Le jour même où le comte de Nevers quitta Dijon, une autre scène se passait à Paris au logis Passavant.
C’était un matin. Laurence d’Ambrun souleva ses paupières alourdies. Des yeux, lentement, elle fit le tour de la chambre, et l’un après l’autre, elle reconnut les objets qui faisaient partie de son existence, et elle se dit : Je suis dans ma chambre… Alors le souvenir des habitudes journalières se leva en elle, confus et lointain ; ce n’étaient encore que des gestes reproduits par un miroir terni ; cela s’affirma bientôt, et elle se dit : Il faut que je m’habille pour aller à l’Hôtel Saint-Pol… Alors commença l’évocation plus profonde des sentiments qui composaient la vie de son âme ; ils sortirent des limbes, vaguant au hasard dans son esprit, puis s’agrégèrent comme des molécules de par la mystérieuse loi d’attraction, et, jetant un coup d’œil nonchalant sur le petit lit de Roselys placé vis-à-vis du sien, elle dit : Elle n’est pas éveillée encore, sans quoi la petite folle serait déjà ici à me piétiner, à me damner…
Elle se souleva pour apercevoir sa fille et retomba aussitôt ; un cri de souffrance aiguë lui échappa ; elle porta la main au point où s’était produite cette souffrance et constata qu’elle avait la poitrine enveloppée de bandages… Dans le même instant, la mémoire fit irruption, comme les eaux d’une écluse qu’on ouvre… Le coup de poignard, l’horrible scène, la coupe empoisonnée, toute la terrible vision s’érigea… Elle cria :
– Roselys ! Roselys !…
Une porte s’ouvrit. Un homme s’avança vivement jusqu’au lit, se pencha et murmura :
– Elle est revenue…
– Roselys ! Roselys ! appela Laurence affolée.
– Allons, tenez-vous en repos…
– Ma fille !… Ô Monsieur, par grâce, qu’en ont-ils fait ?… Oh ! vous êtes de leurs amis… Vous avez une figure qui fait peur, des yeux qui brûlent… Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ?
– Je suis, répondit l’homme, celui qui a fourni à la reine le flacon qui devait vous empoisonner…
Laurence eut un cri d’effroi et un geste d’instinctive défense :
– Je l’ai vu à votre figure de maudit que vous devez être l’un des démons de service d’Isabeau !
– La liqueur de mon flacon vous a-t-elle donc empoisonnée ?…
– Non… c’est vrai… balbutia Laurence. Vous ne voulez donc pas ma mort ?…
– Le comte de Nevers vous a frappée d’un coup de poignard – bien appliqué, je vous jure.
Laurence cacha son visage dans ses mains.
– Et pourtant vous vivez ! continua Saïtano. C’est moi qui vous ai sauvée.
– Vous ?… Pourquoi ?…
– Moi. Les domestiques de ce logis ont fui du premier au dernier. C’est moi qui vous ai ramassée morte dans l’oratoire, c’est moi qui ai amené ici une femme qui vous a veillée. Je venais tous les jours vous voir, et tous les jours, entre la mort et moi, il y avait une rude bataille. Je suis le vainqueur.
– Pourquoi ? Pourquoi ? s’écria Laurence.
– Parce que vous aviez bu, entendez-vous ? Parce que je voulais voir de quoi « mon poison » était capable, comprenez-vous ? Je ne vous eusse pas cédée pour tous les trésors cachés dans la grosse tour du Louvre.
Laurence ne comprit pas. Saïtano murmurait :
– Revenue ! Ressuscitée ! Elle est telle qu’avant le coup de poignard qui l’a tuée !…
Laurence joignit les mains, et, d’un accent d’exaltation, supplia :
– Puisque vous m’avez sauvée de la mort, achevez votre œuvre. Donnez-moi assez de force pour que je puisse me lever, courir à l’Hôtel Saint-Pol…
– Et réclamer votre fille à la reine ?
– Oui, oui !…
– Écoutez-moi, dit Saïtano. La reine ignore où se trouve votre enfant. Le sût-elle que ce n’est pas à elle qu’il faudrait la réclamer. Si vous voulez vivre… vivre pour votre fille…
– Oui ! oui ! vivre pour elle !…
– Eh bien, faites en sorte que jamais Isabeau n’apprenne que vous êtes vivante. Si elle sait que vous avez échappé à la mort, vous êtes perdue, si loin, si bien que vous vous cachiez, elle vous atteindra, prenez garde !…
– Ma fille ! râla Laurence.
Saïtano, sans répondre, versa dans un gobelet à demi plein d’eau, quelques gouttes d’une liqueur incolore, et le tendit à Laurence en disant :
– Buvez… ayez confiance…
Laurence regarda Saïtano, et sans doute la première impression de terreur que lui avait causée cet homme s’était effacée, car elle prit le gobelet et but lentement…
– Bien, dit Saïtano. Maintenant, dormez en paix…
Les yeux de Laurence, doucement, se fermèrent. Un bien-être envahit sa poitrine, et la douleur qui s’était éveillée à la blessure disparut. Ses pensées même semblèrent s’abolir dans une sorte d’extase. Elle n’avait plus peur. Elle souriait… Alors Saïtano reprit :
– Vous reverrez votre fille, je, vous le promets. Où ? Quand ? Je ne le sais pas. Car j’ignore ce qu’ils en ont fait. Elle est vivante, c’est tout ce que je puis vous assurer. Ce que je puis aussi vous promettre, c’est que nous la chercherons ensemble.
