L’aube éclairait la Cité d’une lumière semblable à de la tristesse diffuse pesant sur le dessin fantomal des maisons estompées de brouillard. L’antre du sorcier était silencieux. Saïtano, d’un pas furtif qu’il n’entendait pas lui-même, allait et venait dans la salle à la table de marbre.
Sur la joue du sorcier, la marque des doigts de sang s’était évanouie. Mais dans son cœur, le souvenir de l’injure demeurait sans doute ineffaçable, car sa figure tourmentée reflétait les joies violentes de la vengeance – car Saïtano était homme encore par certains côtés – et si haut qu’il se fût élevé dans les spéculations de l’impossible, il n’arrivait pas à oublier.
On l’eût entendu gronder : Tant que je n’aurai pas anéanti le souvenir de l’outrage, je demeure indigne de travailler au Grand Œuvre. Et pourtant je suis si près du but !… Gérande ! holà ! Gérande !
La brave femelle fit son apparition.
Saïtano, le ton bref, demanda :
– A-t-elle bu le philtre ?
– Oui.
– Que dit-elle ?
– Elle tremble. Lorsque vous avez relâché Hardy de Passavant, je vous ai crié malheur.
– Que fait-elle ? interrompit rudement Saïtano.
– Elle pleure. Et maintenant, vous voulez relâcher Laurence d’Ambrun… Malheur pire ! Vous êtes stupide, maître !
– Tais-toi, gueuse ! hurla Saïtano. Sache seulement que celle que je vais lâcher sur l’Hôtel Saint-Pol ne s’appelle pas Laurence d’Ambrun. Elle s’appelle Vengeance.
Jean sans Peur eût certes frémi s’il avait entendu ces paroles et mis à nu l’âme du sorcier. Gérande regarda Saïtano avec une sorte de curiosité effrayante. Une minute, ils demeurèrent silencieux, pareils à deux démons qui se demandent quel malheur ils vont déchaîner.
Puis Saïtano redevint rapidement l’homme d’apparence paisible qu’il était.
– C’est bon, dit-il. Range-moi ces flacons dans l’armoire.
Elle se mit silencieusement à l’ouvrage.
Déjà Saïtano montait un escalier de bois au haut duquel il ouvrit une porte solidement verrouillée. Il se trouva dans une pièce claire, gaie, ornée de beaux meubles, exacte copie de la chambre que Laurence d’Ambrun avait occupée au logis Passavant.
Une femme assise dans un fauteuil se leva d’un bond, se réfugia dans un angle et s’y blottit. Il eût été difficile d’assigner un âge à cette figure charmante de jeunesse, sous des cheveux blancs, couronne d’argent sur un front demeuré pur.
Elle était belle, mais d’une étrange beauté immobilisée, pétrifiée à quelque lointaine époque.
Impossible d’assurer qu’elle était folle. Mais ses attitudes raidies, ses étonnements furtifs, ses gestes indécis donnaient l’impression d’un être à qui manquait la conscience. D’un être, disons-nous. Mais c’est faux ! Car à quelques minutes d’intervalle, c’étaient des êtres différents qui palpitaient et vivaient en elle.
Saïtano marcha sur elle en disant :
– Pourquoi pleurez-vous, Laurence d’Ambrun ?
Elle le fixa, étonnée, et balbutia :
– Laurence d’Ambrun ?… Mais je suis Jehanne, de la rue Trop-va-qui-dure… cette femme vient de me le dire. C’est la vérité.
Saïtano la toucha au front et exécuta quelques pressions. La terreur se dissipa. Une expression d’espérance empourpra ce visage, comme une aurore empourpre un beau ciel.
– Laurence ! murmura-t-elle. Oui, c’est bien mon nom. Et vous dites que je vais revoir ma Roselys ?
– Bientôt. Je vous l’affirme, Laurence d’Ambrun. Vous allez la revoir bien belle, depuis plus de douze ans qu’elle vous manque, rappelez-vous…
– Douze ans ! soupira-t-elle. Oui, ce sont de longues et cruelles années passées loin de ma fille, dans cette chambre maudite !
– Vous mentez ! dit rudement Saïtano.
En même temps il plaqua la paume de sa main sur la nuque de Laurence et l’y appuya fortement. Elle jeta, deux ou trois cris déchirants. Il poursuivit :
– Vous savez bien que vous mentez ! Vous habitez au logis Passavant. Vous êtes demoiselle d’honneur de la reine. Et vous allez, être mariée… Vous êtes mariée.
Saïtano saisit une coupe vide et la tendit à Laurence en disant :
– Buvez !…
Laurence tomba à genoux. L’épouvante convulsa ses traits. Elle tordit ses bras.
– Prenez garde ! disait Saïtano. Je suis Isabeau de Bavière, et on ne trompe pas une reine ! Vous m’avez promis de disparaître en vous tuant… Tuez-vous ! Buvez le poison !
– Grâce ! râla Laurence. Grâce, Majesté ! Laissez-moi revoir une dernière fois ma fille !
Elle tendait les mains vers les personnages que sa mémoire surexcitée faisait revivre. Ils étaient tous là, Jean sans Peur, Bois-Redon, la reine. Elle les nommait, les appelait. Et ce n’était pas une hallucination. C’était une résurrection. C’était la reconstitution exacte d’une scène passée, réédifiée dans tous ses détails parce que la mémoire était portée à son maximum d’intensité.
Saïtano flamboyait d’orgueil, et murmurait :
– Se rappeler, c’est revivre. Le souvenir vulgaire n’éveille qu’une faible survie des événements morts. Mais le souvenir intense, la mémoire surchauffée ramène l’événement des plans lointains et les fait présents. Et cet être passe par les sensations mêmes où il a déjà passé. J’ai pétri au moyen de quelques élixirs cette matière blanche qui est le siège de la mémoire. Est-ce là aussi le siège de la vie ? Est-ce que vraiment je touche au Grand Œuvre ?
Pensif, le sorcier versa dans la coupe vide le contenu d’un flacon qu’il avait apporté. Il tendit la coupe en répétant : « Buvez ! » Et Laurence, avec la même terreur et les mêmes larmes que jadis, exécuta le même geste… elle vida la coupe.
D’un œil attentif, Saïtano suivait la nouvelle transformation qu’il attendait.
Rapidement, les traits de Laurence s’apaisèrent. Il n’y eut plus sur son visage qu’une sorte d’indifférence. Elle considéra Saïtano et dit avec fermeté :
– Gérande m’a tout dit. Je suis prête à me rendre à l’Hôtel Saint-Pol.
– Mystères de la mémoire ! murmura Saïtano d’un accent de triomphe. Je vous ai sondés, vous êtes encore mystères pour tous les hommes, excepté pour moi ! Mystère de la vie ! Je t’arracherai aussi ton masque, je saurai ce que tu caches dans tes voiles !… Merci, ma bonne Jehanne. Et, quand vous sortirez de l’hôtel Saint-Pol, où irez-vous ?…
Laurence parut étonnée de cette question.
