Le chevalier de Passavant ne témoigna aucun étonnement. Il lui sembla tout naturel qu’une femme de cœur, fût-ce une reine, eût été intéressée par le malheur d’une si aimable, si jolie, si gracieuse petite fille, et se fût rapidement attachée à elle. Il ne dit donc rien. Mais en lui-même, il bénit la reine et se jura que si jamais elle avait besoin de la vie et du sang d’un homme, cette vie serait la sienne, ce sang il le répandrait avec joie pour celle qui avait consolé les derniers jours de Roselys.
Il salua Saïtano d’un léger signe de tête, rejeta sur ses épaules son manteau séché, et sortit sans que, de son côté, le sorcier eût dit un mot d’adieu.
Saïtano verrouilla sa porte, et, en se retournant, vit une femme grande, sèche, grisonnante de cheveux, l’œil étrangement froid, qui le regardait.
– Eh bien, Gérande, il faut donc que toujours tu écoutes aux portes ? dit le sorcier. Tu as vu, hein ? Tu as entendu ? Qu’en dis-tu ?
– Je dis, répondit Gérande, que vous avez eu tort de laisser partir ce jeune homme.
– Par le sacré Grimoire, on voit bien que tu n’as pas éprouvé la force de son poignet ! Mais je le retrouverai, Gérande, il ne perdra rien pour attendre. Et d’ici là, comme de grandes choses se préparent, comme la reine va avoir besoin de dévouements aveugles, tu vois, j’ai fait de ce jeune homme un serviteur fidèle jusqu’à la mort, tu peux me croire.
– C’est égal, reprit Gérande, vous avez eu tort de le laisser aller.
Et cette fois, cette femme prononça ces paroles d’un accent de si froide et prophétique menace que le savant, l’homme que rien n’ébranlait, se sentit troublé au fond de l’être comme on l’est quelquefois, au milieu de la nuit, par le soudain hululement des oiseaux de mauvais augure. Mais bientôt, secouant la tête :
– Pauvretés que tout cela ! Et que m’importe même le sort du royaume de France, de tous les royaumes, le sort du monde ! Allons travailler. Je suis sur le point de trouver, Gérande !… Le Grand-Œuvre ! Comprends-tu ? Viens, Gérande, montons voir Laurence d’Ambrun…
– La mère de la petite Roselys, dit Gérande avec son calme sinistre.
Et tous deux s’engagèrent dans un escalier de bois qui montait en tournant jusqu’à l’unique étage de la vieille maison de la Cité.
Cependant, le chevalier de Passavant s’était éloigné de cette maison où il était peut-être venu chercher un peu d’espoir et où il n’avait trouvé qu’une douleur. Absorbé qu’il était par ce qu’il venait d’apprendre, il vagua au hasard dans la Cité, sans se soucier de savoir où le conduiraient ses pas, et se disant qu’il serait toujours temps de frapper à une porte d’auberge.
Il s’éveilla tout à coup de ses songeries couleur de deuil et de tristesse, et, avec étonnement, se vit au milieu d’une foule, parmi des lumières qui éclairaient une rue étroite, véritable boyau où trois chevaux n’eussent pu passer de front. Ces lumières venaient des devantures de plusieurs cabarets qui, malgré les ordonnances, malgré le guet, demeuraient ouverts la nuit jusqu’à une heure assez avancée. Cette foule de gens, qui allaient, venaient, se croisaient, ricanaient, échangeaient de terribles plaisanteries, était composée en majeure partie de gens d’armes en casaque de buffle, et de gentilshommes soigneusement masqués.
Au milieu de ces gens évoluaient, seules, ou par groupes de deux ou trois, des jeunes femmes, presque toutes vraiment jolies, fardées avec un art sûr, quelques-unes l’air las et indolent, d’autres rieuses, beaucoup richement vêtues de soie et de fourrures, toutes portant les mêmes insignes qui leur étaient imposés par l’ordonnance de 1367 : le collet renversé, les plumesde geai à leurs cheveux, la ceinture d’argent à la taille.
Cette rue s’appelait le Val d’Amour.
La plupart de ces marchandes de sourires qui hantaient ce lieu célèbre étaient plus modestes, et de plus bienséante tenue que les malheureuses du Champ-Flory, les mégères de la rue Coupe-Gueule, ou les tristes filles de joie de la rue Tyron et de la rue Baille-Hoé.