– Je vous crois, dit faiblement Laurence.
Et presque subitement elle s’endormit. Saïtano, penché sur elle, l’examinait avec une avide curiosité. Et qui fût entré à ce moment dans cette chambre, qui eût pu s’approcher du savant terrible, implacable, inexorable dès qu’il s’agissait de sa mystérieuse recherche, l’eût entendu murmurer :
– Mémoire, bonté, méchanceté, courage, pensée, amour maternel, éléments que je veux pouvoir créer ou abolir ou modifier à ma guise, il me manquait un être passif qui m’appartînt et sur qui je puisse tenter mes expériences : ce sera cette femme !
La journée s’écoula.
Le soir vint… la nuit, peu à peu, tomba sur Paris.
Vers onze heures, une litière s’arrêta devant le logis Passavant. Deux hommes pénétrèrent dans le logis. Guidés et aidés par Saïtano, avec précaution, ils soulevèrent le matelas sur lequel reposait Laurence.
C’est ainsi qu’elle fut transportée dans la litière qui prit aussitôt le chemin de la Cité…
Une heure plus tard, Laurence d’Ambrun, toujours endormie, continuait son rêve dans un lit pareil au sien, dans une chambre rigoureusement copiée sur sa chambre de l’hôtel Passavant.
Seulement, cette chambre était située dans le logis de la Cité… le logis de Saïtano… le logis de l’horreur.
Laurence d’Ambrun était vivante… et Roselys n’avait plus de mère.
Roselys avait pourtant presque une mère : la duchesse d’Orléans avait disputé l’enfant à la fièvre cérébrale, combattu la mort et triomphé au bout d’un mois. La convalescence dura un autre mois. Son bienfait, comme il arrive souvent, avait fini par passionner Valentine : elle s’attacha à la jolie créature, se mit à l’aimer. Elle avait vaguement reconstitué le drame ; mais son enquête ne put lui en donner les vrais éléments ; elle ignora le nom des personnages du drame et sut seulement à n’en pas douter qu’il fallait de toute nécessité soustraire l’enfant aux gens de Bourgogne – le père et le fils.
Quant à Roselys elle-même, elle ne put fournir aucun renseignement : la fièvre provoquée par un paroxysme de terreur avait aboli la mémoire, mais non l’intelligence. C’était un esprit qui repartait dans une vie nouvelle, voilà tout.
Lors donc que l’enfant fut revenue à la santé, la duchesse d’Orléans, chercha un lieu sûr qui lui servit de retraite sans péril.
Il y avait au sud de la porte Saint-Germain et de la porte d’Enfer (appelée alors porte Gibard) une pittoresque et agréable vallée nommée le Val Gérard, du nom d’un digne abbé qui y avait fondé une sorte d’hospice pour religieux. Val Gérard est devenu de nos jours Vaugirard, par corruption ou euphonie. Au delà du monastère, on trouvait quelques enclos. L’un d’eux, fortifié contre les Écorcheurs, possédait une maison carrée flanquée de tours et protégée par un fossé : il s’appelait l’enclos de Champdivers.
Le maître de ce logis, Honoré de Champdivers, était un homme d’une cinquantaine d’années qui avait longtemps appartenu à la maison d’Orléans ; à la suite d’une blessure qui l’empêchait de porter l’armure, il s’était retiré là pour y chasser au faucon pendant le jour et raconter le soir à ses gens assemblés sous le manteau de la cheminée ses campagnes de Languedoc et d’Espagne.
C’est à Honoré de Champdivers que Valentine de Milan résolut de confier la petite fille sans nom, recueillie mourante sous le porche de l’église de Villers-Cotterets. Un soir, comme la nuit tombait sur la vaste et calme campagne et qu’au loin la cloche fêlée de Val Gérard égrenait ses notes mélancoliques dans le silence, la duchesse, conduisant Roselys par la main, entra dans la maison révolutionnée par un tel honneur. Le vieux Champdivers pleura de joie et porta lui-même le flambeau jusqu’à la grande salle. Les serviteurs ayant été écartés, et Valentine s’étant assise dans le plus beau fauteuil, elle désigna Roselys à Honoré :
– Cette enfant, dit-elle de cet accent de sensibilité si remarquable chez elle, n’a plus ni père ni mère. En la recueillant, je me suis par le fait même engagée à veiller sur son bonheur. À l’hôtel d’Orléans elle serait menacée. Ici elle sera en sûreté… j’ai songé à vous la confier.
Champdivers fit une grimace qui avait la prétention d’être un sourire d’enthousiasme.
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Je l’ai nommée Odette. Elle s’appellera donc Odette, sans plus. Ou plutôt, dès que j’aurai fait faire les actes d’adoption, mon brave fidèle, elle se nommera Odette de Champdivers.