– Ne le savez-vous pas ? dit-elle. Je m’en retournerai chez moi, dans la rue Trop-va-qui-dure où j’habite depuis douze ans. Vraiment, vous avez peu de mémoire !
– C’est vrai, dit Saïtano, pensif. Je ne puis avoir la mémoire que vous avez, vous !
Laurence reprit avec volubilité :
– Depuis deux heures que je suis ici, je vous ai dit tout ce que je sais. Laissez-moi donc rentrer chez moi. Et quant à cette fille, puisque vous le voulez ainsi, je lui dirai, à elle aussi, le nom de sa mère… le nom… attendez…
– Ah ! gronda Saïtano, vous voyez ! Vous oubliez le nom de la mère !…
– J’y suis ! fit-elle tout à coup : Laurence d’Ambrun est la mère d’Odette de Champdivers !
Elle baissa la tête. Une poignante expression d’incertitude douloureuse s’étendit sur ce visage de mère qui n’était plus mère, de femme à la personnalité abolie…
– Et le père ? Le père d’Odette ? dit rudement le sorcier.
– Le père ? Le père d’Odette de Champdivers, c’est Jean sans Peur, comte de Nevers !
– Vous voulez dire duc de Bourgogne ! rectifia Saïtano.
– C’est vrai, dit-elle. Il est devenu duc de Bourgogne, de par la mort de son père Philippe.
– C’est bien, dit Saïtano. Allez !… Allez à l’Hôtel Saint-Pol où vous êtes attendue !…
Laurence, paisible et indifférente, se revêtit d’un manteau et couvrit sa tête d’une capuche. Elle se dirigea vers la porte. Saïtano la guettait avec angoisse. Il l’arrêta au passage en la touchant au bras.
– Jehanne, dit-il, vous rappelez-vous ce que Gérande vous a promis de ma part, « hier », « chez vous », dans la rue Trop-va-qui-dure ?
– Hier ?… La rue Trop-va-qui-dure ? Je ne sais plus…
– Elle vous a promis dix écus d’or si vous consentiez à venir ici ce matin… Les voici.
Laurence prit les pièces d’or avec étonnement et sourit. Peut-être ces médailles de métal brillant n’avaient-elles plus pour elle leur ordinaire signification. Elle frissonna de froid, serra le manteau sur ses épaules, et avec une rapidité nerveuse :
– Allons, laissez-moi passer, puisqu’il faut que j’aille parler à Odette de Champdivers !
– Allez ! dit Saïtano avec cette même profonde émotion du créateur qui voit se mettre en marche l’être qu’il a créé de toutes pièces.
Laurence descendit cet escalier qu’elle connaissait depuis douze ans. Elle quitta cette chambre qu’elle habitait depuis douze ans. Et elle se disait :
– Il faut que je rentre à mon logis de la rue Trop-va-qui-dure… Je n’aurais pas dû venir ici…
Dehors, elle hésita. La lumière du jour l’éblouit. Pauvre âme dédoublée, elle se sentait sollicitée par des forces contraires. Était-elle Jehanne ? Qu’était-ce que cette rue étroite ? Où allait-elle ? Que faisait-elle là ?
À deux pas, Saïtano l’étudiait avec une poignante curiosité.
Il s’approcha d’elle et lui souffla :
– À l’Hôtel Saint-Pol ! Et vite ! On vous attend !…
Elle se mit en marche. Saïtano la suivait pas à pas. Et Saïtano songeait :
– Maintenant « Jehanne » voit pour la première fois des paysages qui étaient familiers à « Laurence ». Les souvenirs de Laurence vont-ils s’adapter aux visions de Jehanne ?…
Et le phénomène s’accomplissait ! Peu à peu, Laurence marchait avec plus de décision, retrouvait aisément son chemin. Et enfin, toute hésitation vaincue, elle prenait la direction de l’Hôtel Saint-Pol. Les dessins de Paris lui redevenaient familiers… et elle n’était plus Laurence ! Elle était Jehanne, de la rue Trop-va-qui-dure…
Saïtano escorta sa création jusqu’à la porte du domaine royal. Avec un sourire d’orgueil triomphal, il vit Laurence traverser le pont-levis. Un instant plus tard, il entendit l’archer de garde crier :
– La visite attendue pour la demoiselle de Champdivers !…
Alors, lentement, il reprit le chemin de la Cité, roulant de lourdes pensées opaques au milieu desquelles parfois luisait l’éclair du génie.
Vers le même moment, Odette tournait et retournait dans ses doigts une feuille de parchemin qu’elle avait le matin même trouvée, tout ouverte sur sa table, et pâle, frémissante, relisait pour la centième fois les mots qu’on y avait tracés :
« Une pauvre fille de joie nommée Jehanne et habitant la rue Trop-va-qui-dure connaît le secret de votre naissance, que la dame d’Orléans n’a jamais pu vous dire. Elle sait sûrement le nom de votre père. Elle va venir vous voir. »
C’était tout.
La jeune fille tremblait. L’impatience la faisait grelotter. Et, saisie tout entière dans l’engrenage de ses pensées nouvelles, elle n’entendait pas les rumeurs qui passaient en rafales sur l’Hôtel Saint-Pol, les bruits d’armes, les appels, les pas précipités.
L’Hôtel Saint-Pol venait d’apprendre l’assassinat du duc d’Orléans !
Dame Margentine avait lu le billet. Honoré de Champdivers l’avait lu. Le vieux soldat et la gouvernante avaient échangé un long regard qui disait :
– Son père ? Qui est-ce ? N’est-elle pas notre fille, à nous ?
Et l’impatience les rongeait, eux aussi.
Sur les tapis allait et venait un grand chien de forte taille, élégant lévrier d’une souplesse terrible, la tête fine, les mâchoires puissantes comme une très jolie machine à broyer, les reins onduleux, avec des mouvements et des attitudes qui révélaient la force.
Il s’appelait « Major » ; un mot latin qui veut dire : plus grand – ou dans l’esprit de celui qui avait baptisé la bête : plus fort. Plus fort que quoi ? Plus fort que tout ! disait Jacquemin Gringonneur. Car c’était lui qui avait trouvé le nom après avoir longtemps hésité entre diverses appellations de héros grecs ou romains.
Soudain, Laurence parut, introduite par un valet.
Odette se dressa tout debout, inspecta la nouvelle venue d’un rapide coup d’œil, et les profondeurs de son âme furent troublées comme les fonds cachés de la mer se troublent et s’agitent au passage des grands monstres sous-marins.
Honoré de Champdivers et dame Margentine dévisagèrent la femme, avec défiance.
