XXV

Au moment où Bruscaille, Bragaille et Brancaillon emportaient le sac qui servait de linceul au chevalier de Passavant, et comme ils allaient franchir la poterne, une voix, derrière eux, leur cria d’arrêter. S’étant retournés, ils virent le capitaine des gardes de l’hôtel de Bourgogne, à qui Jean sans Peur, en remontant, avait dit quelques mots. Le capitaine fit déposer le sac dans une salle creusée dans l’épaisseur du mur et qui servait de corps de garde. Il y avait là une dizaine d’archers réunis autour d’un broc posé sur une table.

– Vous assurer ! s’écria Bruscaille. Et de quoi donc ?

– M’assurer que l’homme qui est dans ce sac est mort, dit le capitaine. C’est l’ordre.

– Monseigneur se méfie de nous ? fit Bragaille.

– Puisqu’on vous dit qu’il est mort ! grogna Brancaillon.

– C’est ce dont je dois m’assurer. Allons, ouvrez ce sac ! Eh ! mort du diable, croyez-vous que le gaillard sera fâché de mettre une dernière fois le nez à la fenêtre du monde ?

Le digne capitaine se mit à rire. Bruscaille et Bragaille échangèrent un regard désespéré. Brancaillon suait à grosses gouttes. Tous trois se disaient : Il est perdu !

– C’est à dégoûter d’être d’honnêtes gens, dit Bruscaille.

– Que voulez-vous dire, pendard ? grogna le capitaine dont les soupçons allaient « crescendo ».

– Je veux dire que monseigneur nous insulte. Je n’ouvrirai pas ce sac, non.

– Ni moi, dit Bragaille en se signant. Ce serait sacrilège.

– Ni moi, dit Brancaillon. D’abord la vue des morts me donne soif.

Le capitaine haussa les épaules. Il tira sa dague, se pencha, et trancha le nœud. Les trois estafiers, livides, fermèrent les yeux. Bruscaille soupira. Bragaille jura. Brancaillon pleura. Et frémissants, tout raides, ils attendirent le cri de fureur du capitaine, et le cri de détresse de Passavant.

– Allons, c’est bien, dit tranquillement le capitaine. Refermez et emportez : il est bien mort.

Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, stupides d’horreur, ouvrirent les yeux. Ils demeurèrent bouche béante, cheveux hérissés : le chevalier de Passavant était mort.

Son visage de cire, ses traits raidis, son regard révulsé, la rigidité du corps… oui, c’était un cadavre qu’ils avaient sous les yeux. La même pensée terrible leur vint : ils avaient étouffé leur sauveur ! Ils se mirent à trembler.

Ils soulevèrent le cadavre et l’emportèrent. Par les obscures ruelles qui enlaçaient l’hôtel de Bourgogne, ils se dirigèrent vers la Seine.

De temps à autre, ils s’arrêtaient, sous prétexte de fatigue. Alors ils déposaient délicatement le corps sur la chaussée, s’accroupissaient, demeuraient silencieux quelques minutes, puis l’un ou l’autre disait :

– Allons… Il est bien mort…

Ils atteignirent les bords de la Seine au-dessous du Louvre, presque en face la tour de Nesle, – en face de cette grève où Bois-Redon avait autrefois ramassé l’enfant mort pour le porter à Saïtano.

– Que devons-nous faire ? demanda Bruscaille.

– Puisqu’il est mort… fit Brancaillon.

– Oui, dit Bragaille. La Seine est une tombe comme une autre. Le pauvre bougre n’aura rien à nous reprocher. Nous allons chacun réciter trois pater. Et ça lui en fera neuf. Et puis…

C’était cet « et puis » qui les épouvantait. Ils frissonnaient à l’idée d’attacher une pierre au cou de ce corps, une autre à ses pieds, et de le jeter au fleuve.

Ils ne l’avaient que peu vu. Mais il y avait des années qu’ils pensaient à lui. Leur cœur était plein de lui. Que de fois ils avaient ardemment souhaité le voir et lui offrir leur vie !…

Ils l’avaient vu. Et c’était eux qui devaient le porter dans une barque jusqu’au milieu de la Seine, et là, le faire glisser dans l’eau. La sinistre ironie de l’aventure les hébétait. Une heure, des heures peut-être, ils rôdèrent sur la grève, Brancaillon cherchait des pavés et il ne les trouvait jamais assez lourds.

– Il ne faut pas que le pauvre bougre ait rien à nous reprocher, répétait-il après Bragaille.

Il fallut pourtant se décider. Les deux pavés durent se trouver. On les disposa l’un près de la tête, l’autre près des pieds : il n’y avait plus qu’à les attacher.

Alors Bragaille se mit à genoux. Les deux autres l’imitèrent. Ils étaient tous trois agenouillés dans le sable de la grève, sur une seule ligne, et devant eux, le corps tout raide. Les trois sacripants, naïvement, récitaient leur « Pater » avec de bizarres interversions de phrases, et des jurons de farouche désespoir.

Brancaillon disait : « Que votre règne arrive, par tous les pieds fourchus de l’Enfer !… » Les neuf « pater » ainsi commentés et allongés, si longs qu’ils fussent, trouvèrent leur fin, comme toute chose en ce monde.

Brancaillon, après un dernier juron, approcha, un pavé de la tête et prépara la corde. Bruscaille, avec un soupir, ligotait déjà les pieds.

Bragaille, pour faire bonne mesure, ajoutait un « ave » aux neuf « pater ».

À ce moment, le mort éternua.

Les trois vivants bondirent ; leur premier mouvement fut celui d’une fuite rapide et désordonnée, car c’est chose terrifiante, en y songeant, un mort qui éternue.