Le chevalier de Passavant, tout à coup, fut interpellé par une fille pâle, aux yeux noirs, profonds, qui sourit tristement, et lui dit :
– Bonsoir, beau capitaine. Voulez-vous faire une bonne œuvre ?…
– Voyons ? sourit Passavant. Je ne demande pas mieux.
– Oui. J’ai vu cela tout de suite. Eh bien, il s’agit tout simplement de me faire souper. Figurez-vous, mon gentilhomme, que depuis hier, je n’ai mangé qu’un morceau de pain.
Passavant fouilla dans son escarcelle, en tira un écu d’or, et le tendit, en disant doucement :
– Excusez-moi de ne pas souper avec vous. De vrai, je n’ai pas faim. Mais laissez-moi vous… offrir…
Il ne savait trop que dire. La fille à ceinture d’argent prit la pièce, la regarda et s’écria :
– Mais c’est un écu d’or !… Vraiment… je…
Elle tremblait. L’aubaine lui semblait incroyable. Déjà Passavant esquissait un geste d’adieu.
– Ohé ! cria à ce moment une voix. Ohé ! d’Ocquetonville, voici Ermine Valencienne qui te veut trahir. Arrive un peu voir !
– C’est bon, Guillaume de Scas ! répondit une autre voix rude et avinée. On y va ! À moi, Courteheuse ! À moi, de Guines !
Trois gentilshommes sortaient en titubant d’un cabaret et rejoignaient celui qui avait poussé le cri d’alarme. L’un d’eux, celui qu’on avait appelé d’Ocquetonville, s’approcha en ricanant et saisit le bras de la fille pâle aux yeux noirs.
– Laissez-moi ! dit Ermine Valencienne, d’une voix de terreur. Je vous déteste ! Je vous hais ! Laissez-moi !
– Tu viendras boire et manger avec moi ! gronda d’Ocquetonville.
– Si elle le veut bien ! dit paisiblement Passavant.
– Oh ! prenez garde, mon gentilhomme, trembla Ermine à voix basse. Ces gens appartiennent à Jean sans Peur, ils sont maîtres de tout. Le chevalier du guet tremble devant eux… ainsi !…
Ces gens, en effet, arboraient la croix rouge de Saint-André. C’était le fameux quatuor qu’on appelait les molosses de Jean sans Peur. Ils terrorisaient Paris. D’Ocquetonville, de Courteheuse, de Guines, de Scas, les mêmes dont l’Histoire a conservé les noms, et qui bientôt… mais on les verra à l’œuvre.
D’Ocquetonville considéra un instant le chevalier de Passavant par-dessus son épaule et ricana :
– Je vous engage à passer votre chemin.
– Mon chemin est ici, je reste donc, et vous engage, moi, à lâcher cette fille… Non ?… vous ne voulez pas ?… Eh bien !…
En même temps, la main de Passavant, d’un coup sec et dédaigneux, frappa la main qui serrait le bras d’Ermine Valencienne. Il y eut quatre hurlements de fureur.
– Damnation ! vociféra de Courteheuse. – Misérable truand ! gronda de Scas. – Suppôt d’Écorcheurs ! grinça de Guines. – Ventre-Dieu ! tonna d’Ocquetonville, je veux savoir la distance qu’il y a de ta peau à ton cœur et la mesurer avec ceci !
À l’instant, il dégaina… Les lourdes épées de ses trois compagnons sortirent des fourreaux. Et les quatre molosses se ruèrent sur Passavant. Le chevalier se trouva soudain la rapière au poing, parant, ripostant, attaquant. Il y eut un furieux cliquetis, et, dans la rue, des cris de femmes. Mais les quatre portaient des casaques de cuir épais. Dès les premiers coups, Passavant comprit qu’il allait être tué sans pouvoir blesser un seul de ses adversaires à la poitrine. Il recula et sentit derrière lui les marches d’un perron. Les quatre, autour de lui, bondissaient, hurlaient, vociféraient des insultes effrayantes, et cependant, s’étonnaient de toujours trouver à la parade la rapière fine, vivante, cinglante. L’ennemi eût dû être tué dix fois déjà. Il montait à reculons les quatre marches du perron d’auberge et, son petit sourire aigre-doux frémissait au coin de sa lèvre.
