XVI LA FILLE DE JEAN SANS PEUR

La rue Saint-Martin et la rue Saint-Denis étaient les deux grandes artères populaires et commerçantes de Paris. Ce fut naturellement dans ces voies où se concentrait l’activité que Jean sans Peur voulut tout d’abord se montrer. Dès son entrée dans la rue Saint-Martin, il ôta son casque et le donna à porter à l’un de ses pages, afin que tout le monde pût le voir. Il marchait à plus de vingt pas en avant de ses cavaliers pour bien montrer la confiance qu’il avait dans le peuple de Paris. Derrière lui, à trois pas, un de ses guerriers portait la bannière de Bourgogne. Il allait ainsi, pesant et brillant, tout en acier, et sa tête nue qui émergeait de l’armure prenait un caractère de grandeur sauvage. Il criait :

– Il y a trop de misère dans le peuple. Il faut remédier à la misère du peuple !

À la vue de la bannière de Bourgogne en samit (sorte de taffetas) portant les deux fleurs de lis, à la vue de la croix rouge de Saint-André plaquée sur les cuirasses, les portes s’étaient fermées d’abord, les passant avaient pris la fuite, il y avait eu dans la rue les cris d’effroi des femmes, les malédictions sourdes des hommes, la rumeur d’une ville prise d’assaut qui voit entrer l’ennemi. Puis, quelques fenêtres s’étaient ouvertes curieusement. On avait écouté avec stupeur, avec méfiance. On avait vu les statues d’acier faire des signes amicaux. Puis, quelques enfants s’étaient hasardés, pareils à ces souris de la fable qui font quatre pas, rentrent, sortent encore. Puis, des bourgeois étaient sortis de leur logis en criant :

– Vous êtes donc avec nous, monseigneur ?

– Oui, oui, par Notre-Dame ! Assez de luxe effronté ! Assez d’or et de pierreries sur les robes ! Assez d’impôts suçant la moelle et le sang du peuple !

Bientôt, des groupes se formèrent, qui commencèrent à suivre. Bientôt, les bourgeois furent mille, dix mille. Bientôt ce fut une foule énorme, enthousiaste, entourant, précédant, serrant de près les cavaliers de Bourgogne, confondue avec eux, hommes femmes, enfants, bras dessus bras dessous, un vaste fleuve humain qui coulait en grondant avec des flux et reflux de ses flots agités, une cohue délirante, tandis que le tocsin se mettait à sonner, et que retentissaient les cris : « Aux armes ! Aux armes ! » Et de cette multitude immense, bientôt monta une formidable clameur :

– Noël ! Noël ! La misère du peuple est finie ! Bourgogne ! Vive Bourgogne !…

Lorsque Jean sans Peur rentra à l’hôtel de Bourgogne, Paris était à lui.

Un mot : les bourgeois ne furent pas dupes de cette soudaine affection. Mais vraiment la misère était grande, les impôts insupportables ; tout semblait bon qui pouvait adoucir l’une en allégeant les autres. Intelligente, fine, brave, capable de bien mourir, cette bourgeoisie à qui, alors, le cri de liberté ne faisait pas peur, accepta l’aide du duc de Bourgogne, haï pour son orgueil, redouté pour sa force, dans l’espoir de renverser Louis d’Orléans.

Le frère du roi n’était ni détesté, ni méprisé, ni craint. Mais on lui voyait jeter l’argent à pleines mains, et il endossait toutes les colères. De plus, régent du royaume, le roi ne comptant pas et le duc de Berry se tenant habilement dans les coulisses de la scène monarchique, le duc d’Orléans était la représentation vivante de ce principe d’autorité infiniment plus contesté qu’on ne pourrait le croire, et alors violemment battu en brèche par cette courageuse et forte bourgeoisie qui depuis… mais revenons à notre histoire.

En un seul jour, donc, fut établie la popularité de Jean sans Peur.

Les mariniers de la Seine, les bouchers, les tailleurs de pierre et d’autres corporations envoyèrent des délégations à l’hôtel de Bourgogne et assurèrent le duc que le peuple était prêt à tendre les chaînes, à transformer chaque rue en forteresse qu’il faudrait prendre d’assaut.