Au bout de vingt pas, ils s’arrêtèrent, se retournèrent, se prirent par la main comme pour se rendre plus forts contre toute nouvelle tentative d’éternuement d’outre-tombe, et, le cou tendu, les yeux hors de la tête, les mâchoires claquantes, ils regardèrent du côté où était la chose. Mais il y avait entre eux et le mort un mur de ténèbres.

De tout leur être tendu, ils écoutèrent…

Et soudain, il y eut une fuite plus rapide, plus désordonnée : Ils venaient d’entendre le bruit de l’étoffe qu’on déchire : le mort éventrait son linceul.

À cinquante pas plus loin, nouvel arrêt, et Brancaillon grelotta :

– Je ne comprends pas…

– Eh bien, c’est la même chose que dans le logis de la Cité. Le chevalier de Passavant est un mort qui ne meurt pas. Voilà.

Dame, lecteur, quelle explication meilleure eussiez-vous trouvée à la place de Bruscaille ? Toujours est-il que, sans le vouloir ni le savoir, il avait dit vrai : c’était le même phénomène. Ce sensitif exceptionnel qu’était le chevalier avait subi le contre-choc des émotions de la nuit. Et maintenant, il sortait de la mort.

Le sac ouvert par un coup de poignard, il se releva, éprouva quelques minutes de vertige, se raffermit sur ses jambes, et, regardant autour de lui, il se vit sur le bord de la Seine. Comme il avait l’esprit plus alerte que Brancaillon et même que Bruscaille, il comprit.

– Je viens de l’échapper belle ! murmura-t-il en frissonnant.

Pendant ce temps, Brancaillon et Bragaille s’incrustaient dans la tête l’étrange explication de Bruscaille : un mort qui ne meurt pas ! Le résultat de leurs pensées fut que Passavant était plus fort que la mort. Leur admiration devint frénétique.

À peu près rassurés, d’ailleurs, ils s’avancèrent tous les trois et virent Passavant debout, vivant, bien vivant. Il paraît qu’il n’avait pas le temps de s’étonner ou de demander ce qui s’était passé.

– Adieu, mes braves, dit-il, dès qu’il les eût reconnus. Nous nous reverrons.

Ils s’étaient inclinés en s’approchant. Quand ils se redressèrent, ils ne le virent plus. Ils rentrèrent donc tout ébaubis à l’hôtel de Bourgogne, et, conduits aussitôt devant Jean sans Peur :

– Monseigneur, dit Bruscaille, porte-parole attitré, votre capitaine a vu qu’IL était mort, n’est-ce pas, il l’a vu ?

– Oui. Et je tiens ce que j’ai promis. Le sac d’or est là.

– Donc, IL est mort… bien mort. Nous l’avons donc porté à la Seine, monseigneur. J’ai attaché la pierre des pieds, et la preuve, c’est qu’elle était lourde. Brancaillon a attaché la pierre de la tête.

– En sorte que l’homme est maintenant au fond du fleuve ? dit le duc d’une voix sombre.

– Au fond de la Seine, oui, mort, et bien mort. Si jamais il en revient…

– On ne revient pas de là où vous l’avez mis, trancha le duc. Prenez et allez-vous-en.

Chacun à son tour plongea sa main dans le sac éventré et la retira pleine d’or.

Passavant courait vers la rue Barbette, c’est-à-dire vers ce point de la ville où on devait meurtrir le duc d’Orléans. Ce ne fut pas sans se gratifier d’une libérale distribution d’invectives, pour s’être si malencontreusement évanoui dans son sac. Il se trompait d’ailleurs : ce n’est pas à un évanouissement qu’il devait de s’être attardé en la société de Bruscaille et Cie.

– Ce seigneur m’a sauvé la vie, grognait-il. Et moi, au moment où je puis m’acquitter d’une telle dette, je m’affaiblis, je m’endors… ah ! triple bélître, va ! Trop tard ! maintenant, j’arriverai trop tard !

Trop tard il arriva. Et lorsque son pied heurta le page, il comprit que tout était fini. Alors une fureur froide s’empara de lui. Il se maudit. Mais il maudit aussi les meurtriers, et, en premier, le duc de Bourgogne.

Agenouillé près du page blessé dont il soutenait la tête, il écouta, les dents serrées, le récit qui lui fut fait de la bagarre. Il comprit le plan du guet-apens : les estafiers, en masse, paralysant les pages ou les mettant en fuite, tandis que les assassins attaquaient le duc d’Orléans. Quels étaient ces assassins ?

– Je les ai reconnus tous les quatre, dit le page.

– Eh bien, nommez-les, si vous voulez que le malheureux prince soit vengé.

– D’abord, le sire d’Ocquetonville…

– Et puis ?

– Guillaume de Scas, le seigneur de Guines…

– Et puis Courteheuse, n’est-ce pas ? dit le chevalier.

– Oui, oui !… Ah ! vous les connaissez donc ?

– Je les connais. N’en parlons plus. Pensons à vous. Je vais vous transporter chez moi, je vous ferai soigner…

Passavant essaya de soulever le pauvre page. Mais celui-ci poussa un cri de souffrance.

– Attendons un peu, dit le chevalier. Prenez courage.

– Inutile, râla le blessé. Je suis atteint à fond. Je vais mourir. Mais vous, jurez-moi…

Passavant devina ce que le page voulait lui faire jurer mais le jeune homme n’eut pas le temps d’achever. Il expira dans une secousse.