Le chien s’avança, tourna autour d’elle, l’interrogea, la sonda, et enfin, donna son avis en agitant doucement sa longue queue. Cela voulait dire : C’est une amie.
– Major l’a accueillie, murmura Margentine.
– Major nous dit qu’il n’y a rien à craindre, dit gravement Champdivers.
Laurence était immobile au milieu de la pièce, devant Odette. En cette minute, elles se regardèrent jusqu’à l’âme. Leurs cœurs battaient. Un mot, peut-être, eût suffi…
Presque en même temps, elles se détournèrent l’une de l’autre, avec le même soupir de regret pour le rêve une seconde évoqué, dissipé déjà. Odette fit un signe auquel le vieux soudard résista. Mais Margentine lui glissa à l’oreille : Major est là. Voyez-le !…
Le chien s’était couché entre Laurence et Odette. Il les regardait avec la même tendresse de ses grands yeux intelligents qui voyaient peut-être ce que ne voyaient pas les êtres humains assemblés là. Alors Honoré de Champdivers consentit à sortir avec Margentine…
La mère et la fille demeurèrent seules en présence.
Odette, sans mot dire, tendit à Laurence la feuille qu’elle avait trouvée. Laurence la considéra avec attention…
– Est-ce vrai ? palpita Odette.
– Quoi ? fit Laurence étonnée.
– Ce qu’il y a d’écrit là !…
Laurence rendit la feuille, et dit en soupirant :
– Je ne suis pas demoiselle, et je ne sais où j’aurais pu apprendre à lire. Je suis une pauvre fille du peuple, et le malheur des temps a fait de moi une pauvre femme. Ce que je suis devenue, je n’oserais vous offenser en vous le disant. Il vous suffira de savoir qu’on m’appelle Jehanne de la rue Trop-va-qui-dure . J’habite là depuis ma plus lointaine jeunesse. Je ne me suis connu ni père, ni mère, ni enfant… c’est toute mon histoire.
Odette joignit les mains avec force, et murmura :
– Mais moi !… Dites !… que savez-vous de moi ?… Et comment le savez-vous ?…
– Je vais vous le dire, sans mentir d’un mot, aussi vrai que Dieu nous écoute !
– Je vous crois de tout mon cœur ! oh ! je vous crois. Pauvre femme, si vous saviez combien vous m’inspirez de compassion et de confiance ! Je ne sais quoi me dit que je dois me fier à vous… Parlez donc… et tout d’abord, dites-moi… ma mère ! L’avez-vous vue ? qui est-elle ? où est-elle ? je vous en prie…
Odette s’interrompit, suffoquée par l’afflux d’amour filial qui débordait de son cœur. Laurence baissait la tête. Et ce fut d’un indicible accent d’angoisse qu’elle murmura :
– Sa mère !… Si j’avais une fille, la rêverais-je plus pure, plus noble et plus belle ?… Qui est la mère de cette enfant ?… Pourquoi ai-je oublié ceci ?… L’ai-je su jamais ?… Que fais-je ici ?…
Son cœur sautait. Au fond de son être, des choses vibraient : des sons de voix enfantine, des reflets de regard d’ange, de soudaines, d’insaisissables visions d’un berceau. C’était dans cette âme la bataille acharnée des souvenirs artificiels imposés par Saïtano.
– Je ne la connais pas, dit Laurence d’Ambrun.
En même temps, il y eut des hurlements de douleur dans sa tête. Son cœur cria : Je la connais ! Je sais qui elle est ! Je vais le dire !… Et simplement elle se disait :
– C’est étrange… Hier, ce matin encore, je savais le nom de sa mère… Maintenant, je ne le sais plus !… Je n’ai pas connu votre mère, poursuivit-elle tout haut.
Odette, très pâle, avait eu le geste de déception amère qu’on peut avoir quand on s’éveille d’un beau rêve et qu’on se retrouve aux prises avec la rude réalité de la vie. L’inconnue pouvait parler maintenant. Elle écouterait, curieuse peut-être. Mais la grande joie attendue ne viendrait pas…
Pourtant… son père !
Oui ! Elle chercha à se raccrocher au rêve. Il lui importait de connaître son père. Et soudain la vérité de cet espoir nouveau jeta son éclair : par mon père, j’arriverai à la connaître… ma mère !
– Voici tout ce que je sais, reprenait Laurence. Une nuit… douze ans ont passé sur cette nuit, et cherchent à l’écraser sous leur poids, mais je me souviens. Toujours je me souviendrai !
– Dites ! dites ! palpita Odette.
– Cette nuit-là, un homme d’armes qui était mon… je ne sais comment vous dire…
– Votre ami peut-être ?
– C’est cela ! dit Laurence avec satisfaction. C’était un homme d’armes de la maison de Bourgogne.
– Bourgogne ! interrompit sourdement Odette.
– Oui. Il vint donc me chercher en me disant qu’il y avait beaucoup d’argent à gagner. Je le suivis. Il me conduisit… je n’ai pas le droit de dire où je fus conduite.
– Sans doute un serment fut exigé de vous ?
– Un serment… C’est bien cela, dit Laurence avec la même satisfaction. Mais je puis vous dire que c’était un riche hôtel. Là, on me confia une fillette de cinq ou six ans, on me paya largement, on me donna des instructions.
– Qui vous paya ? Qui vous donna des instructions ?
– Le père de la fillette… Et la fillette, c’était vous.
Odette, doucement, pleurait, les deux mains sur les yeux.
Laurence palpitait. Une affreuse angoisse la serrait à la gorge. Elle saisit les mains d’Odette, et, d’un accent farouche :
– Ne pleurez pas ! Vos larmes révoltent mon cœur. Je tuerais qui vous fait pleurer !
– C’est fini, dit Odette. Continuez.
Laurence parut écouter en elle-même et se débattre. Odette l’entendit murmurer :
– Pourtant, ce sont bien mes souvenirs !
Par degrés, Laurence se calma. Et tout à coup, comme si un nouveau jet de mémoire eût fusé :
– Si vous répétez un mot de ce que je vous dis, c’est ma mort.
– Je ne dirai rien !
– C’est la mort de votre mère !…
– Plutôt mourir, frémit Odette.
– Si votre père sait que vous le connaissez, malheur à votre mère !…
– Jamais ! Jamais il ne le saura !
– Bien, dit Laurence en passant ses mains sur son front. Ce sont maintenant des souvenirs moins pénibles qui montent le long de ma pauvre tête. Selon les ordres que je reçus, je vous pris donc dans mes bras, et vous mis dans une litière qu’escortaient les gens d’armes et qui sortit de Paris. Une fois loin de Paris, dans la litière même, je vous dépouillai de vos vêtements et vous habillai comme une fille de manante…
Odette jeta un cri.
