte des machines auxquelles rien ne résiste et qui n’ont pas besoin de se hâter.
Passavant les vit tels qu’ils étaient : des êtres de mort, asservis à la nécessité de tuer, se délectant au sang versé et sûrs qu’ils accomplissaient un devoir.
Ils marchèrent, les nerfs tendus, les poings crispés, les traits convulsés… Tout à coup, le groupe se disloqua, fendu, éventré, Bruscaille et Bragaille roulant à gauche, Brancaillon ébranlé sur sa base granitique chancelait à droite, tous trois stupides, effarés de ce bolide qui venait de les heurter – et Passavant, par la trouée, se ruait sur la porte qu’il avait examinée.
Elle était fermée !…
Il s’y adossa, haussa les épaules, s’apprêta à bien mourir puisqu’il n’y avait plus moyen de vivre. Les trois assassins se remettaient de l’alerte, ils se retournèrent et virent la victime debout contre la porte du fond. Brancaillon le regardait avec admiration. Bruscaille frottait ses côtes, Bragaille cracha une dent. Quelques secondes, ils se turent. Et Brancaillon, alors, prononça :
– Je savais bien qu’il finirait par entrer.
– Allons ! dit Bruscaille d’un ton bref.
Brancaillon eut un mouvement de pitié.
– Dépêchez-vous, mon gentilhomme, de dire un bon « Pater ». Un homme qui a les poings que vous avez a le droit de mourir en bon chrétien.
Le chevalier se mit en garde et dit :
– Merci, bourreau. Je me contenterai de mourir en bon Passavant.
Et dans cette seconde où il vit dans l’air l’éclair des trois dagues levées, où lui apparurent les faces flamboyantes et convulsées des assassins rués sur lui, inconsciemment, peut-être, il poussa pour la dernière fois son cri de bataille :
– Hardi ! Passavant le Hardi !…
Au même instant, il fut pétrifié de stupeur. Ce qui se passait lui apparaissait comme un rêve, avec toutes ses invraisemblances. Les trois dagues levées sur lui ne s’abaissèrent pas ! À son cri, pareil à un talisman, les assassins reculèrent. Ils étaient livides. Ils claquaient des dents. Brusquement, ils exécutèrent la manœuvre. Dos à dos, ils formèrent un triangle dont chaque sommet était une pointe d’acier. Le front ruisselant, les yeux exorbités, ils attendirent. Passavant regardait cela sans comprendre, ayant vaguement la sensation qu’il vivait un cauchemar et qu’il allait se réveiller.
– As-tu entendu ? dit Bruscaille d’une voix haletante.
– Oui, fit Brancaillon dans un souffle de terreur. Il a dit « Passavant ! »
– Le nom du mort ! « de l’enfant mort ! » râla Bragaille.
Pendant quelques minutes, ils revécurent l’épouvante et l’horreur de jadis : l’ineffaçable empreinte de la terreur. Ils se revirent sur les tabourets, garrottés, bâillonnés. Le hideux, l’inoubliable rêve de leur adolescence, à jamais imprimé dans leurs cervelles, ils en subirent les phases diverses, les effroyables péripéties, jusqu’à la seconde de la délivrance, jusqu’à cet instant où l’enfant mort, étendu sur la table de marbre, se levait – autre cauchemar ! – et tranchait leurs cordes, et les délivrait, et les poussait dehors !
Avec l’abominable sensation, le nom du mort s’était gravé, taillé dans leurs mémoires comme dans un granit. Ce nom, pour la première fois, ils l’entendaient prononcer, avec la même intonation de bataille, la même voix frissonnante de vie, d’espoir, d’inconsciente gaieté… Lentement, l’impression se fondit, s’estompa.
Ils se retrouvèrent en ligne devant le chevalier effaré.
Ils tremblaient encore et s’essuyaient le front. Il eût pu, dans l’une quelconque de ces mains, prendre la dague, les égorger tous trois, ils n’eussent pas résisté. Brancaillon bredouilla :
– Êtes-vous vraiment Passavant ? Passavant le Hardi ?
– Eh ! bélître, fit le chevalier, qui te permet d’en douter ?
Ils se turent. De lentes et lourdes pensées, quelques instants, évoluèrent en rampant au fond de leurs cerveaux. Et Brancaillon, timide :
– Vous n’êtes donc pas « mort ?… » Vous n’étiez donc pas « mort ? » En ce temps, vous étiez « mort ». Et vous voici « vivant ». Est-ce bien « vous ?… » Êtes-vous bien « lui ? » Je ne…
– Tu ne comprends pas, hein ? dit le chevalier.