Le chevalier s’assura que le page était mort. Puis il se releva. À tâtons, dans les ténèbres, il chercha alors le corps du duc d’Orléans, et, l’ayant trouvé, l’adossa au mur d’une maison, ainsi que les deux autres cadavres. Et il s’en alla.

Il vacillait. Il avait l’âme pleine d’horreur. N’eût-il eu pour le duc d’Orléans aucun motif de gratitude, que le guet-apens du duc de Bourgogne eût soulevé son cœur. Mais, de plus, le duc l’avait sauvé. Il se rendait compte maintenant que l’intervention de Louis d’Orléans dans l’algarade du Val-d’Amour n’avait pas été sans générosité, car cette intervention pouvait lui attirer la haine de Jean sans Peur.

À cette pensée, le chevalier s’arrêta et se frappa le front.

– Et qui sait, frémit-il, si Ocquetonville et ses acolytes n’ont pas raconté cette scène à leur maître ? Qui sait si l’insulte faite à ses quatre séides n’a pas précipité les résolutions de Jean de Bourgogne ? Je serais donc cause de l’assassinat de ce digne seigneur ?…

Il en pleurait de rage.

Machinalement, il s’était dirigé vers « la Truie Pendue », tantôt marchant à pas précipités, tantôt s’arrêtant court. Il se trouvait dans la rue Saint-Martin, à cent pas de l’auberge, et il n’y songeait guère.

Tout à coup, il se heurta à un groupe d’hommes qui menaient tapage, sans qu’il les eût entendus, absorbé qu’il était. Ces gens qu’il heurtait jurèrent tous les diables et le bousculèrent.

– Au diable l’ivrogne ! cria l’un des inconnus.

Passavant demeura pétrifié. Passavant se mordit la langue pour ne pas répondre…

– La peste soit du truand ! grommela un autre.

– Ce damné bélître nous laissera-t-il passer ?

– T’écartes-tu, ruffian d’enfer !

Et Passavant se tut ! Passavant se laissa bousculer ! Passavant se glissa le long des murs…

– L’ennemi est en fuite, dirent les quatre en éclatant de rire.

Ocquetonville, Courteheuse, Guines et Scas poursuivirent leur chemin en se donnant le bras. Ils sortaient du cabaret de Thibaud Le Poingre et avaient tout simplement noyé dans le vin ce qu’il pouvait y avoir en eux de remords, ou de terreur.

Les meurtriers n’étaient pas sans inquiétude. Il se fût agi de quelque bourgeois assommé et dépouillé au clair de lune qu’ils n’y eussent déjà plus songé. La victime eût été un seigneur même d’importance qu’ils se fussent dit : « Après tout, qu’on vienne demander des comptes à Jean sans Peur, et il répondra pour nous… » Mais celui qu’ils venaient de tuer s’appelait Louis Ierd’Orléans. C’était un fils de roi. C’était le frère de Charles sixième. Que le nom des meurtriers fût découvert et il y allait de la hache – même pour Jean sans Peur.

C’était là du remords, – du bon.

Le vin de Thibaud avait mis bon ordre à ce remords, ce qui prouve la supériorité du bon vin sur les sentiments importuns.

Arrivés devant la grand’porte de l’hôtel, ils jetèrent les hauts cris pour qu’on leur ouvrit.

Derrière eux, du fond des ténèbres, jaillit une voix qui les fit se retourner hagards et frissonnants. La voix criait :

– Ocquetonville !… Ocquetonville !…

– Entendez-vous ? fit Ocquetonville en claquant des dents.

– C’est « sa voix ! » grelotta Guines.

– La voix du mort ! râla Courteheuse.

– Réponds ! Mais réponds donc ! gronda Scas.

– Ocquetonville ! Ocquetonville ! répéta la voix, jaillie des abîmes de la nuit.

– Me voici ! dit Ocquetonville. Que veux-tu ?…

Il chancelait. Il était mourant de terreur.

– Ocquetonville, cria la voix, tu mourras de ma main. Scas ! Es-tu là ?…

– J’y suis ! dit Scas dont les cheveux se hérissèrent.

– Scas ! cria la voix, tu mourras de ma main. Guines, es-tu là ?…

– J’y suis ! bégaya Guinesqui pantelait d’horreur.

– Guines ! cria la voix, tu mourras de ma main… Courteheuse, es-tu là ?…

– J’y suis ! dit Courteheuse hébété d’épouvante.

– Courteheuse ! cria la voix, tu mourras de ma main.

La voix se tut. Ils écoutaient encore… Ils écoutaient le mystère. Ils tâchaient de voir au loin. Ils voyaient l’épouvante. Soudain ils furent enveloppés de lumière. La porte de l’hôtel s’était ouverte et des gardes s’avançaient avec des torches. Alors les quatre s’étant regardés les uns les autres virent qu’ils avaient tous l’épée à la main. Ils avaient dégainé sans s’en apercevoir, ils se ruèrent dans la cour en criant :

– Fermez ! Verrouillez ! Tendez les chaînes !…

On ferma. On verrouilla. On tendit les chaînes. Mais l’épouvante et le mystère étaient entrés avec eux. Sans songer à rengainer, – livides, suants, ils escaladèrent l’escalier, et soudain, se virent dans la salle des armes devant Jean sans Peur.

– Eh bien ? Eh bien ? haleta le duc de Bourgogne.

– Monseigneur, cria Scas, l’homme avec qui nous nous sommes ici battus est-il mort ?

– Damnation ! gronda Jean sans Peur. Ils sont ivres ! Est-ce fait ? Parlez !

– Monseigneur, râla Guines, qu’a-t-on fait de l’homme que nous avons poussé à l’escalier de pierre ?

