Lorsque les deux geôliers de la tour Huidelonne eurent emmené Hardy de Passavant, Jean de Bourgogne, comte de Nevers, sûr d’avoir assuré à jamais sa tranquillité en supprimant le témoin, passa le reste de la nuit dans cette grande salle du palais de Beautreillis où, jusqu’au grand jour, il continua sa méditation.
Le jour vint. L’Hôtel Saint-Pol s’éveille, s’anime, commence à vivre sa vie bruyante, s’emplit de hauts seigneurs allant du palais de la reine, où ils faisaient leur cour à Isabeau de Bavière, au palais du roi, non pour y saluer Charles VI, mais pour apporter leur contingent de force à l’un des trois régents qui se disputent âprement le pouvoir : les uns sont au duc d’Orléans, frère de Sa Majesté ; les autres appartiennent à Philippe de Bourgogne ou au duc de Berry, oncles du roi. On se regarde de travers, on se menace des yeux, on mâche des insultes, et déjà s’esquisse la grande lutte qui va ensanglanter Paris. Quant au duc de Bourbon, troisième oncle de Charles VI, il vit à l’écart, en tête-à-tête avec ses estampes, ses médailles, ses manuscrits, enfermé en sa hautaine probité d’où son dédain d’artiste et de lettré contemple ces pauvres ambitions ruées à la conquête d’un peu d’or ou de puissance.
Au palais de la reine, la grande galerie, la salle de Theseus, la salle de Mathebrune regorgent d’élégants et d’élégantes. Là, ce sont des œillades, des sourires, des déclarations murmurées en termes tels que, pour les traduire, il nous faudrait en appeler au latin.
Soudain, dans la galerie, un reflux. On s’écarte, on s’incline, on fait place à celui pour qui, depuis huit jours qu’il est à Paris, la reine n’a eu que des sourires, l’homme que, sûrement, elle a distingué entre tous… le fils du duc de Bourgogne, le jeune comte de Nevers.
Pâle de sa terrible nuit, pâle de ses résolutions, Jean sans Peur s’avance à travers les groupes, laissant derrière lui un long sillage d’admiration et d’envie. La reine le voit venir et lui tend la main. Il met un genou sur les tapis pour baiser cette main, et, en s’inclinant, dans un souffle, il prononce :
– J’accepte !…
– Eh bien, partez ! murmura la reine, et songez à ce qui vous attend au retour !…
Jean sans Peur se relève. C’est fait. Charles VI est condamné. Condamné Philippe de Bourgogne. Condamnée Marguerite de Hainaut.
Le jour même, après un entretien avec son père, Jean sans Peur, à la grande joie de quelques-uns, à l’étonnement de tous, quitta Paris. Les uns soutinrent que la reine l’avait subitement disgracié. D’autres affirmèrent que les bourgeois de Dijon profitaient de l’absence de leur duc et du comte de Nevers pour se mutiner et refuser l’impôt, comme avaient fait ceux de Paris treize ans avant, au temps des Maillotins.
Quant à la reine, interrogée par ses favoris sur ce qu’elle pense de ce départ précipité qui ressemble à de l’ingratitude, elle s’est contentée de répondre d’un accent étrange :
– Tenez-vous en repos et soyez sûrs que vous reverrez Nevers à la cour de France…
Jean sans Peur, donc, escorté de soixante gentilshommes bien armés et de leurs suites, prit la route de Dijon et la parcourut à marches forcées. Mais, si vite qu’il allât, un autre allait plus vite. Celui-là voyageait seul, sans escorte.
À cinq ou six reprises, soit à l’aube, à l’heure indécise où le contour des objets ne se dessine pas encore, soit au crépuscule lorsque l’ombre du soir jette le même manteau sur les êtres qui passent, sur les arbres qui s’agitent et sur les rochers solitaires assis au bord du chemin, Nevers crut voir au loin devant lui un haut cavalier au maigre profil trottant sur un grand cheval décharné…
Mais à chaque fois, quand il regardait avec plus d’attention, il s’apercevait que ce qu’il avait pris pour la maigre silhouette d’un cavalier n’était qu’une illusion créée par quelque accident de terrain, par un buisson, par quelques grosses pierres entassées…
Il arriva à Dijon. Les cloches sonnèrent. Les échevins lui lurent un discours. Et il se rendit au palais ducal où il y eut grand banquet pour fêter son retour. Sa femme, Marguerite de Hainaut, ne parut pas à ce banquet. Le soir venu, Jean sans Peur se retira dans sa chambre où il s’entretint joyeusement avec plusieurs de ses gentilshommes, causant chasses et guerres. Vers onze heures, il se trouva seul, et retomba alors dans sa méditation. Il murmurait :
– Je suis ici pour tuer Marguerite. Comment ?…
À ce moment, la porte de sa chambre s’ouvrit, et une femme parut. Elle était grande, brune, forte, avec une bouche sévère et des yeux fiers. Nevers se redressa tout d’une pièce, le cœur à la gorge : c’était Marguerite de Hainaut ! Elle s’avança jusqu’à son mari, lui mit une main sur l’épaule, et, d’une voix qui lui fit chanceler comme un souffle de tempête fait trembler les feuilles, elle prononça nettement :
– Eh bien ! Jean de Bourgogne, puisque vous êtes venu ici pour tuer votre femme, tuez-la !…
Quelques secondes, Jean sans Peur et Marguerite de Hainaut demeurèrent silencieux, visage contre visage, l’homme livide et frissonnant de ce qu’il venait d’entendre, la femme souverainement calme, dédaigneuse et triste.