Jean sans Peur fut épouvanté. Il put mesurer la profondeur de cet abîme de haine qui s’était creusé entre la noblesse et le peuple. Sans doute, il savait quels prodiges avaient accomplis les Jacques, les Tuchins, les Maillotins. Mais en écoutant Jean Caboche, le chef de cette délégation, il se demanda déjà comment il pourrait faire rentrer en leurs gîtes ces loups qu’il déchaînait…

Mais sa haine contre le duc d’Orléans fut plus forte que ses terreurs secrètes. Jean sans Peur serra des mains populaires, choqua son gobelet contre celui de Caboche, promit, jura tout ce qu’on voulut, mais exigea de garder la direction effective de la révolte qui se dessinait avec une si étonnante rapidité. La délégation se retira en promettant de ne rien entreprendre que sur l’expresse indication du duc, reconnu chef du parti populaire.

Le lendemain, nouvelle promenade des cinq cents cavaliers, nouvelles acclamations. Cette fois, Jean sans Peur ne revêtit pas son armure. Il parut vêtu d’isambrun (drap fin) sous un manteau de pers (drap bleu).

Sur les trois heures du soir, arrivèrent les six mille hommes d’armes de Courteheuse et de Guines. Ils furent logés chez les bourgeois, tout autour de l’Hôtel Saint-Pol et principalement dans la rue Saint-Antoine. Il n’y eut pas de maison qui ne tînt à l’honneur d’héberger et festoyer quelques-uns de ces soudards qui ne comprirent rien à l’enthousiasme dont ils étaient l’objet.

Or, cet enthousiasme des Parisiens était à son comble, lorsque, vers le soir, une nouvelle courut dans les foules avec une inconcevable rapidité de transmission.

La nouvelle atteignit bientôt le duc.

Elle lui inspira une sorte d’épouvante.

La reine avait pris la fuite.

La reine s’était réfugiée au château de Beauté, sur la Marne, et se tenait prête à gagner de là la frontière d’Allemagne !

Le plan de Jean sans Peur vacillait sur sa base, puisque c’est sur la reine qu’il bâtissait son avenir de puissance, puisque c’est pour montrer sa force à la reine qu’il soulevait Paris – plus vite, d’ailleurs, qu’il n’eût voulu. La reine partie, que lui restait-il ? Il devenait chef de parti, chef de rebelles, et il n’avait plus pour lui que les chances trompeuses d’une guerre civile.

Quant au duc de Berry, fidèle à son système de louvoyer, il s’était tout simplement retranché dans son château de Wincestre, appellation que l’euphonie populaire a transformée en Bicêtre.

Il faut bien ici que nous rappelions au lecteur que tous ces personnages étaient parents, – parents intimes ! Le duc d’Orléans était frère du roi. Le duc de Berry était oncle paternel du roi et de Louis d’Orléans. Jean sans Peur, petit-fils du roi Jean le Bon, était cousin germain de Charles VI et de Louis.

Quelle famille !… Quel sang !… Des haines dévorantes, des guerres furieuses de frères ennemis, des délires d’ambition armaient les uns contre les autres tous ces membres de la postérité de Jean le Bon !

Louis d’Orléans, stupéfait de l’aspect qu’avait pris soudain Paris, admira que Jean sans Peur eût eu cette idée de se déclarer publiquement pour les bourgeois et le peuple.

Ceci ne vient pas de cette brute sanguinaire qui ne sait que lever et abattre le bras. Il y a du Berry là-dessous. Voilà ce qu’il pensa. Mais il fit fermer toutes les portes de l’Hôtel Saint-Pol, plaça aux machicoulis des chaudrons pleins d’huile qu’on devait faire bouillir au bon moment, bourra les tours d’arbalétriers, disposa des archers tout le long des créneaux du mur d’enceinte, et enfin, dans la cour des joutes passa en revue un gros de quatre mille hommes d’armes à qui furent distribuées des masses de fer hérissées de pointes et des haches de guerre, sans compter les piques, les lances, les hallebardes.

Cela fait, il porta à Jean sans Peur un coup terrible : simplement, il envoya des émissaires à tous les personnages convoqués pour le fameux conseil où l’on devait remédier à la misère du peuple ; en raison de la santé du roi, le conseil était renvoyé au premier jour de novembre. D’ici-là, les portes de l’Hôtel Saint-Pol resteraient fermées.