– Sur le tonnerre du ciel ! rugit Jean sans Peur, si vous ne répondez à ma question, je vous fais pendre !

– Grâce, monseigneur ! dit Ocquetonville qui s’abattit à genoux. Mais nous aimons mieux mourir que d’ignorer une minute de plus où est le sire de Passavant !

Jean sans Peur comprit que quelque chose d’inexprimablement terrible s’était passé, qu’il était menacé lui aussi, et ce fut une effrayante interversion d’inquiétudes ; en lui l’affaire du guet-apens passa au second plan. Avec une joie farouche, il se félicita d’avoir envoyé son capitaine s’assurer que Passavant était mort, bien mort ! Et en même temps, il se sentit une sorte de défiance contre la destinée au moment où il demanda :

– Pourquoi ces questions ?…

Ils ne répondirent pas.

D’une voix de tonnerre qui mit l’hôtel en révolution, le duc appela son capitaine. Celui-ci accourut tout effaré. Le duc, la gorge sèche, lui ordonna :

– Dites, répétez-moi ce que vous avez vu en bas.

– Monseigneur, j’ai fait ouvrir le sac. Et j’ai vu l’homme. Il était déjà raide. Le cœur ne battait plus. Alors j’ai fait refermer le sac qui a été emporté.

– Envoyez-moi les porteurs, commanda le duc. Quelques instants après, Bruscaille, Bragaille et Brancaillon faisaient leur entrée, s’avançaient en ligne, saluaient d’un même mouvement automatique. Le duc ordonna :

– Dites, répétez-moi ce que vous avez fait du cadavre.

– Monseigneur se moque de nous, dit Bragaille.

– Faut-il aller le repêcher ? demanda Bruscaille.

– Pourquoi faire ? fit Brancaillon.

Le duc se rassurait. Bruscaille, sans se tromper d’un mot, recommença l’histoire des deux pavés attachés l’un à la tête, l’autre aux pieds, et du petit voyage en barque jusqu’au milieu du fleuve, promenade sentimentale qui s’était terminée par le plongeon du sire de Passavant dans les flots.

– Dans l’éternité, ajouta religieusement Bragaille.

– C’est bon. Allez-vous-en, dit Jean sans Peur.

Ils firent demi-tour avec cet ensemble de mouvements qui les distinguait, et se retirèrent sans demander leur reste. Ils étaient un peu pâles et flairaient vaguement que l’affaire du cadavre pourrait bien se terminer avec une banalité contre laquelle d’avance ils protestaient : par exemple, trois cadavres au bout de trois cordes.

– Vous voyez, dit alors Jean sans Peur, l’homme est mort, bien mort.

Scas, Guines, Ocquetonville et Courteheuse se regardèrent.

– Il est bien mort ! se dirent-ils atterrés.

Atterrés de ce qu’il fût mort… Un instant, ils avaient « espéré » que Passavant était vivant. Et alors, leur bonne dague au poing, ils ne craignaient plus rien. Mort, c’était autre chose. La voix qui les avait menacés venait du mystère. On ne lutte pas contre le mystère. On le subit.

– Nous sommes perdus ! se dirent-ils du regard.

Tant bien que mal, se complétant l’un par l’autre, ils entreprirent le récit de l’affaire de la rue Barbette.

Jean sans Peur écouta en frémissant. Lorsque Ocquetonville lui affirma qu’il avait vu jaillir la cervelle sous le coup de hache, le duc de Bourgogne eut un long soupir. Sa vieille haine s’apaisa. Il éprouva quelques minutes la profonde allégresse d’une délivrance. Et presque aussitôt, il mesura d’un sombre coup d’œil de pensée à quelles hauteurs le plaçait l’événement.

Il n’y avait plus que Berry à dévorer : une bouchée. Et il serait alors seul maître du royaume… roi, peut-être – sans doute ! qui pouvait l’empêcher de mettre sur sa tête la couronne du fou. Il se vit roi. Et près de lui, la reine…

– La reine ? Quelle reine ?…

Sa femme, Marguerite de Hainaut ?

Non, ah ! non. Ce n’était pas une reine pour lui. La haine éteinte dans le sang, l’ambition satisfaite par le vol, il lui fallait l’amour.

Qui, alors ? Isabeau ?…

Non, ah ! non. Isabeau, quand il se trouvait près d’elle, l’affolait, oui. La passion le brûlait alors. Mais Isabeau n’était pas une reine pour lui ; tout au plus une courtisane magnifique.

La reine, ce serait la jeune fille qui d’un geste de sa main fine apaisait les déments comme Charles et les furieux comme Jean sans Peur, la vierge dont le regard contenait toute la pureté des aurores. Il lui fallait cela.

La reine, ce serait Odette de Champdivers !…

Jean sans Peur leva les yeux sur les quatre assassins.

– Allez vous reposer, dit-il. Allez et rassurez-vous. Vous étiez mes serviteurs fidèles. Vous êtes maintenant mes amis. Nous sommes complices. Je vous fais complices de ma fortune. Si haut que je monte, vous monterez avec moi. Ce que je veux, vous l’avez deviné dès longtemps. Je veux la couronne. Vous avez taillé ce soir la première marche de l’escalier qui me conduira au trône. Je serai roi. Je suis roi. Ocquetonville, je te fais mon premier ministre. Scas, tu es mon grand veneur. Guines, je te nomme mon grand chambellan. Courteheuse, tu es capitaine général du Louvre, où se tiendra ma cour.

Ils s’inclinèrent très bas, pleins de respect et de confiance. Quand ils eurent disparu, Jean sans Peur appela son capitaine, et lui demanda :

– L’homme est-il venu ?

– Il est ici, monseigneur.