Une aveuglante clarté, pour quelques secondes, illumina la nuit de ses souvenirs. La scène s’évoqua tout entière. Ce changement de costume qui l’avait si violemment impressionnée !… Si elle avait pu avoir un doute sur le récit de cette femme, ce doute se fut alors évanoui.
– Je vous fais horreur n’est-ce pas ? dit tristement Laurence.
– Non. Je sens, je devine que vous n’avez pas cru faire mal.
– J’ai cru faire bien, j’ai cru, je crois encore que si je ne vous avais pas emportée, si je n’avais exécuté les ordres, on vous eût tuée… oh ! pas votre père, ajouta Laurence.
– Pas mon père ! frissonna Odette. Il ne voulait pas me tuer, lui !…
– Il vous…
– Que voulez-vous dire ?…
– Oui. Il faut que je le dise. Il vous…
Laurence se débattait. Elle avait à dire quelque chose que « son souvenir » lui affirmait exact. Et elle ne voulait pas le dire. Cela lui semblait horrible de dire cela !
– Je vous en supplie, murmura Odette.
– Eh bien ! dit Laurence dans un violent effort, « il vous aimait ! »
Un rayon d’ineffable joie éclaira la physionomie d’Odette. Elle n’avait donc pas à accuser son père !… Ce père inconnu ne s’était donc sans doute séparé d’elle que pour la préserver de quelque danger !… Elle pouvait donc…
Elle pouvait AIMER SON PÈRE !
C’était le triomphe de Saïtano ! C’était la floraison satanique d’une pensée profonde et tortueuse… C’était l’aboutissement du guet-apens moral le plus extraordinaire…
Laurence continua, en racontant exactement, dans les moindres détails, l’arrivée de la litière, à Villers-Cotterets, l’entretien de Gérande et du prêtre, l’exposition de Roselys, la survenue de la duchesse d’Orléans qui prenait l’enfant, la soignait, allait enfin la confier à Honoré de Champdivers.
Seulement, dans ce récit, c’était elle-même qui agissait au lieu de Gérande.
La conviction fut inébranlable dans l’esprit d’Odette que cette femme disait la vérité. Mais alors, une question toute naturelle vint à ses lèvres :
– Comment m’appelais-je en ce temps ?
– Vous vous appeliez… vous étiez un ange ; il me semble que je vous vois, avec votre belle chevelure blonde, si fine qu’on l’eût prise pour un nuage d’or, et, votre sourire… Oh ! je le vois, votre sourire si frais, si pareil à une aurore du ciel, et vos bras autour… autour du cou de votre mère… Vous vous appeliez… oh ! mais je le sais pourtant !
Il y avait une sourde rage dans son accent. Son cœur meurtri sanglotait : Roselys ! Roselys !… Et elle finit par bégayer :
– Je ne dois pas vous le dire… Pas aujourd’hui, du moins !
Odette, avec de l’effroi, cette fois, avait suivi ce qu’elle pouvait deviner de cette lutte.
– Rassurez-vous, dit-elle. Vous ne direz aujourd’hui que ce que vous avez le droit de me dire. Le nom de mon père, continua-t-elle en hésitant, pouvez-vous ?…
– Oui, dit Laurence. Je le puis. Je le dois. Votre père s’appelait alors le comte de Nevers. Il s’appelle aujourd’hui Jean sans Peur duc de Bourgogne.
Odette, qui s’était penchée avidement pour recueillir le nom de son père, se cacha la figure dans les deux mains. Elle se sentit envahie par une terreur qu’elle se reprocha comme un crime filial. Jean sans Peur ! Le nom était maudit. Partout il provoquait des rumeurs de haine. Ce fut avec angoisse qu’elle murmura :
– Mon père s’appelle Jean sans Peur.
– Et s’il se doute que vous savez cela, dit Laurence d’une voix précipitée, votre mère…
En prononçant ce mot, elle se mit à haleter, une teinte livide se plaqua sur son visage, elle râla :
– Votre mère… ta mère, enfant, songe à ta mère !
Au même instant, elle hurla :
– Jean sans Peur ! Jean sans Peur !
Et elle se renversa sur le tapis, s’abattit sans connaissance.
Honoré de Champdivers et dame Margentine aux écoutes entrèrent précipitamment, relevèrent Laurence évanouie ; la gouvernante l’assit dans un fauteuil et lui donna les soins nécessaires, pendant que le vieux chevalier saisissait la main d’Odette toute blanche :
– Qu’a-t-elle dit ? Qu’a-t-elle dit ?
– Je ne dois pas le révéler, trembla Odette.
– Pas même à ton grand-père ?
– Pas même à mon père ! répondit gravement Odette.
Champdivers jeta un mauvais regard à Laurence. Mais alors il vit le chien Major qui léchait les mains de l’inconnue évanouie, et son vieux cœur de soudard fut ému. Il murmura :
– Pauvre femme !…
– Oui, oui, pauvre femme ! dit Odette. Comme elle a dû souffrir ! Si je pouvais l’arracher à la triste vie qu’elle mène, la garder ici près de moi, la consoler, lui faire oublier… Si elle voulait…
– Oublier ! balbutia Laurence en ouvrant ses yeux hagards, qui me parle d’oublier ?…
Odette saisit les mains amaigries de sa mère et, avec une sorte d’ardeur :
– Si vous consentiez à demeurer ici, vous auriez bien vite oublié vos chagrins ; et puis, j’ai tant de choses encore à vous demander…
Il fut évident que l’inconnue acceptait avec bonheur. Son pâle visage s’empourpra. Il parut certain qu’elle allait accepter. Et pourtant, quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour dire avec résolution :
– Il m’est défendu d’oublier. Oh ! si je pouvais oublier que je suis Jehanne de la rue Trop-va-qui-dure !… Et me rappeler… me rappeler un nom que je ne sais plus, que je cherche en vain dans les décombres de ma mémoire ! Adieu ! Je dois regagner mon logis.
– Reviendrez-vous ? Ah ! promettez-moi ceci, au moins, puisque…
– Je ne sais, dit sèchement Laurence. Il faudra pour cela que je me souvienne.
– Prenez au moins ceci, murmura Odette en pleurant et en lui donnant une bourse.
Laurence prit la bourse, pleine d’or, et la baisa. Puis elle leva les deux mains dans un geste imprécis, bénédiction peut-être, ou inconsciente supplication. Sans plus rien dire, elle s’en alla. Sur un signe d’Odette, Honoré de Champdivers l’escorta jusqu’à la grand-porte de l’Hôtel Saint-Pol.
Comme Laurence allait s’engager sous la voûte, elle se trouva refoulée par une étincelante troupe de cavaliers qui entraient. Elle recula. Ils étaient une cinquantaine, armés en guerre, emmaillotés d’acier, et en avant de ce groupe terrible, la tête découverte selon l’habitude qu’il avait adoptée, venait Jean sans Peur…
Laurence leva les yeux sur le resplendissant seigneur.