En même temps, il fit annoncer sur toutes les places publiques que jusqu’à l’ouverture du conseil les commis de gamelle, collecteurs d’impôts aux halles et autres rongeurs détestés ne devaient pas se montrer. C’était en somme la suppression des impôts quotidiens qui consistaient à prélever une taxe sur toute vente qui se faisait aux Halles, et à forcer les Parisiens à prendre leur sel à l’entrepôt royal.

Jean sans Peur fut atterré. Il ne pouvait songer à donner l’assaut à l’Hôtel Saint-Pol. Il avait compté y entrer par surprise avec ses troupes et, profitant de la terreur, imposer ses volontés au roi de France… et peut-être… La ruse de Louis d’Orléans déjouait ce plan, et bientôt un autre sujet d’ennui et de colère se présenta encore pour lui. En effet, les Parisiens commençaient, au bout de quelques jours, à trouver que les choses traînaient en longueur.

Le cri relatif aux impôts avait apaisé pour le moment beaucoup de bourgeois. Beaucoup d’autres se disaient que le duc de Bourgogne trahissait leur cause. Le peuple des Halles et de la marine demeurait seul debout, sombre et résolu. Enfin, les Parisiens qui s’étaient disputés l’honneur d’héberger les gens d’armes de Bourgogne se lassèrent au bout de huit à dix jours. Ils trouvèrent ces hôtes insupportables, avides, goinfres, ivrognes… Jean sans Peur dut les faire sortir de Paris, et on établit pour eux un camp dans le Pré aux Clercs.

Tel était l’état des partis, qu’il nous a fallu présenter avec précision, faute de quoi, notre récit, à nous, se fût agité dans le vide et eût manqué de clarté.

Le 1ernovembre arriva. On n’avait toujours pas de nouvelles du duc de Berry, retranché à Wincestre, et de la reine Isabeau de Bavière, disparue, disait-on, avec le dauphin.

Dans la nuit, Jean sans Peur fit rentrer dans Paris ses six mille Bourguignons (Suisses pour la plupart) et les disposa sans bruit dans les ruelles qui avoisinaient l’Hôtel Saint-Pol. Ses cinq cents chevaliers se tinrent dans la rue Saint-Antoine.

Lorsque l’heure du conseil arriva, il se présenta avec une faible escorte, au moment où le recteur et les docteurs de l’Université, tous en robe, passaient le pont-levis. Le duc entra derrière eux avec une douzaine de gentilshommes et, voyant que les deux tours de la porte étaient pleines d’archers, cria au capitaine qui commandait ce poste important :

– Vous faites bien d’être sur vos gardes, car les damnés Parisiens ont de mauvaises intentions. Au surplus, pour la défense du roi, je vais vous aider à garder la porte. Vive le roi !

À ce cri poussé d’une voix éclatante, les chevaliers rangés dans la rue Saint-Antoine accoururent en vociférant, eux, aussi : « Vive le roi ! » Et avant même que le capitaine eût vu de quoi il retournait, ils occupaient la voûte, le pont-levis et une partie de la cour. Là, face à Paris, ils avaient l’air de braver d’invincibles rebelles, et ils crièrent :

– Capitaine, disposez de nous pour la défense de l’Hôtel et du roi. Nous sommes à vos ordres !…

Le capitaine d’armes vit qu’il était joué. Les Bourguignons, maîtres de cette porte, étaient maîtres de l’Hôtel Saint-Pol, et déjà on voyait s’avancer l’avant-garde des six mille archers.

– Je suis perdu d’honneur ! cria ce brave.