– A-t-il fait des difficultés ?

– Aucune. Il a paru au contraire fort empressé à se rendre au désir de monseigneur.

Le duc de Bourgogne se dirigea vers la tenture du fond, et, par là, pénétra dans l’intérieur des appartements. Il était à ce moment près de deux heures. Le duc arriva à un petit salon. Avant d’entrer, il s’assura qu’il portait sa chemise en mailles d’acier, et qu’il était armé d’une forte dague.

Dans la pièce attendait un homme qu’il avait vu, autrefois, il y avait bien longtemps de cela, pendant quelques minutes seulement. Il ne le reconnut pas.

Jean sans Peur ne savait pas que ces quelques minutes effacées de son souvenir étaient les conductrices de sa vie ; qu’à cause de ces minutes, il avait deux fois déjà perdu l’occasion de la suprême fortune ; que, grâce à ces minutes, jadis, à Dijon, sa femme Marguerite de Hainaut s’était dressée devant lui ; que bien plus tard, tout récemment, alors que le coup de main avait admirablement réussi, alors qu’il était maître de l’Hôtel Saint-Pol, Odette de Champdivers avait, à cause de ces minutes, détourné sa main prête à saisir la couronne. Non, le duc de Bourgogne ne savait pas cela. Les minutes et l’homme s’étaient abolis, dans son souvenir.

L’homme était tout en hauteur et en maigreur, avec des mouvements onduleux et souples de reptile, et un masque de tranquillité tragique, de sérénité sardonique. S’il est possible à un être humain de figurer le prince des ténèbres, cet homme-là était Satan.

– Comment vous appelez-vous ? demanda rudement Jean sans Peur.

– Vous savez que je me nomme Saïtano et vous me demandez mon nom : c’est un mensonge. Vous avez besoin de moi. Ne nous fâchons pas. Quant à moi, monseigneur, je suis tout à vos ordres. Il y a douze ans que j’attends l’occasion de mettre à votre service ma pauvre science.

– Douze ans ? interrogea le duc étonné.

– Exactement douze ans, cinq mois et neuf jours. J’attends depuis la nuit du 12 juin de l’an 1395… Vous voyez.

Jean sans Peur fouilla sa mémoire, et il y vit fulgurer cette date que Saïtano lui jetait audacieusement : c’était la nuit du faux mariage, de l’assassinat de Laurence d’Ambrun, mère de sa fille Roselys…

Jean sans Peur frissonna. Mais le reste se perdit dans les brumes. La scène du logis Passavant émergeait seule. La visite de Saïtano venant lui livrer le petit Hardy était un maigre événement disparu.

Il haussa les épaules, et avec un dédain opaque du féodal pour le savant, pour l’homme de peu, de rien :

– On m’a assuré que vous vous mêlez de sorcellerie. Est-ce vrai ?

– Puisque vous m’avez mandé et que je suis venu, c’est que c’est vrai, monseigneur.

Le duc considérait l’homme, toujours avec dédain.

– Qu’avez-vous là, sur la joue droite ?

– Sur la joue ! fit Saïtano en riant d’un rire sec.

– Ne riez pas ! gronda le duc. Et dites-moi ce que c’est.

– Qu’est-ce donc, seigneur duc ? Que voyez-vous ? Ne pas rire ! Diable… c’est difficile !

– Ris à ton aise, et explique-toi, dit Jean sans Peur en reculant de deux pas. Tu portes à la joue une… deux… cinq cicatrices pâles. Par Notre-Dame, on dirait la trace d’une main !

Saïtano riait, comme d’autres grincent et pleurent. Il se courba.

– Une trace de main, dit le sorcier, c’est bien cela. Mais pourquoi dites-vous pâle ?

– Rose… est-ce un signe ?

– Un signe, oui. Mais pourquoi rose ?

Saïtano se redressa, et Jean sans Peur recula de deux pas encore : la cicatrice en forme de main avec les cinq doigts vaguement indiqués était maintenant d’un rouge vif, et il semblait que le sang allait en jaillir…

– C’est un signe de l’enfer ?…

– Vous l’avez dit, répondit Saïtano en cessant de rire. C’est le signe que je porte l’enfer en mon cœur. Mais j’espère qu’un jour je pourrai l’effacer.

– Soit. Réponds maintenant… Tu es sorcier ? Tu fais de l’or ?

– Ah ! s’écria Saïtano, j’espère que vous allez me demander mieux ! De l’or ? Je n’en fais pas. Je n’en fais plus. Si vous voulez de l’or, adressez-vous à maître Nicolas Flamel, dans la rue aux Écrivains, près de Saint-Jacques de la Boucherie. Moi, je ne fais pas d’or. Je n’en fais plus. Dans la recherche du Grand Œuvre, je suis monté plus haut, si haut que l’or, symbole de richesse et de puissance, m’apparaît comme un misérable jouet d’enfant. Si l’or avait contenté mon insatiable soif de savoir, j’en eusse fait assez pour m’acheter une royauté. Car tout s’achète. Nicolas Flamel fait de l’or. Il obtient à grand’peine et grand’sueur quelques lingots qui lui permettent de vivre en bourgeois prospère. Son ambition s’arrête là. Pourtant, il en fait assez pour vous tirer d’embarras si vous avez donné votre signature aux juifs. Quant à moi, je n’ai pas le temps.

– Que fais-tu donc ? dit Jean sans Peur étonné.

– Vous l’avez dit, monseigneur, je me mêle de sorcellerie.

– Tu sais où cela peut te mener ?