– Une, dit-il en posant le pied sur la première marche. Et sa rapière cingla le visage d’Ocquetonville. – Deux ! cria-t-il sur la deuxième marche. – Trois ! à la troisième. – Quatre ! à la quatrième. Et à chaque cri, à chaque marche, siffla, cingla la fine lame qui vint s’abattre sur une joue et la rayer d’une balafre rouge. Courteheuse après d’Ocquetonville, puis de Guines, puis de Scas… Et d’un bond, il fut dans le cabaret dont une femme lui ouvrit la porte. Il y avait eu quatre rugissements. Mais les molosses, maintenant, ne criaient plus. Dans le même instant, ivres de honte, sanglants, enragés, ils furent dans le cabaret où ils firent un signe à quinze hommes d’armes. Tout ce monde, ensemble, se jeta sur Passavant en hurlant : À mort ! À mort !…
Il se vit perdu !
Le chevalier, d’instinct, s’était acculé à un angle, et faisait face aux assaillants. La bande se rua, les uns armés de leurs épées, d’autres saisissant un escabeau pour l’assommer. En un instant, le cabaret fut plein de clameurs. À ce moment, tout à coup, une voix impérieuse domina le tumulte déchaîné :
– Holà ! Bas les armes !…
Un gentilhomme couvert de son manteau, le visage masqué – comme la plupart de ceux qui se hasardaient en ces lieux – s’avança vivement. Et comme il était escorté de cinq ou six gaillards qui semblaient déterminés, on lui fit place. Rapidement, il atteignit le groupe furieux que formaient Ocquetonville, Scas, Guines et Courteheuse. D’un coup sec, il releva les épées, et cria :
– J’ai dit : Bas les armes, mes maîtres !…
Le ton était si impérieux qu’ils obéirent d’instinct. Il était temps : le justaucorps de velours gris portait huit ou dix entailles dont une ou deux s’ourlaient de rouge. Dans le cabaret, il se fit un grand silence.
L’inconnu considérait le chevalier de Passavant, pâle, maigre, hérissé dans son angle.
– J’ai tout vu, dit-il au bout d’un instant. Vous êtes un brave. Et c’est pourquoi je suis accouru pour vous tirer de ce mauvais pas. Mort de Dieu ! Je me rappellerai longtemps les quatre coups de cravache, un par marche !…
Il y eut quatre grognements furieux.
– Silence ! reprit l’inconnu. Monsieur, ajouta-t-il, je vous tiens pour un brave gentilhomme, et si vous cherchez fortune, elle est toute trouvée : il ne tiendra qu’à vous, dès demain, d’appartenir à ma maison. Et dès lors je me charge de vous.
Passavant avait baissé la pointe de sa rapière. Il eut l’air de la considérer un instant.
– Monseigneur… dit-il enfin.
– Pourquoi m’appelez-vous ainsi ? interrompit vivement le gentilhomme masqué.
– Parce que vos paroles, votre air, et ce que vous venez de faire me prouvent que j’ai l’honneur de parler à un noble et haut personnage.
– Bien dit ! firent les compagnons de l’inconnu. Monsieur est aussi spirituel que brave.
– Monseigneur, donc, reprit le chevalier, je vous rends mille grâces pour l’intérêt que vous voulez bien me témoigner. Mais je me suis si peu appartenu pendant ces dernières années que j’éprouve le besoin irrésistible d’être à moi pour quelque temps. Je me vois donc forcé, à mon grand regret, de refuser vos offres, pour si honorables qu’elles soient. Mais ce que je puis vous dire, c’est que je vous dois la vie et que je ne l’oublierai pas, quoi qu’il advienne.
Ces derniers mots furent prononcés avec une si fière assurance que l’inconnu ne put s’empêcher de s’incliner comme si, par une étrange intervention des rôles, ce fut lui qui se trouvait en reste de gratitude avec celui qu’il venait sûrement de sauver de la mort.
En même temps, il se démasqua rapidement.
Les quatre attaquants, d’un même mouvement, plièrent l’échine.
– Le frère du roi !… Le duc d’Orléans !…
Déjà Louis d’Orléans, pour ne pas laisser voir son visage aux autres assistants, avait remis son masque. Mais se tournant vers Passavant :
– M’avez-vous reconnu, monsieur ?
– Monseigneur, dit le chevalier, j’ai entendu prononcer votre nom par ces messieurs. Je puis donc vous assurer que masqué ou non, en quelque temps et lieu que ce soit, s’il y a danger autour de vous, je saurai vous reconnaître.