Il entra dans la cour et, un instant plus tard, on entendit des gémissements. Des soldats pénétrèrent aussitôt dans la salle basse et virent le capitaine qui expirait : il s’était poignardé…

Dans la grande galerie du palais du roi, ce n’était que tumulte et confusion. Le recteur lisait de sa voix nasillarde un fort beau discours sur les misères du peuple et la magnanimité royale. Mais personne n’écoutait. Le roi, sombre et fatal, tout noir sur son trône, tremblait convulsivement. Le duc d’Orléans, pâle comme la mort, prêtait l’oreille aux bruits du dehors. Il voulut sortir, mais il se heurta à une barrière de Bourguignons qui lui dirent : « On ne passe pas !… » Ardent, les yeux sanglants, Jean sans Peur, frémissant d’impatience, attendait. Enfin, Ocquetonville entra dans la salle, courut à lui et lui dit quelques mots à voix basse… L’Hôtel Saint-Pol était occupé ! Tous les postes gardés ! La garnison, trahissant peut-être, se rendait sans coup férir.

– Enfin ! gronda Jean sans Peur.

– Je suis perdu ! dit tout haut Orléans.

Jean sans Peur se mit en marche… il s’avança vers le roi qui le vit venir comme le spectre de sa déchéance. Déjà le duc de Bourgogne levait la main…

À ce moment une porte placée derrière le trône s’ouvrit… Une jeune fille parut…

C’était Odette de Champdivers !

Vers le moment où s’ouvrait le conseil, Odette était dans son appartement privé lorsqu’elle avait vu tout à coup entrer un homme dont l’aspect la fit frissonner. Ses yeux étrangement lumineux lui causaient un insupportable malaise. Son sourire la glaçait. Il était maigre. Il s’avançait, courbé, en un glissement sinueux et silencieux, ouvrant et ramenant son manteau en salutations ironiques.

C’était l’homme qui avait remis à la reine une composition destinée à ramener Charles VI à l’état de démence. C’était l’homme de la Cité. C’était Saïtano…

Comment était-il entré à l’Hôtel Saint-Pol ? Et surtout, comment avait-il trompé la vigilance du brave Honoré de Champdivers ? Peut-être connaissait-il les tours, détours et portes secrètes du palais ?…

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda Odette.

– Un ami du roi ! répondit Saïtano.

Il eut un rire aigre et strident. Puis aussitôt, il ajouta :

– Pour être plus vrai, je suis un ennemi de l’ennemi du roi.

– Que voulez-vous ? reprit Odette.

– Je viens pour sauver le roi, ou plutôt je viens vous montrer comment vous devez le sauver. Ou mieux, je viens vous montrer comment vous devez empêcher le triomphe de l’ennemi du roi, qui est mon ennemi, à moi.

Odette, au même instant, reprit toute sa tranquillité d’âme. Elle ne songea plus qu’à ce roi que tant d’autres, peut-être, avaient sujet de haïr, mais qu’elle s’était mise, elle, à aimer d’une filiale affection.

– Vous avez un ennemi ? dit-elle en se rapprochant de Saïtano.

– L’ennemi du roi, dit-il.

– Que vous a-t-il fait, à vous ?

Saïtano eut ce même rire strident que tout à l’heure. Il considéra un instant Odette, puis :

– « À vous », je puis le dire. Oui. Quand j’y pense, il est juste que je vous dise cela, « à vous ». Je hais cet homme, écoutez… c’est la première fois depuis douze ans que je dis cela à haute voix… je le hais parce qu’il m’a appelé drôle, et que je ne suis pas un drôle, moi ; je suis la science. Je le hais parce qu’il m’a traité comme le plus vil des laquais, le plus misérable des manants à qui l’on peut tout faire.

– Que vous a-t-il fait ? répéta Odette frissonnante.

– Il m’a souffleté, dit Saïtano avec un calme terrible. Presque aussitôt, il grinça des dents et poussa un soupir.

Il continua :

– Écoutez. Vous aimez le roi, n’est-ce pas ?

– Il a été bon, généreux pour moi. Il a sauvé… mais, se reprit-elle avec un soupir, je ne dois pas parler de ceci. Oui, j’aime le roi Charles. Il est tout disposé au bien. C’est moi qui lui ai conseillé de tâcher au plus tôt de remédier à la misère du peuple.

– Je m’en doutais, fit Saïtano.

– Vous me connaissez donc ? dit Odette étonnée.

– Depuis longtemps… très longtemps… Vous aussi je vous suis pas à pas dans la vie, car un jour, je puis avoir besoin de vous. Mais nous verrons cela plus tard…

Odette tressaillit.