– À la potence. Je sais. Mais je n’ai pas peur. Et puis trop de gens ont intérêt à me laisser vivre… la reine, par exemple, la reine qui vous a dit : « Si vous voulez faire un pacte avec le diable, faites venir Saïtano de la Cité ! »

– Tu sais cela ?

– Je pourrai vous dire que c’est de la sorcellerie, et vous me croiriez. J’aime mieux vous avouer que j’ai été avisé par l’illustre reine du désir que vous aviez à me voir.

– En effet, j’ai besoin de vous. Par celle que vous dites, je sais votre habileté. Mais pour le service que j’attends de vous, que me demandez-vous ? Si c’est de l’or…

Le rire aigre, méchant, pervers, éclata, fusa, retentit longuement. Saïtano n’en finissait plus de rire, et cela impressionna le duc peut-être plus que la main rouge qui maintenant passait à une couleur plus violente. Il continua :

– Aimes-tu mieux de la puissance ?

– Monseigneur, dit gravement Saïtano, si je veux, je ferai assez d’or pour acheter le trône que vous convoitez. Ne parlons pas de la puissance que vous pouvez me donner. Cela me ferait rire encore, et cela me fait mal, affreusement mal.

– Rire te fait mal ?…

– Oui : « à la main… »

– À la main ?

– Oui : à la main qui est là… là ! Sur ma joue ! Ne la voyez-vous pas qui va saigner parce que vous m’avez fait rire ?

Une goutte de sang parut sur la joue. Saïtano grogna quelque chose comme un juron, essuya le sang et dit :

– Je n’ai pas le droit de rire… Pas encore !

– Que veux-tu alors ?

– Rien, dit Saïtano.

– Tu ne veux rien ?

– Rien !

Jean sans Peur frémit. Saïtano, dès lors, lui apparut plus redoutable, doué de ces forces qu’on ne peut combattre, auxquelles il est inutile de résister quand elles vous happent au passage. Saïtano l’étudiait. Il le vit tout près de renoncer, et à son tour, il eut peur. Il tenta la diversion.

– Vous m’avez demandé ce que je fais, dit-il. Monseigneur, il faut que vous le sachiez. Car il est possible que je ne puisse, pas vous rendre le service que vous attendez de moi. Connaissant exactement mes moyens, vous pourrez juger de l’utilité que mon aide est capable de fournir.

– Oui, fit Jean sans Peur. J’aime mieux savoir en effet de quoi tu es capable.

La physionomie de Saïtano se transforma, s’humanisa. L’éclat de ses yeux devint insoutenable, mais cessa d’évoquer des pensées extra-humaines. Le pli sardonique de ses lèvres minces disparut.

– J’ai commencé par faire de l’or ; j’ai obtenu des diamants qui fulguraient au fond de mes creusets ; j’ai condensé des béryls qui me regardaient de leurs yeux glauques et méchants comme s’ils m’en eussent voulu de les avoir tirés du néant. C’est de la banale science à la portée des enfants. Ce que je fais maintenant est fabuleux, et quand j’y songe j’ai peur de mourir foudroyé par l’orgueil. Ce que je veux faire est sublime, car je serai alors l’égal de Dieu. J’y suis. J’y touche. Depuis une quinzaine d’années, je sens que je ne suis séparé de Dieu que par une ombre, un rien… C’est ce rien qui me reste à trouver, et tout sera dit, le Grand Œuvre sera achevé. Jugez de ma puissance… Je « fais » de l’intelligence et de la stupidité, à mon gré. Je « fais » de la mémoire. Je « fais » de l’orgueil. Je « fais » de l’amour. Je prends un cerveau, je l’illumine ou, je l’éteins, je le fais resplendir ou agoniser, je lui donne des pensées abjectes ou sublimes, je le transforme dix fois par jour si cela me plaît, je le façonne, j’y bâtis des rêves, je les démolis, j’y projette des images mortes ou vivantes, et je les efface… Je suis le maître d’une pensée qui n’est pas la mienne. Voilà ce que je fais !

Saïtano, debout, vibrant, son doigt maigre dressé, les cheveux en désordre et le front ruisselant, semblait évoquer et faire palpiter l’impossible.

– C’est cela que je fais. Et cela, entendez-vous bien, ce n’est que la route tortueuse qui me conduira à ce que je veux. Or je veux « faire de la vie !… » J’ai fouillé la mort. Je lui ai demandé son secret. Pendant des nuits de patience, pendant des années, j’ai, sur ma table de marbre, étudié la structure des cadavres, et je sais maintenant qu’il y a un balancier dans le corps. C’est le cœur. Toute la vie apparente est là, dans ce balancier. Toute la vie réelle est dans le doigt invisible qui pousse ce balancier. Le sang se meut. Son mouvement, c’est l’eau du fleuve faisant tourner la roue du moulin. Dans le cadavre, le sang est immobile et se putréfie. Le balancier est immobile. Si j’oblige le sang à se remettre en mouvement, le balancier fonctionnera, la roue du moulin continuera de tourner. Voilà les apparences. Quant à ce doigt invisible dont je parlais, il est là, derrière le crâne, sous le cerveau… un petit amas de matière, un rien, un tout : le siège de la vie. Là est la force. Là est le souffle. C’est ce petit tas de matière blanche que je veux pétrir. C’est à cela que je donnerai une force de résistance illimitée. Alors, le sang ne pourra plus s’immobiliser. Alors le balancier ne pourra plus s’arrêter. Alors la vie ne pourra plus se suspendre. Alors je serai éternel comme Dieu, et, ayant l’éternité devant moi pour déchiffrer le mystère de la nature, fatalement, l’heure viendra où je saurai tout, et où, sachant tout, je serai Dieu !…

Pendant que le sorcier emporté par le vol étincelant de son rêve parlait ou plutôt criait ces paroles, le duc de Bourgogne le regardait fixement. Il n’avait retenu qu’un mot, mais ce mot sonnait en lui à toute volée : « Je fais de l’amour ! » Pendant que Saïtano parlait, disons-nous, Jean sans Peur ne s’intéressait qu’à l’étrange phénomène qui s’accomplissait sur la maigre figure :

Peu à peu, la trace rouge, la main imprimée sur la joue, perdait sa couleur de sang vif, passait au rose, redevenait simple cicatrice pâlie par les ans, et enfin, elle disparut tout à fait.