– Non, répondit simplement. Brancaillon.
– Moi non plus, dit Passavant. Je veux être écorché si je comprends. Pourquoi ne me tuez-vous pas ?
– On ne tue pas les morts, dit Bragaille, qui se signa.
De nouveau le silence pesa sur le groupe. Passavant frémissait. Il soupçonnait qu’il avait affaire à des fous.
Bruscaille s’avança de deux pas, après s’être, à voix basse concerté avec ses deux acolytes.
– Écoutez, dit-il. Ceci est une incroyable aventure et il faut que nous sachions qui vous êtes.
– Encore ? Mais, par la Croix-Dieu, je suis Passavant, mes drôles !
– Oui, mais êtes-vous le mort ? Voilà ce qu’il faut savoir. L’histoire que je vais vous dire, jamais nul ne l’a sue. Entre nous, jamais nous ne la répétons, et pourtant elle est présente à nous en chaque instant de notre vie. Qui voudrait y croire ? Nous-mêmes, c’est à peine si nous y croyons, et pourtant nous portons en nos cœurs une épouvante qui ne finira qu’avec nos vies. C’est à cause de cette histoire que Brancaillon s’enivre tous les soirs, à l’heure où les ténèbres deviennent assez épaisses pour abriter des fantômes, et que Bragaille va tous les matins prier au maître-hôtel de Saint-Jacques de la Boucherie, et que moi qui vous parle j’ai les cheveux gris avant l’âge. C’était donc en nonante-cinq du siècle dernier, au mois de juin.
À cette date qui lui était ainsi jetée, Passavant redressa vivement la tête et examina curieusement les trois spadassins.
– Tous trois, nous fûmes saisis. Tous trois nous fûmes amenés quelque part dans la Cité. Nous étions insoucieux, jeunes, hardis, rieurs. Et le lendemain, nous étions à jamais inquiets, vieillis, tremblants et tristes ; c’est que nous avions dès lors une compagne, une rude compagne : la Peur. Tenez, elle est ici en ce moment avec nous. Elle s’est penchée sur nous quand nous étions enchaînés sur nos escabeaux. Elle nous est entrée dans la peau quand le maudit, se promenant dans son antre, nous disait de prendre patience, parce que le mort allait venir, et…
– Et le mort est venu ? interrompit Passavant. Il est venu sur les épaules d’un homme qui l’apporta tout ruisselant d’eau, tout raide, tout pareil à un cadavre ?
Les trois spadassins reculèrent.
Passavant était pâle. L’évocation de la scène de la Cité faisait trembler ses nerfs. Il continua :
– Et vous, vous regardiez comme on regarde sans doute dans la nuit de la tombe. Vous regardiez le mort sur la table de marbre, vous regardiez le sorcier qui approchait sa griffe d’acier ?
– Oui, oui ! grondèrent les estafiers livides.
– Et le mort s’est levé ! Il vous a délivrés, il vous a conduits à travers les trois salles jusqu’à la porte, jusque dans la rue aux Fèves – et vous vous êtes sauvés. Je vous reconnais. Vous êtes les trois vivants !
Ils se regardèrent un instant et tous trois dirent ensemble :
– C’est lui ! C’est notre sauveur !
Dans la même seconde, tous trois tombèrent à genoux et se découvrirent. La tête nue, ils se courbèrent devant le chevalier.
– Allons, debout ! dit Passavant, bouleversé d’émotion devant cette explosion de reconnaissance naïve et profondément sincère.
Ils obéirent, et brusquement ils éclatèrent de rire. Bruscaille disait :
– Jamais nous ne nous racontions l’histoire, mais nous parlions de vous, monseigneur.
– Tous les jours, fit Bragaille. Vous étiez présent parmi nous.
– Je leur disais que vous aviez dompté le sorcier ; ils ne voulaient pas le croire, dit Brancaillon.
– Vous ne voulez donc plus me tuer ? dit Passavant.
– Vous tuer ! se récrièrent-ils.
– Pourquoi faire ? dit Brancaillon.
– Cette porte donne sur une cour et de là sur la rue, vous la franchirez quand vous voudrez, dit Bragaille.
– Eh bien ! ouvrez-la-moi, car je vous cache pas, mes braves, que j’ai un rendez-vous pressé.
– Tout à l’heure ! fit Bruscaille. Vous tuer ! Pour qui nous prenez-vous ? Parce que nous avons plaisanté tout à l’heure, vous croyez…
– Silence ! gronda Bragaille, la main levée.