– Allons, jeune fille, n’ayez pas peur et ne vous fâchez pas. Et continuons. Si vous aimez le roi, vous devez haïr celui qui veut tuer le roi.

Odette de Champdivers pâlit. Elle sentait que cet homme disait la vérité, que quelque danger mortel menaçait le roi…

– Je ne hais personne, dit-elle. Mais celui que vous dites, je sens que je le haïrai s’il veut faire du mal à celui qui non seulement m’a traitée comme sa fille, mais encore a délivré…

Elle s’arrêta encore. Une ardente rougeur monta à ses joues.

– Délivré qui ? fit vivement Saïtano. Voici la deuxième fois que vous dites…

– N’en parlons pas ! interrompit Odette d’un ton sans réplique. Dites-moi seulement le nom de l’homme qui est l’ennemi du roi…

– Qui veut le tuer, vous ai-je dit ! Qui va le tuer ! Qui est en train de le tuer ! C’est le duc Jean de Bourgogne, qu’on appelle Jean sans Peur. En ce moment, le roi et ses conseillers sont rassemblés dans la grande galerie, n’est-ce pas ? Le roi, le duc d’Orléans, les gentilshommes les plus fidèles de Charles sont là, n’est-ce pas ? Eh bien ! tout cela va être pris dans le même coup de filet. Dans une heure peut-être, le roi de France ne s’appellera plus Charles sixième. Vous doutez ? Vous vous dites que l’Hôtel Saint-Pol est bien défendu ? Que le roi a autour de lui des gens dévoués, sinon à sa personne, du moins à sa race et au principe qu’il représente ? Eh bien ! venez et regardez !

Avant qu’Odette eût pu faire un mouvement de retraite, il la saisit par la main. Odette poussa un léger cri : elle venait de ressentir à la paume une petite, toute petite souffrance, comme une piqûre. Mais déjà Saïtano l’entraînait à une fenêtre d’où se découvrait l’entrée principale de l’Hôtel Saint-Pol. Là, un gros de cavaliers était massé, maître de la porte qu’il gardait.

– Que voyez-vous ? dit Saïtano.

– La bannière de Bourgogne ! murmura Odette. Oh ! c’est donc vrai ?

– Venez, venez ! reprit Saïtano, – et il l’entraîna à une autre fenêtre qui donnait sur la grande cour d’honneur. – Que voyez-vous ?

– Oh ! des milliers d’hommes portant la croix de Saint-André !… Et là !… Les archers du roi désarmés, gardés à vue !… Oh ! courons, monsieur, monsieur… je devine en vous une puissance que je n’explique pas et qui peut-être vient de l’enfer. Au nom du Dieu vivant, je vous somme de mettre cette puissance au service du roi !

Saïtano éclata de rire, et dit :

– Vous seule pouvez le sauver !

– Comment ? Dites ? Comment ?…

– Êtes-vous prête ?

– À tout !

– Eh bien, dit Saïtano, vous entrerez dans la salle du conseil. Vous ne regarderez personne, vous m’entendez ? Vous marcherez droit sur le duc de Bourgogne, vous lui sourirez…

– Je lui sourirai ! Moi ! À ce traître !

Saïtano écouta avidement ce cri d’Odette de Champdivers, et sourit :

– Il le faut, pour sauver le roi. Vous lui sourirez donc, et vous lui direz ce que pense votre cœur, c’est-à-dire simplement ceci : « Quiconque attente au roi ne sera jamais aimé de moi… »

Odette était l’innocence même. Mais elle comprit très bien ce qu’il y avait de louche, de tortueux, dans ces paroles en apparence très simples, et qu’elles semblaient une sorte d’engagement d’aimer celui qui n’attenterait pas au roi… Elle se sentit rougir de honte, et porta les deux mains à son cœur comme pour en comprimer les battements…

– Dans quelques minutes, dit Saïtano, Jean sans Peur fera entrer ses gentilshommes dans la salle du conseil. Et alors, c’est un tout autre conseil qui se tiendra. On décidera que le duc d’Orléans a pillé le trésor et on le mettra à mort. On décidera que les seigneurs fidèles à Charles sont félons et on les mettra à mort. On décidera que le royaume ne peut être laissé aux mains d’un fou, et Charles sera conduit dans quelque monastère où on lui coupera les cheveux – à moins qu’on ne le mette à mort lui aussi !