Saïtano, haletant, s’arrêta de parler ; Jean sans Peur allongea un doigt frémissant et murmura :

– La main !…

– La main ? dit Saïtano étonné.

Il était bien loin des inquiétudes ordinaires de la vie. Pendant quelques minutes, il avait cessé d’être un homme. Il ne comprit pas d’abord la sourde exclamation terrifiée du duc de Bourgogne. Tout à coup, il se reprit à rire, et grinça :

– C’est pardieu vrai, monseigneur ! J’avais oublié la trace de la main, le signe d’enfer que je porte au visage… Et vous m’y faites songer. Il faut, ajouta-t-il avec une gravité sinistre, il faut que j’efface cette trace. Tant que je ne l’aurai pas effacée, ma force d’orgueil sera insuffisante pour me conduire au Grand Œuvre…

– Mais, balbutia Jean sans Peur, elle est… effacée ?

– Non. Cela vous paraît peut-être ainsi… Mais moi je la sens qui me brûle. Tenez, la voyez-vous qui reparaît ?…

– Oui, oui. Ceci est étrange, par Notre-Dame !

– Bien, bien, monseigneur. Ne pensez pas à la main. Laissez-moi y penser seul. Et maintenant que vous savez ce que je puis faire, dites-moi ce que vous désirez.

Jean sans Peur approuva d’un brusque signe de tête. Quelques instants, il médita sur ce qu’il allait demander au sorcier. Il voulait deux choses. La première : être roi. La seconde : être aimé d’Odette de Champdivers.

Sur la première question, il n’avait nul besoin du sorcier, mais il avait besoin d’Isabeau de Bavière. Et Isabeau voulait la mort de cette fille.

Sa passion pour Odette était-elle donc un obstacle à sa passion pour la puissance ? Devait-il donc choisir entre l’une ou l’autre, et, s’il voulait régner, se répéter ce qu’il avait dit : « Je m’arracherai le cœur, mais je serai roi !… »

Il y avait choc de deux désirs qui semblaient contraires. Un soupir gonfla la poitrine du duc de Bourgogne. Et ce fut avec un amer regret qu’il demanda :

– Vous vous vantez de « faire » de la mémoire… Pouvez-vous faire de l’oubli ?

– Pourquoi pas ? dit joyeusement Saïtano. L’un et l’autre s’équivalent. Donc, monseigneur veut « oublier » ? Quelque action qui pèse sur son souvenir et dérange son sommeil ? Quelque spectre d’homme ou de femme ? La première femme aimée, peut-être ? Morte maintenant, morte pour avoir bu quelque liqueur incolore ou s’être heurtée à quelque lame brillante ?

Jean sans Peur, livide, arrêta le sorcier d’un geste violent, et gronda :

– Tu sais trop de choses… N’irrite pas ma patience. Que Laurence d’Ambrun soit morte du poison ou d’un coup de dague, je n’y pense plus. Ceci est oublié.

– Précisez, alors, puisque vous ne voulez pas que je cherche !

– Je veux oublier une femme. Non une morte, mais une vivante. Elle est entrée dans mon cœur, dans ma pensée, dans mon rêve qui l’associe à toute ma vie.

– Et vous voulez la chasser de votre vie ?

– Oui, dit Jean sans Peur farouche. Le peux-tu ?… Peux-tu faire que cette fille n’existe plus pour moi ? Que sa mort et sa vie me soient également indifférentes ? Que je puisse la revoir sans trembler ? Que je puisse m’écarter d’elle sans souhaiter de la revoir l’instant d’après ?

– Je le puis ! dit Saïtano.

Jean sans Peur éprouva un coup au cœur. Il avait espéré que le sorcier se déclarerait impuissant. Ainsi, ce que l’homme cherche surtout quand il est mis en demeure de renoncer à une passion, c’est un bon prétexte qui lui permettra de ne pas renoncer.

Saïtano continua :

– Vous voulez oublier cette fille parce que vous êtes sûr qu’elle ne vous aimera jamais et que cette certitude vous cause une angoisse qui paralyse votre effort ?

– Oui, oui ! dit ardemment Jean sans Peur.

– Il faut préciser en employant les vocables nécessaires. Je dis donc que vous voulez oublier Odette de Champdivers parce qu’elle ne vous aime pas et que cela vous empêche de conquérir le trône.

Le duc de Bourgogne bondit.

Si le sorcier avait hésité dans cette seconde, il tombait mort. Jean sans Peur tira sa dague, et, hagard, l’œil en feu, s’avança sur Saïtano. Celui-ci poursuivit d’une voix ferme :

– Mais pour conquérir le titre de roi, il n’est nul besoin d’oublier Odette de Champdivers. Il suffit de l’obliger à vous aimer.

L’arme tomba des mains du duc.

– Oh ! si cela était !…

– Vous avez entendu que je fais de la mémoire… Et vous n’avez pas entendu que je fais de l’amour ? Ah ! monseigneur, vous passez pour un rude seigneur, mais je vous vois bien faible… Où est votre force ? Je la cherche !