Le duc de Bourgogne baissa les siens sur cette femme pauvrement vêtue que son cheval avait failli renverser d’un coup de poitrail.
Les deux regards se croisèrent.
D’une violente secousse, Jean sans Peur arrêta sa monture.
Il était affreusement pâle.
Et elle était livide.
Enfin, elle leva sa main agitée de tremblements convulsifs. Et elle bégaya :
– Son spectre !… Le spectre de celui que j’aimai !…
Comme le pont se trouvait libre, la troupe étant entrée, elle s’enfuit, poussée par l’horreur ; quelques instants, on entendit ses cris inarticulés, puis ce fut tout. Alors seulement, comme délivré d’un cauchemar, Jean sans Peur grelotta :
– Cette femme ! cette femme ! Qu’on l’arrête !
Mais il était trop tard. La femme fut introuvable. Laurence s’était jetée dans ce dédale de ruelles qui enveloppaient l’ancien hôtel des Tournelles. Bientôt elle s’arrêta haletante et regarda autour d’elle. Puis, sans demander son chemin, elle se mit en route vers la rue Trop-va-qui-dure.
Elle y parvint. Vers, le milieu de la rue, elle entra dans une maison basse dont la porte était entr’ouverte et qui se composait seulement d’un rez-de-chaussée. À l’intérieur, elle inspecta tout d’un coup d’œil satisfait, et murmura :
– Me voici enfin chez moi. Heureusement, on n’a rien changé pendant mon absence.
Jamais elle n’avait vu cette maison. Jamais elle n’avait pénétré dans cette chambre. Jamais elle ne s’était hasardée dans la rue infâme qui portait ce curieux sobriquet de Trop-va-qui-dure.
Jean sans Peur avait mis pied à terre. Ocquetonville et Guines qui se trouvaient près de lui l’entendirent murmurer :
– Un spectre ? Qui sait ? Que veut-il ? Pourquoi me cherche-t-il ?
Il secoua la tête, et, d’une voix étrange, demanda :
– Vous avez vu cette femme ?
– Oui, monseigneur, une mendiante qu’on a laissé entrer.
– Vous êtes sûr de l’avoir « vue ? »
– Sans doute ! dit Guines étonné.
Jean sans Peur regarda autour de lui d’un air de défi. Un nom à peine prononcé vint expirer sur ses lèvres. Mais ce nom retentit en lui avec fracas. Il tressaillit. De nouveau il se secoua, et se dirigea vers le palais de la reine.
Alors, cette terreur superstitieuse qui l’avait envahi se dissipa. Il oublia le spectre. Laurence d’Ambrun s’évanouit. Il ne vit plus que l’immense domaine, formidable et sombre synthèse du monde féodal. Et il se dit que lui, l’homme de la force, lui le Féodal, allait devenir le maître de ce domaine, maître de Paris, de la France, du monde ! L’orgueil le transfigura. Il se cria :
– L’obstacle est abattu. Orléans est mort ! Isabeau est à moi ! Berry ne compte pas. Un souffle détruira le roi Charles. Oui, oui, je sens que mon heure est venue, que rien, maintenant, ne se dresse entre mon rêve et moi, car Orléans est mort, et maintenant, je suis le plus proche héritier de la couronne de France…
À ce moment même, une troupe entra dans l’Hôtel Saint-Pol.
Jean sans Peur s’immobilisa, les nerfs tendus, les poings crispés…
Ces cavaliers qui entraient, et mettaient pied à terre à vingt pas des cavaliers bourguignons, il les reconnut : pêle-mêle, c’étaient les gentilshommes du duc d’Orléans et du comte d’Armagnac dont la fille était fiancée à Charles d’Orléans, le fils du mort. Tous portaient une écharpe noire. Quand ils eurent mis pied à terre, d’une seule voix qui tonna, roula, éveilla de longs échos lugubres, ils crièrent :
– Vengeance !… Vengeance !… Mort à l’assassin !…
Jean sans Peur haleta, se courba, recula jusque dans le vestibule où jadis, jeune, emporté par l’amour et l’ambition, il était venu à l’appel d’Isabeau de Bavière. Il grelotta :
– L’assassin !…
Presque aussitôt, il se redressa, flamboyant d’orgueil, et d’une voix rude, entre les dents :
– Le meurtrier ! Le vainqueur ! Le dompteur !
Mais, à nouveau, les inquiétudes, larves rapides, envahirent son cerveau surchauffé ; il se pencha pour mieux voir… Le groupe des partisans d’Orléans s’ouvrait : d’une litière descendit une femme en blanc et noir, portant les insignes du grand deuil, brisée, chancelante, pâle comme la douleur…
C’était Valentine, c’était la duchesse d’Orléans, c’était la veuve !…
Un homme lui offrit la main, et Jean sans Peur le reconnut aussitôt. Jean sans Peur grinça des dents, Jean sans Peur entrevit que la mort du duc d’Orléans ne lui livrait pas la puissance, et qu’en de rudes batailles, des flots de sang couleraient encore avant qu’il ne pût saisir la couronne.
Cet homme qui, donnant la main à Valentine, se dirigeait vers le palais du roi, c’était Bernard VII, comte d’Armagnac, seigneur du Fezensac et du Fesensaguet, du Pardiac, de la Gaure, de la Lomagne, du Charolais, un terrible guerrier, dur aux autres, dur à lui-même, réputé pour brave comme l’épée, implacable comme la dague de miséricorde qui achève le blessé…
De loin, le groupe des cavaliers bourguignons regardaient cela.
Les cavaliers d’Orléans et d’Armagnac se tournèrent vers eux.
Un silence effrayant pesa sur l’Hôtel Saint-Pol. Les regards qu’échangèrent les deux troupes se heurtèrent en des flamboiements de haine et de défi : La grande guerre civile des Bourguignons et des Armagnacs commençait.
Jean sans Peur s’élança vers le majestueux escalier qui conduisait à la grande galerie, à ce moment même, levant les yeux, il vit là-haut, au bord de l’escalier, Isabeau qui l’attendait, comme jadis.
Et comme jadis, le palais de la reine semblait vide.
Rapidement, Jean sans Peur fut près d’elle et, à voix basse, commença :
– Cette nuit, Louis d’Orléans…
– Je sais ! interrompit la reine. Bois-Redon a tout vu. Il a vu tomber Orléans. Il est venu me faire le récit de l’affaire. Jean de Bourgogne, vous voici donc sur le chemin qui mène au trône…
Elle parlait d’une voix grave. Jean sans Peur, d’un regard en dessous, l’étudia, – et il vit qu’elle l’admirait. Il sentit qu’elle était à lui !