La porte du haut de l’escalier venait de s’ouvrir et de se refermer.
– C’est le duc, murmura Brancaillon en pâlissant.
Bruscaille se pencha à l’oreille de Passavant, et d’une voix précipitée :
– Il y a deux cents hommes d’armes dans l’hôtel ; dans cinq minutes nous les aurons sur le dos et nous serons exterminés tous les quatre. Voulez-vous avoir confiance ?
Passavant le regarda dans les yeux, et répondit :
– Oui !…
– Merci ! Je suis à vous pour la vie, à cette heure. Vite ! Entrez là-dedans !
Là-dedans ! C’était un sac ! Le sac dans lequel on devait mettre le cadavre pour le porter à la Seine. Bragaille avait déjà saisi l’intention de Bruscaille et présentait le sac tout ouvert.
Jean sans Peur descendait !…
Lentement, écoutant à chaque marche, il descendait… pour voir.
– C’est fini, murmura-t-il, je n’entends pas de bruit.
Il ouvrit la porte, – et tout de suite, son regard tomba sur une forme oblongue, allongée contre le mur du fond, et recouverte du sac solidement noué à l’ouverture. Malgré sa froide férocité, le duc de Bourgogne eut un frisson. Il demeura une minute sur le seuil, pensif, se disant peut-être que ce jeune homme si riche de vie et de générosité ne lui avait rien fait…
– Il possédait un secret qui tue ! se dit-il comme pour se répondre. – Est-ce fait ? demanda-t-il à haute voix, feignant de n’avoir pas aperçu le sac.
– Voyez, monseigneur, dit Bragaille en désignant du doigt la forme rigide.
Jean sans Peur hocha la tête. Puis, lentement, il regarda autour de lui, inspecta la salle, comme pour reconstituer la bataille. Soudain, il saisit Brancaillon par le bras, et :
– Quoi ! Pas une goutte de sang sur les dalles ? Que s’est-il passé ?
Brancaillon demeura hagard, la langue collée au palais, incapable de trouver un mot de réponse. Il était livide, la sueur lui coulait du visage à grosses gouttes. Bruscaille fit un pas en avant.
– Pas de sang à vos dagues ? répéta Jean sans Peur.
Bruscaille saisit le poignet de Brancaillon et le leva en disant :
– Regardez ce poing, monseigneur.
– Ah ! ah ! fit Jean sans Peur.
– Cela vaut mieux qu’un coup de dague…
Brancaillon, voyant le regard d’admiration de son maître, retrouva la parole et dit :
– Un jour, à la halle, j’ai abattu un bœuf d’un seul coup de ce poing.
– Comment cela s’est-il fait ? demanda Jean sans Peur à Bruscaille.
– Voilà, monseigneur, s’empressa de répondre Brancaillon plein d’orgueil. Vous connaissez Caboche ? Le boucher Caboche, monseigneur ? Eh bien ! ce bœuf…
– Tais-toi, interrompit Bruscaille. Ce n’est pas cela que Monseigneur veut savoir. Brancaillon s’est placé derrière la porte entr’ouverte. Nous deux, ici, la dague au poing. L’homme nous a vus et a marché sur nous. Alors le poing de Brancaillon s’est levé et s’est abattu, han ! d’un seul coup : c’était fini. Voilà.
Le duc de Bourgogne eut un geste de satisfaction. Il détourna les yeux du sac et s’en retourna lentement. Au moment de franchir la porte de fer, sans tourner la tête, d’une voix sourde :
– Portez-le où vous savez. Que tout soit fini dans une heure.
Brancaillon fit deux pas rapides vers le duc, et avec un large sourire :
– Avons-nous le droit de plonger la main dans le sac ?
– Quoi ? fit le duc qui tressaillit violemment à cette question macabre.
– Le sac ! reprit Brancaillon avec son sourire béat. Le sac d’or, là-haut…
Jean sans Peur respira.
– C’est chose promise, dit-il.
Et il monta l’escalier tournant. Quelques instants plus tard, Bruscaille s’élançait à son tour. Bientôt, il revenait armé d’une énorme clef. La porte du fond fut ouverte. Bragaille et Brancaillon saisirent le sac, l’un par les pieds, l’autre par les épaules. On longea un couloir au bout duquel on se trouva dans une petite cour. Là, il y avait une poterne. Un garde muni d’une lanterne l’ouvrit, éclaira un instant le groupe des nocturnes porteurs, et ricana :
– Bon voyage !…