Jean sans Peur se laissa tomber dans un fauteuil.

– J’ai dit que je voulais l’oublier. J’étais insensé. J’aime mieux ne jamais être le puissant roi de mes rêves d’autorité. J’aime mieux ne plus être le duc de Bourgogne que l’Europe redoute. Bourgeois, manant, pauvre, humilié, tout ! pourvu que j’aie le droit de l’aimer… pourvu que je puisse espérer qu’un jour elle sera mienne…

Saïtano rougit au fond de lui-même :

– Enfin ! Enfin ! Je te tiens ! Tu es à moi ! Tu es où je te voulais ! Enfin, tu aimes ta fille ! Enfin je vais couronner ta carrière ! Meurtrier, adultère, traître à ton amante, traître à ton épouse, traître à ton roi, il te manquait l’inceste pour être digne de l’admiration des hommes… Aime !… Souffre !… Pleure !… Espère !… L’heure approche où tu n’aurais plus de larmes pour assez pleurer, car c’est celle que tu aimes qui va me venger, car c’est ta propre fille qui va broyer ton cœur !

Il s’approcha de Jean sans Peur et lui mit la main sur l’épaule.

– Eh ! seigneur duc, si vous aimez cette fille, prenez-la. Faites-en la reine d’amour et de beauté devant qui vous obligerez les peuples à se prosterner. Il faudra, par tous les saints, il faudra bien qu’on l’adore, puisque vous l’aimez. Elle vous aimera si vous êtes fort. Et je suis là, moi, pour faire qu’elle vous aime. Mais, même si elle résiste à l’honneur d’être aimée de Jean de Bourgogne, que diable, faut-il tant de façons pour vous emparer d’une petite fille sans défense ? Je me charge d’endormir le cerbère, le vieux Champdivers. C’est encore la meilleure solution, voyez-vous. Un seigneur tel que vous est un maître. Affirmez que vous êtes le maître, par des actes, non par des paroles. Quand on porte votre nom, quand on a votre richesse et votre puissance, que peut peser le cœur d’une jeune fille ? Que peut être son désespoir même ? Qu’elle crie, qu’elle pleure ? Elle finira par se soumettre. Que voulez-vous ? Quelque philtre d’amour qui l’adoucisse ? C’est cela que vous espériez ? Je veux bien, moi. Mais ce n’est pas digne de Jean sans Peur. Le philtre, monseigneur, c’est le courage qu’en ce moment je verse dans votre faible cœur. Montrez les griffes. Soyez le plus fort. Appesantissez votre poigne sur l’épaule de cette fille et dites : Tu es à moi ! Elle criera, c’est sûr. Mais elle vous admirera. L’admiration, dans le cœur des femmes, c’est la porte toute grande ouverte à l’amour. Huit jours elle vous détestera de votre violence… Alors, continuez à lui parler en maître et prenez la cravache. Bientôt, elle jugera votre force. Conquise, vaincue par la violence, elle sera à vous pour toujours. Elle sera la reine que vous souhaitez. Un philtre ? Bon pour quelque pauvre seigneur sans importance… Vaincue par un philtre, elle vous méprisera quand l’effet du philtre se sera dissipé. Et le mépris, seigneur, c’est plus horrible, plus invincible que la haine. Au contraire, si vous ne la tenez que de votre force, elle s’abandonnera. Et puis, qui vous prouve qu’en secret elle ne vous aime pas déjà ? Je lui parlerai, moi. Je lui dirai qui vous êtes, qui vous serez. Le reste vous regarde. Dois-je donc vous apprendre que le droit, la justice, l’honnêteté ne sont que des mots vides de sens ? Vous le savez bien qu’il n’y a au monde qu’une force : la Force. Debout, monseigneur, debout pour la conquête d’Odette de Champdivers, voilà mon philtre !

Ces conseils étaient admirables en ceci qu’ils étaient exactement les conseils attendus par Jean sans Peur.

Alors, pourquoi avait-il fait venir le sorcier ? Pour demander des conseils ? Non : pour obtenir un philtre. Saïtano se transformait en confident, voilà tout. Son rôle s’amplifiait.

Vendeur d’un philtre, on l’eût renvoyé une fois la marchandise obtenue. Il venait de se rendre indispensable.

Autre aspect : la passion du duc de Bourgogne pour Odette de Champdivers était sincère et profonde. L’homme que ballotte un sentiment absolu fait des mouvements de noyé. Il s’accroche à ce qu’il peut. Il appelle ce qu’il peut. Il ne sait plus…

Jean sans Peur se releva et dit :

– Vous vous chargez de parler à cette jeune fille ?

– Oui, monseigneur. Je vous demande trois jours. Dans trois jours, si elle ne vous témoigne pas un sentiment nouveau qui vous étonnera, je consens à être livré par vous au prévôt qui m’enverra tout droit à Montfaucon.

– Tu t’avances, beaucoup, l’ami ? dit avidement le duc. Es-tu sûr ?

– Trois jours… C’est tout ce que je demande.

– Bien ! Le reste me regarde, entends-tu ? Même le vieux Champdivers… Seulement, si tu m’as trompé…

– Trois jours ! interrompit Saïtano avec un éclat de rire.

Ils ne se dirent plus rien. Le duc de Bourgogne conduit lui-même le sorcier jusqu’à cette porte basse par où le chevalier de Passavant avait quitté l’hôtel sur les épaules de Bragaille et de Brancaillon. Puis il remonta dans sa chambre à coucher. Au point du jour, il se jeta tout habillé sur son lit et s’endormit d’un lourd sommeil.

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