– Que signifie ? bégaya enfin Nevers. Quelles effroyables paroles venez-vous de prononcer ?
Marguerite, toute droite, reprit alors :
– Comment comptez-vous me tuer ? Par le fer ? Par le poison ? Emploierez-vous successivement l’un et l’autre comme pour Laurence d’Ambrun votre amante ?…
Un soupir terrible gonfla la poitrine de Jean sans Peur. Son regard se fixa sur Marguerite, et soudain, les afflux de meurtre battirent à ses tempes. Il dégaina. Sans un mot, il abattit sa main gauche sur la nuque de sa femme, et leva la main droite. Le poignard traça dans l’air une vague lueur grasse. Marguerite ne fit pas un mouvement. De sa même voix intrépide, elle prononça :
– Hâtez-vous, tuez avant que le duc de Bourgogne, déjà prévenu de ma mort, n’ait le temps de me venger !
Le poignard ne retomba pas.
Jean sans Peur recula. Il râlait : « Le duc déjà prévenu !… » Il comprit qu’il était dans la main puissante de la fatalité, qu’un inextricable filet avait été tendu autour de lui… Il recula dans le vertige de l’épouvante, et murmura :
– Je suis perdu !
– Asseyez-vous, monseigneur, dit Marguerite de Hainaut. Nous avons à nous examiner, à nous expliquer, à nous comprendre peut-être. Ce sera vite fait. En ce moment même, un homme à moi, sûr, fidèle, impavide, incorruptible, attend quelque part dans Dijon. Si je ne meurs pas, il reste. Si je suis tuée, il part à franc étrier porter au duc de Bourgogne une dépêche de moi…
Nevers écoutait, hagard. Parfois, d’un geste machinal, il s’essuyait le front.
– Dans cette dépêche, continua Marguerite, j’explique à votre noble père que je meurs assassinée par vous, que vous devez ensuite le tuer lui-même. Que pendant ce temps, ma royale cousine Isabeau doit mettre à mort le roi de France. Que sur ce triple meurtre vous avez tous deux, elle et vous, bâti vos rêves d’amour et de grandeur.
Rendons en passant cette justice à Jean sans Peur : il dédaigna de nier. Et comment l’eût-il pu ? En réalité, la stupeur l’écrasait. Il eut le vertige. Il répéta :
– Je suis perdu…
– Donc, dit Marguerite, vous devez me tuer, vous devez aussi devenir parricide. Ambitieux sans valeur, amant sans courage, c’est aux crimes les plus lâches que vous demandez la satisfaction de votre double appétit. Tuez votre père d’abord, et alors, j’ameute, moi, la noblesse de Bourgogne et de France, je vous fais couper le poignet droit, arracher la langue, et tirer ensuite vos membres à quatre chevaux. Ou bien, c’est moi que vous tuez la première. Et le duc de Bourgogne prévenu accourt ici, vous arrête de ses propres mains et vous livre au bourreau. Seigneur de Nevers, vous avez mal combiné votre forfait : il fallait nous tuer tous deux, votre père et moi, ensemble, dans la même minute…
– Je suis perdu, répéta pour la troisième fois Jean sans Peur.
– Vous êtes sauvé, dit Marguerite.
Il leva péniblement les yeux, la vit sans colère, et joignit ses mains homicides dans un geste de silencieuse, ardente et tragique supplication. Elle secoua la tête.
– Regardez-moi, dit-elle non sans une sorte d’amère douceur. Regardez-moi bien, Nevers. Moins belle peut-être que ma cousine de France, demandez-vous si pourtant je suis tellement disgraciée de la nature que je ne puisse être aimée, moi aussi !