Il en arrivait à oublier Odette de Champdivers, à oublier même cette ambition de tempête qui le poussait dans la vie, épave de crime, sur un océan rouge.
Brusquement, il ouvrit les bras et la saisit. Elle se laissa faire, s’abandonna, et peut-être en cette minute, l’amour se réveilla-t-il en elle, impérieux, sincère dans son impétuosité.
Quelques instants, ils demeurèrent enlacés, les lèvres unies. Dans la cour d’honneur, au loin, une rafale passa :
– Vengeance ! Vengeance !…
– Vous êtes roi ! murmura Isabeau vivante de passion.
– Vous serez l’Impératrice ! gronda Jean sans Peur.
– Vengeance ! mugit la rafale. Mort à l’assassin !…
Isabeau tressaillit. D’un effort de volonté, elle se reprit, s’arracha à la rude étreinte, et tout aussitôt sa pensée tortueuse se rejeta dans le drame que lentement, sûrement, elle échafaudait.
– Ce n’est pas fini, dit-elle froidement. Votre femme Marguerite…
Un geste terrible de Jean sans Peur l’arrêta : une condamnation à mort.
– Berry ! murmura-t-elle.
– La hache du bourreau ! gronda-t-il. Je sais qu’il complote contre le roi. C’est suffisant, je pense !
– Le roi ?…
– La maladie le tuera, dit-il. Nous aiderons le mal. J’ai fait venir deux guérisseurs…
– Nous ne pouvons rien contre le roi tant que l’intruse, la guérisseuse, la petite reine est près de lui !…
– Odette de Champdivers ! bégaya Jean sans Peur.
– Il faudrait faire disparaître cette fille. Je vais m’y employer dès aujourd’hui.
Et dans un éclat de rire où se déchaînait sa haine de femme :
– La petite reine !…
– La faire disparaître ? murmura Jean sans Peur.
– Oui, dit Isabeau. L’enlever, par exemple. Une fois en lieu sûr… Mais ne vous inquiétez pas de ceci. Je sais l’homme qui se chargera de cette besogne.
Elle songeait à Hardy de Passavant.
– Je m’en charge ! ajouta Jean sans Peur.
Et en un instant, il édifiait le plan nouveau : enlever Odette, la transporter à l’hôtel de Bourgogne ; là, il serait le maître ; là, Odette de Champdivers serait réduite à l’impuissance.
Et comment Isabeau saurait-elle qu’Odette devenait la maîtresse de Jean sans Peur ? Oui, oui, sa double passion serait ainsi victorieuse : de l’Hôtel de Bourgogne à l’Hôtel Saint-Pol, d’Odette à Isabeau ! L’une lui donnait l’amour pur qu’il rêvait… qu’il croyait rêver… l’autre lui donnait les violences de la passion – et l’empire du monde ! Il répéta :
– Je me charge de faire disparaître cette fille.
– Un fois en lieu sûr, dit Isabeau, nous verrons. Il est impossible de la tuer dans le palais du roi, mais ailleurs, ce même coup de poignard qui tua Laurence d’Ambrun…
Il pâlit. Le spectre !… Le spectre se levait. Il l’écarta d’un geste furieux. Ce n’était pas le moment de s’abandonner à la terreur. Isabeau acheva :
– J’ai l’homme sous la main. Je n’ai qu’un signe à faire. La guérisseuse disparaîtra. Il est nécessaire que ceci soit fait promptement.
– Sous trois jours ! affirma Jean sans Peur. Je m’en charge et veux m’en charger seul.
Il songeait à la promesse de Saïtano : sous trois jours, il verrait Odette soumise, aimante peut-être, et il frissonnait de sa morbide espérance que ravageait le doute.
– Avant trois jours, songea Isabeau, Passavant m’aura débarrassé d’Odette. Allez, reprit-elle. Il ne faut pas qu’on vous soupçonne. Maintenant, il faut défier la tempête d’Armagnac, Allez chez le roi. Soyez le premier à réclamer vengeance contre le meurtrier de Louis d’Orléans… Un mot encore… C’est Ocquetonville qui a porté le coup au duc. Ceci est une terrible faute. Pourquoi avoir employé vos gens ?
– Parce que, dit Jean sans Peur, l’homme sur qui je comptais s’est refusé. Au dernier moment, il était trop tard pour hésiter.
– Qui était cet homme ?
– Celui-là que vous avez rencontré près de Vincennes.
– Le chevalier de Passavant !
Isabeau avait jeté ce nom comme un cri. Son regard agrandi se fixa sur Jean sans Peur.
– Qu’en avez-vous fait ? demanda-t-elle d’une voix morne.
– Rassurez-vous, dit Jean sans Peur, il ne trahira pas mon secret. Il dort maintenant au fond de la Seine. Passavant n’est plus.
Isabeau ressentit au cœur une douleur aiguë. Elle allongea les griffes comme pour se jeter sur Jean sans Peur. Pourquoi ? Que se passait-il en elle ? Cette soudaine nouvelle de la mort de Passavant lui révélait-elle quelque sentiment encore enfoui sous l’amas des sentiments multiples qui se dressaient en elle ? Une sorte de rage, un instant, se déchaîna dans son esprit. Mais elle se contint, et éclata de rire.
– Savez-vous, dit-elle, qui est ce Passavant que vous avez tué ?
– Il nous l’a dit dans la forêt de Vincennes.
– Eh bien, il m’a dit, à moi, la vérité ; c’est cet enfant que vous avez fait enfermer dans la Huidelonne, le même qui vit votre mariage avec Laurence d’Ambrun, le même que le sorcier Saïtano vous amena au palais de Beautreillis…
Jean sans Peur fut agité d’un frisson. Mais Passavant était bien mort, maintenant. Bruscaille, Bragaille et Brancaillon avaient fait les choses en gens d’expérience. Une pierre au cou, une pierre aux pieds, Passavant « dormait au fond de la Seine ».
Jean sans Peur écarta ce souvenir inutile, réfréna la vaine inquiétude qui s’était levée en lui, et prit congé d’Isabeau. Une longue minute, les mains dans les mains, ils se contemplèrent avec une passion sauvage.
– Je ne peux rien sans lui, songeait-elle. Il est l’homme sur qui je dois m’appuyer… puisque Passavant n’est plus.
– Sans elle, je ne suis rien, se disait-il. Elle est l’étoile qui m’attire et éclaire la sombre route que je parcours.
Oui, ils se sentaient enchaînés l’un à l’autre. Oui, il y avait de la passion dans leurs deux cœurs. Oui, ils s’admiraient, comme des démons qui voient se refléter l’un sur l’autre l’effroyable beauté de leurs conceptions. Mais en même temps, chacun d’eux sentait couver la haine sous cet amour.