– Mon Dieu, mon Dieu, murmura Odette affolée, tout cela est-il possible ?

– Que fit donc Pépin d’Héristal ? ricana Saïtano. Songez-y. Charles est plus qu’un roi fainéant, c’est un roi fou. Jean de Bourgogne rêve de fonder une dynastie !

– Eh bien ! Allons ! Conduisez-moi !…

Et Saïtano, en effet, conduisit Odette par des chemins détournés, des corridors qu’il semblait très bien connaître, jusqu’à la petite porte par laquelle le roi lui-même était entré dans la galerie.

Odette de Champdivers entra sans hésiter.

Quelques minutes, Saïtano demeura là, écoutant, courbé, les yeux plissés, la figure convulsée, pareil à Méphistophélès méditant quelque chute d’ange…

– Va, murmura-t-il. Va, Odette de Champdivers… va, Roselys !… va sourire à Jean sans Peur… à ton père !… C’est toi qui me le livreras !

Jean sans Peur, à ce moment même, venait de voir Odette de Champdivers. Il la vit venir à lui. Et elle lui souriait… Il s’arrêta sur place, pétrifié, comme fasciné par ce sourire.

Sa main levée, prête à désigner Charles VI, à le saisir peut-être, retomba lentement.

L’ordre qu’il allait crier expira sur ses lèvres…

Odette s’était arrêtée devant lui, tout près. Et Odette souriait ! Et Odette murmurait :

– Messire duc, qu’allez-vous faire ? Quiconque attente au roi ne sera jamais aimé de moi…

– Que dites-vous ? Que dites-vous ? bégaya Jean sans Peur, la tête en feu.

Mais déjà Odette s’était retournée vers le roi et, lui montrant le duc de Bourgogne :

– Sire, dit-elle, voici un fidèle et loyal duc qui vous défendra, si besoin est.

– Sire, cria Jean sans Peur, c’est vérité pure, je suis tout à vous !

Ce cri lui échappa, pour ainsi dire. Enivré de ce qu’il avait cru entrevoir dans les paroles d’Odette, il oubliait fureur, vengeance, ambition, rêve de puissance, et contemplait Odette. Elle était montée sur l’estrade, s’était approchée du trône, et, doucement, elle appuyait sa main sur l’épaule du roi, sans souci des rites, de cour, des règles d’étiquette, du respect dû à la majesté royale. Et en même temps, elle laissa tomber son regard loyal, clair, lumineux, sur le duc de Bourgogne, et lui dit :

– Merci, monseigneur. Vous avez parlé en bon gentilhomme.

Le duc s’inclina très bas, tout frémissant, tout ébloui, – et en lui-même :

– Elle est à moi !…

Louis d’Orléans, assista à cette scène rapide, sans la comprendre. Il eut l’impression nette qu’il venait d’échapper à la mort. Pourquoi ? Comment un mot de cette jeune fille avait-il pu bouleverser Jean sans Peur tout prêt à agir ? C’est ce qu’il remit à plus tard de s’expliquer, – et c’est ce que le malheureux prince n’eut pas le temps d’éclaircir, comme on va voir.

Quant aux Bourguignons, ils se regardèrent d’abord avec stupeur. Plusieurs croyant à une feinte s’avancèrent vers l’estrade du trône ; Jean sans Peur se tourna vers eux et les foudroya du regard ; il y eut un recul effaré de la bande.

Et déjà le duc de Bourgogne disait quelques mots à voix basse à Ocquetonville qui sortit furieux, les yeux pleins de rage, et grognant force jurons : ces mots, c’était l’ordre formel de faire évacuer à l’instant même l’Hôtel Saint-Pol ! C’était fini. Le coup était manqué. L’occasion se représenterait-elle jamais, aussi favorable, en d’aussi faciles circonstances ?…

Au moment où Odette vint poser sa main sur son épaule, Charles VI tremblait. La sueur pointait à la racine de ses cheveux qui se hérissaient. Ses yeux devenaient hagards…

La crise se préparait !

Le poison de démence agissait !

Le poison que, la nuit de l’orage, Saïtano avait remis à la reine !

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