– Ah ! ah ! fit en écarquillant les yeux l’ancien guerrier de Transtamare.
Il grogna en lui-même force jurons et devint cramoisi. Somme toute, il ne laissait pas d’être flatté de la possibilité de passer pour père. Il n’avait jamais eu le temps d’aimer qu’entre deux boute-selle, ce vieux-là, et, bien qu’il pestât et enrageât, l’aventure le ragaillardissait.
– Va donc pour Odette. Joli nom, par la Croix-Dieu ! Et quant aux dangers, cornes du diable, qu’« ils » y viennent !
– Je le sais, dit la duchesse d’Orléans. J’ai cherché parmi tant de gentilshommes de notre maison. Et je n’ai trouvé que vous en qui je puisse mettre toute ma confiance : au clos Champdivers habitent la loyauté, la bravoure et l’honneur.
La duchesse d’Orléans tendit sa main sur laquelle ce vieux soudard s’inclina avec la grâce altière des chevaliers de ce temps. Puis elle serra Roselys dans ses bras, et d’un accent presque maternel, murmura :
– Vous n’avez pas de mère, petite Odette de Champdivers, mais autant qu’il sera en mon pouvoir, vous ne vous en apercevrez pas.
Et elle partit en promettant de revenir, souvent – promesse qu’elle tînt comme toutes celles qu’elle faisait.
L’enfant fut confiée à dame Margentine, gouvernante du logis. Quant au vieux soldat, il déclara qu’il était prêt à défendre la jolie fille envers et contre tous, mais que là devait se borner son rôle.
– Il est trop tard, dit-il, pour que j’apprenne le métier de père.
Des jours, des semaines s’écoulèrent. Après l’ébranlement cérébral, Roselys, replacée dans le milieu familier à son enfance, eût sans aucun doute repris tout naturellement les mêmes habitudes d’esprit. Placée dans un décor inconnu, elle s’y adapta. Mêlée à des gens qu’elle ignorait, elle crut peu à peu les avoir connus. Les tentatives de la mémoire essayant d’évoquer les ombres, du passé avortaient l’une après l’autre parce qu’elle se trouvait en présence de réalités nouvelles. Un jour, elle dit à dame Margentine :
– Mais… il me semble que… je ne m’appelle pas Odette.
La digne gouvernante voulut interroger l’enfant. Mais cette impression s’était déjà évanouie. Lorsque Roselys, au bout d’un an, eut repris toute sa lucidité d’esprit, il se trouva que sa pensée entièrement renouvelée ne lui présentait plus du passé que des sensations affaiblies, tandis que le présent la sollicitait avec force.
Vers l’âge de huit ans, elle était persuadée qu’elle était née au clos Champdivers et y avait toujours vécu. Elle était bien Odette de Champdivers ! Elle s’était constitué une famille. Avec ce besoin inné chez les enfants, elle se créa un nid familial dont elle fut le charme et la grâce. Elle appela dame Margentine « sa bonne nourrice ». La duchesse d’Orléans devint « sa belle marraine ». Quant à Honoré de Champdivers, par un beau matin de printemps, elle le nomma « grand-père ».
Il y eut dès lors une passion dans l’âme du soudard. Il aima, il adora l’enfant. Lorsqu’elle eut douze ans, il entreprit son éducation en lui apprenant l’équitation, l’art de panser les blessures, et en lui racontant ses batailles. Odette écouta ces beaux récits avec plaisir, ce qui fanatisa Champdivers.
C’est tout ce que nous avons pu savoir touchant l’enfance de cet indéchiffrable personnage que l’Histoire appelle Odette de Champdivers. Cette enfance fut heureuse. Lorsqu’elle eut franchi sa seizième année, elle était un type de pure beauté idéale, avec ses cheveux blonds en bandeaux comme on en voit aux vierges de Raphaël, l’incomparable délicatesse de son teint, la suave poésie de ses yeux bleus rêveurs, la tendresse de son sourire et la noblesse de ses attitudes ; elle aimait les fleurs ; elle était l’amie des bêtes ; sa voix, disent les vieux chroniqueurs, était émouvante…
Telle était Odette de Champdivers, ou Roselys d’Ambrun, comme il plaira au lecteur, au milieu de l’an 1407.
Un jour du mois de juillet de cette année-là, vers midi, devant le clos, tout à coup éclatèrent des cris stridents, une clameur de bête égorgée, une sorte de hululement si farouche, si loin de toute expression humaine que le vieux Champdivers en pâlit. Il sortit précipitamment : devant sa porte, une troupe de seigneurs étaient arrêtés. « Vite, lui cria l’un d’eux, faites préparer une chambre !… » Au milieu de ces gentilshommes, rudement maintenu par deux athlétiques valets dont la poitrine s’ornait de l’écusson à trois fleurs de lis d’or, un être se débattait, se tordait, convulsif, les cheveux hérissés, la bouche écumante, hurlant à la mort…
– Le roi chez moi ! murmura Champdivers tremblant, le roi de France !…