Pour lui, elle était celle qui voulait tuer Odette.
Pour elle, il était celui qui avait tué Passavant.
Un instant, chacun d’eux vit flamber dans les yeux de l’autre cette haine pareille au brasier qui tôt ou tard le dévorera. Et dans le même moment, ils furent dans les bras l’un de l’autre, s’étreignant avec une telle fureur de passion qu’on eût dit qu’ils voulaient s’étouffer.
Bientôt Jean sans Peur descendit le vaste escalier et, à travers les rumeurs de l’Hôtel Saint-Pol, marcha au palais du roi. Il atteignit rapidement le cabinet du roi Charles.
Il s’avança d’un pas assuré, s’arrêta près du comte d’Armagnac :
– Sire, dit-il, je viens d’apprendre l’abominable crime qui prive le royaume du plus brillant, du mieux doué de ses gentilshommes ; le roi, d’un frère bien-aimé ; et moi, d’un ami bien cher. Sire, il ne s’agit pas ici d’un meurtre vulgaire. C’est vous-même qu’on a voulu atteindre…
Charles écoutait avec attention. Des larmes coulaient sur ses joues amaigries. Il n’aimait pas son frère qu’il soupçonnait de comploter. Mais ce fou, dans ses moments de lucidité, n’était pas méchant homme. Sa douleur, pour être modérée, n’en était pas moins sincère.
– Sire, acheva le duc de Bourgogne, il faut trouver le criminel. Il faut qu’un châtiment terrible éternise dans la mémoire de vos peuples le souvenir du forfait et la punition. Je demande à être chargé de ce soin.
Charles VI allongea sa main tremblante et dit :
– Vous venez trop tard.
– Que veut dire Votre Majesté ?
– Demandez-le au comte d’Armagnac.
Et se tournant vers Valentine prostrée dans un fauteuil, il eut un geste de compassion sincère, alla lentement à elle, lui prit les deux mains, et d’une voix très douce, murmura :
– Venez, ma chère sœur. À peine capable, hélas, de mesurer moi-même l’étendue du malheur qui nous frappe, je ne sais pas trouver les paroles qui consoleraient votre deuil. Mais je sais quelqu’un, je sais un ange qui saura adoucir votre douleur.
Et comme Valentine secouait la tête :
– La voici ! ajouta soudain le roi avec une sorte de religieuse tendresse.
Valentine leva les yeux et vit Odette qui s’avançait, les yeux en pleurs. Odette venait d’apprendre le meurtre. Et son premier mot avait été : Seigneur, comme ma chère marraine va souffrir !… Dès qu’elle eût su que la duchesse d’Orléans était chez le roi, elle était accourue.
Elle entra, ne songeant qu’à consoler celle qui lui avait servi demère. Elle vit tout de suite Valentine et s’avança vers elle. À ce moment se produisit un étrange incident dont furent témoins plus de vingt gentilshommes présents dans le cabinet royal.
On vit Odette de Champdivers s’arrêter tout à coup dans sa marche vers Valentine…
Elle venait d’apercevoir Jean sans Peur !
La jeune fille pâlit, fit trois pas rapides vers le duc de Bourgogne, et s’arrêta, interdite, le sein haletant, le regard troublé ; on eût dit qu’elle le voyait pour la première fois de sa vie ; et c’était bien la première fois qu’elle le voyait « ainsi… »
Jean sans Peur frémit d’un puissant et turpide espoir.
« Mon père ! balbutia Odette au fond d’elle-même. C’est mon père !… »
« Par le Dieu vivant, rugit le duc dans sa pensée, ce trouble… cette attitude… elle qui me fuyait… elle qui avait peur de moi… Oh ! les maléfices de Saïtano agissent déjà… elle m’aime ! Je n’en puis douter, elle m’aime !… »
Déjà, la jeune fille avait dompté cette émotion. Elle jeta à Jean sans Peur un regard tout chargé d’une inconsciente tendresse filiale. Et ce regard acheva d’enivrer l’homme. Avec un soupir, elle se détourna et courut à la duchesse d’Orléans.
Quelques instants plus tard, les deux femmes se donnant le bras, appuyées l’une sur l’autre, sortaient, suivies par le roi. Alors Jean sans Peur réfréna l’effroyable joie qui hurlait en lui. Sa résolution était prise.
Il était sûr de l’amour d’Odette !…
En même temps, disons-nous, il dompta cette joie. La lutte contre le comte d’Armagnac occupa son esprit. Il se tourna vers celui qui n’était encore qu’un adversaire soupçonné, mais dont il fallait à tout prix connaître les pensées.
– Beau cousin, dit-il, j’ai proposé au roi de rechercher et de punir le meurtrier de notre bien aimé cousin Louis d’Orléans. Vous m’avez entendu. Vous avez entendu le roi me dire que je venais trop tard. Et, a-t-il ajouté, c’est vous qui devez m’expliquer ces paroles.
Glacial et sombre, Armagnac répondit :
– Sa Majesté a voulu dire que c’est moi qu’elle a chargé de trouver et de punir l’assassin.
– Vous ! gronda Bourgogne, blanc de fureur.
– Moi ! Et je vous jure que je trouverai l’assassin !
Jean sans Peur jeta autour de lui des yeux hagards. Dans l’accent, dans l’attitude d’Armagnac, il devinait la menace d’un ennemi qui ne pardonnerait pas. Un éclair de folie passa dans sa tête. Il porta la main à sa dague.
Hautain et dédaigneux, Armagnac se croisa les bras, et du bout des lèvres prononça :
– Allons, duc, renfoncez votre lame, ou vous me feriez croire que vous avez l’habitude du meurtre !
Jean sans Peur, par un suprême effort, parvint à se rendre maître de soi, et, d’une voix calme en apparence :
– Excusez ce mouvement de colère, beau cousin. Ce n’est pas que je désapprouve le choix du roi. Mais je pensais avoir des droits. N’en parlons plus. Mais… soupçonnez-vous quelqu’un ? Avez-vous déjà… quelque indice… qui vous fasse découvrir le meurtrier ?…
Le comte d’Armagnac se rapprocha de Jean sans Peur, lui planta son regard droit dans les yeux, et, d’une voix sourde, répondit ce seul mot :
– Peut-être !…
Le duc de Bourgogne vacilla. Le comte d’Armagnac sortit d’un pas lent et se dirigea vers les appartements d’Odette de Champdivers où il trouva la duchesse d’Orléans pleurant dans les bras de la jeune fille.
– Madame, dit-il en s’inclinant, il est bon de pleurer les morts ; mais en cette affreuse occurrence, il y a deux choses auxquelles nous devons songer. La première, c’est la vengeance.
– Oui, dit le roi avec fermeté, il faut venger mon frère, quel que soit le criminel.