Elle était belle à ce moment. D’une autre beauté qu’Isabeau de Bavière, mais plus noble aussi.
– Oui, oui, balbutia Jean sans Peur, vous êtes digne d’être aimée… je ne vous ai jamais vue ainsi… je vous vois pour la première fois…
Il était sincère.
– Vous êtes sauvé, reprit Marguerite. Supposez-moi morte. Supposez Bourgogne mort. Et mort aussi le roi de France. Quel fonds pouvez-vous faire sur une fille folle de son corps qui, quand elle sera lasse de vous, empereur ou roi, vous poignardera elle-même dans cette couche royale où elle appellera quelque valet d’écurie pour vous remplacer ! Même si cela n’était pas, songez aux ennemis mortels de votre maison. Pensez-vous qu’Orléans et Berry vous eussent, sans combat, livré la couronne ? Pensez-vous qu’ils n’eussent pas découvert le crime, et ne vous eussent pas déclaré hors la loi, hors l’humanité, jetant l’horreur sur deux pays et levant contre vous le monde entier depuis le plus haut seigneur jusqu’au dernier manant ?… Jean de Nevers, vous êtes jeune. Vous pouvez vous refaire une existence glorieuse. Je vous y aiderai. Le voulez-vous ? Voulez-vous que soit effacé ce rêve de sang ? Voulez-vous que je sois pour vous le guide fidèle, l’épouse enfin dont la gloire est faite toute de la gloire de son mari ?…
Nevers se leva. Il était sombre.
– Ainsi, dit-il, vous me pardonnez, Marguerite ? Pouvant m’anéantir, vous tâchez à me relever et me tendez la main ?
– Je ne pardonne pas, j’efface, dit-elle. Si c’est un crime que de sauver le mari que Dieu m’a donné, puisse ce crime retomber sur moi-même !
– Marguerite ! haleta Jean sans Peur.
– Ambition ! murmura-t-elle. Vous voulez de l’honneur, de la puissance. Le chemin que je vous montre vous y conduira sûrement. Écoutez…
– Parlez ! oh ! parlez-moi encore ! Sauvez-moi ! Dites-moi ce qu’il faut faire !…
– Eh bien, vous parliez de pardon. Oui. Il faut un pardon. Mais c’est à Dieu qu’il faut le demander. Une croisade se prépare , Jean de Bourgogne, si vous le voulez, je me fais forte d’obtenir pour vous le commandement suprême des armées chrétiennes. C’est là, Nevers, c’est dans les plaines où le Christ a souffert, c’est autour de son tombeau que s’acquiert la gloire qui peut ensuite permettre à une ambition de tout espérer, de tout oser ! Celui qui revient vainqueur des fabuleuses contrées orientales est plus que roi. Et alors… si par la volonté de Dieu et non celle des hommes, un trône se trouve vacant… alors, si le roi de France affaibli, usé, tué par le mal qui le ronge… ah ! comprenez donc enfin qu’il faut à l’ambition les voies larges du triomphe à ciel ouvert et non les chemins tortueux du crime dans les ténèbres !…
C’était d’une profonde et belle politique. Jean sans Peur, étonné, transporté, s’inclina avec un religieux respect devant la femme qu’il était venu assassiner, et murmura :
– Duc, prince ou roi, je m’unis à vous pour la vie, et vous bénis de m’avoir sauvé de moi-même. Demandez, obtenez pour moi le commandement de la croisade : je suis prêt à partir !
Ce fut chez Jean sans Peur une minute de sincérité sous un coup de terreur. On verra plus tard ce que devint cette sincérité. Ce qu’il faut dire dès maintenant, c’est que, pendant deux mois, Marguerite de Hainaut le tint dans sa main… À regret, peut-être, le comte de Nevers accepta toutes les conditions qu’elle lui imposa, et, en fin de compte, accepta le commandement de la croisade contre le sultan Bajazet.
Le lendemain soir de l’épisode que nous venons de conter, un cavalier sortit de Dijon. Il montait un grand cheval qui, malgré sa maigreur, semblait plein de feu. Lui-même, tout en hauteur, était si maigre que sous son manteau noir on l’eût pris pour la Mort chevauchant dans la nuit. Si Nevers l’avait su, sans doute il eût reconnu ce cavalier fantôme qu’à diverses reprises il avait cru voir devant lui en venant à Dijon…
Au bout de deux mois, disons-nous, Jean sans Peur partit pour aller achever les préparatifs de la croisade… Nous le retrouverons bientôt.