– Ce soin me regarde, sire, puisque vous me l’avez confié. Je passe donc à la deuxième de nos préoccupations. Il s’agit de la sécurité de la noble dame d’Orléans.
Valentine leva sur le comte d’Armagnac un regard noyé de toute la douleur d’une épouse fidèle et aimante – assez aimante pour avoir pardonné l’époux volage.
– Rien ne m’est plus, murmura-t-elle. Plus ne m’est rien. Ma vie importe peu. J’aspire à mourir, et bénirai la mort quand elle se présentera.
– Madame, reprit le comte d’Armagnac, votre vie nous est précieuse à tous, et vous n’avez pas le droit d’en disposer. Ni à l’hôtel d’Orléans, ni à l’Hôtel Saint-Pol, même sous la protection du roi, vous ne seriez en sûreté.
Le pauvre roi baissa la tête, saisit la main de Valentine, et murmura :
– Il a raison, ma sœur. Je ne puis me défendre moi-même. Comment vous défendrais-je ?
– La forteresse de Pierrefonds est solide, reprit Armagnac. Elle tiendrait contre une armée. Veuillez, madame, prendre ma main. Vous remonterez dans votre litière et serez escortée jusqu’à Pierrefonds par vos gentilshommes et par les miens. Sous trois jours, je vous y rejoindrai.
Odette se jeta dans les bras de celle qu’elle appelait encore sa marraine. Puis le roi, à son tour, embrassa la duchesse d’Orléans, et, comme elle s’éloignait, donnant la main au comte d’Armagnac, Charles VI cria :
– Dieu vous garde !
Il y avait dans un coin de la pièce où se passait cette scène, un homme qui assistait, immobile et silencieux, à tous ces tristes épanchements de famille. Lorsque Valentine se fut éloignée, ce spectateur fit un mouvement, et grogna entre les dents :
– Par la jupe de Juno ! est-ce que je vais me mettre à pleurer, tel un veau, si toutefois les veaux ont coutume de pleurer ?
Et Jacquemin Gringonneur ouvrit ses longues jambes, et en deux pas se trouva porté près du roi.
– Sire, dit-il, Dieu vous garde ! C’est bien. Mais si vous voulez m’en croire, étudiez les cartes de votre adversaire, abattez la bonne, et gardez-vous vous-même !
– Tais-toi, païen, fit Charles VI.
– Eh ! sire, les païens avaient du bon. Ils jouaient de la dague, à l’occasion. Faites comme eux, sire, au risque de passer pour païen… Adieu, sire, je vais travailler pour vous. Car si vous pleurez aujourd’hui, demain vous voudrez tâter encore de mes cartes.
Gringonneur inclina sa longue et maigre échine et donna une caresse à Major qui se frottait à ses jambes, en sorte qu’il fut impossible de savoir s’il était incliné pour le chien ou pour le roi. Le chien l’escorta gravement jusqu’à la porte.
Gringonneur, familier du roi Charles VI, connaissait les tours et détours du palais. Il se mit à longer un couloir obscur qui contournait les appartements d’Odette de Champdivers.
C’était un être bizarre que ce Gringonneur. Hardi et poltron tout à la fois, avare à ses heures, prodigue dès qu’il avait franchi la porte d’un cabaret, bohème, rapin, avec des instincts d’art, toute sa pensée demeurait à l’état d’instinct.
Il avait trouvé sa voie : peintre de cartes – le jeu de cartes faisait fureur malgré les amendes et les vociférations du prévôt. Il s’en acquittait avec un sens de noblesse caricaturale par quoi il donnait satisfaction à sa verve.
À la cour, il était un peu plus que le chien Major, un peu moins que le bouffon du roi. Il avait une réelle affection pour Charles. Quant à Odette, il s’était pris pour elle d’une sorte d’amour très platonique et très admiratif qu’il traduisait en reproduisant aussi exactement que possible les traits de la jeune fille sur ses cartes. Odette devint ainsi, sans s’en douter, Sémiramis, Phryné, Minerve, Déjanire, Clytemnestre, Hécube, et symbolisa tour à tour toutes les héroïnes ou déesses de la Hellade.
Le couloir dans lequel venait de pénétrer Gringonneur, disons-nous, était fort obscur. Parvenu à l’antichambre, Gringonneur, au moment de soulever la tapisserie, s’arrêta court.
Il venait d’entendre ces mots prononcés à demi-voix :
– Ce soir, minuit. Et quant au vieux…
Gringonneur souleva la tapisserie, juste assez pour glisser un coup d’œil dans l’antichambre. Et ce qu’il vit le fit frémir. Cinq hommes étaient là : Jean sans Peur et ses quatre molosses. Le duc, par gestes ou par paroles inintelligibles, donnait ses ordres…
Gringonneur, à part le peu de mots que nous avons dits, n’entendit rien. Mais il paraît que les gestes étaient assez expressifs et que la mimique de Jean sans Peur valait à elle seule le plus clair des discours. Toujours est-il que le peintre de cartes, recula, fort pâle, et nous sommes forcé d’avouer que sa première pensée fut celle-ci :
– Je suis mort si ces bougres-là savent que je les ai vus ! Ils complotent, c’est sûr. Contre qui ? Contre le roi ? Heu, c’est bien possible. Le vieux qu’on va tuer, c’est… oui ! Mais… alors… ah ! la pauvre petite reine !
Parvenu à ce point de son raisonnement, Gringonneur fut saisi d’une douleur sincère et violente. Bravement, il se dit que le moment de se sacrifier était venu. Il prit la résolution d’embrocher Courteheuse, Guines, Scas, Ocquetonville et Jean sans Peur par-dessus le marché. Et il tira son immense rapière.
Il la tira d’autant plus crânement, il s’avança vers l’antichambre avec d’autant plus d’intrépidité qu’il avait parfaitement entendu les Bourguignons se retirer depuis cinq minutes. Il s’en assura en soulevant la tapisserie, puis entra donc dans l’antichambre, battit un appel du pied, et constatant qu’il n’y avait personne :
– Ils ont fui, dit-il.
Et, tranquillement, il rengaina sa colichemarde. Puis il s’élança hors de l’Hôtel Saint-Pol en se disant qu’il fallait réfléchir sérieusement à cette aventure et décider s’il fallait prévenir le roi, décider surtout de prévenir tout en ne s’exposant lui-même à aucune représaille.
Or il n’y avait pour Gringonneur qu’un moyen sérieux de réfléchir : c’était de boire.
Et c’est pourquoi, ce jour-là, vers le soir, Jacquemin Gringonneur accoté dans un coin de salle de la Truie pendue avait la langue pâteuse, les yeux troubles, et riait d’un rire épais : il en était à sa sixième réflexion, c’est-à-dire à son sixième flacon de ce fameux vin qu’il prétendait réservé pour le roi.