– Eh bien, joignez-vous donc à mes compagnons pour m’escorter jusque hors de la Cité. Quant à vous, ajouta-t-il en fixant les quatre qui se courbaient, prenez garde !
Et il sortit, suivi de ses gentilshommes et de Passavant. Quant aux quatre molosses de Jean sans Peur, ils disparurent, empressés, par un autre chemin. Dans la rue, le chevalier sentit tout à coup sur son bras une main fine et tremblante. Il se retourna et reconnut la jeune femme qu’il avait arrachée aux violences de d’Ocquetonville. Elle baissait les yeux. Elle murmura :
– Adieu, mon gentilhomme. J’ai voulu vous dire mon nom. Je m’appelle Ermine Valencienne.
– Allons, fit doucement le chevalier, ne pensez plus à ces mauvais gentilshommes indignes de porter l’épée. Vous êtes belle. Je vois à vos yeux que vous avez du cœur. Quittez… cette rue, si vous m’en croyez, quittez…
Il allait dire : « Quittez le triste métier que vous faites. » Il se retint, crainte de chagriner la pauvre fille. La tête baissée, elle considéra un instant la boue de la chaussée, regard terrible qui voulait peut-être dire : Cette boue fut mon berceau. Elle sera ma tombe… Enfin, elle murmura :
– Adieu, beau capitaine. Dieu vous garde !
Et elle s’enfuit, tenant dans sa main crispée la pièce d’or que lui avait donnée le chevalier.
Le chevalier quitta le duc d’Orléans à la porte de son hôtel seulement, refusa encore l’offre qui lui fut faite de prendre du service dans la maison du frère du roi, et s’en alla passer la nuit en l’auberge du fameux Thibaud Le Poingre, sise, sous l’enseigne de la « Truie pendue », dans la rue Saint-Martin, juste en face le logis de Passavant.
Le lendemain matin, en effet, le chevalier de Passavant, s’étant éveillé frais et dispos, ayant pansé les légères blessures dont il avait été atteint pendant la rixe, compta sa fortune, c’est-à-dire la somme que dans son escarcelle avait glissée Honoré de Champdivers. Et il raisonna ainsi :
– J’ai besoin d’accoutumer bras et jambes à l’exercice, mon cerveau à penser, mes yeux à faire connaissance avec la lumière du jour, bref il faut réapprendre la vie. Roselys étant morte, rien ne me retient à Paris. Je vais donc prendre la campagne et, dure que dure, mener sur les grands chemins l’existence d’un gentilhomme riche, libre de ses bras, libre de son esprit, libre de son cœur.
Ayant ainsi parlé, il fit trois parts de sa fortune.
Une petite pour renouveler à la friperie ses vêtements déchirés.
Une un peu plus forte pour acheter un bon cheval de route.
Une troisième plus forte encore pour vivre dure que dure.
Ayant calculé la nourriture de son cheval, la sienne, le gîte d’étape, et tenu compte des dépenses imprévues qui sont toujours la plus grosse dépense, il estima qu’il pouvait diviser son argent en soixante parts dont chacune était capable de lui assurer pour un jour l’existence d’un grand seigneur qui n’a rien à ménager.
Il avait donc deux mois devant lui pour refaire connaissance avec l’air, la lumière, le soleil, la pluie, les hommes, les loups, la vie enfin. On était au 18 d’octobre. Il rentrerait donc vers le 18 décembre de la même année 1407 pour prendre ses quartiers d’hiver à Paris.
Ce jour-là vers midi, monté sur un bon cheval, il quitta Paris pour s’en aller à l’aventure.
Disons tout de suite qu’en cette pérégrination, s’il trotta, galopa, respira à cœur joie, s’il reprit bonne mine, s’il vécut à sa fantaisie, il n’eut qu’une seule aventure : ce fut de constater que, si bien qu’il eût calculé, si décidé qu’il fût à ne pas dépasser d’un denier la somme journalière qu’il s’était octroyée, cette somme de dépense fut rapidement doublée. Il en résulta qu’au bout d’une vingtaine de jours, il dut songer au retour. Ce retour s’accéléra au fur et à mesure que se dégonflait l’escarcelle, les étapes s’allongèrent en raison inverse de l’état de sa fortune. Il en résulta que le retour ne dura que dix jours. Et le résultat final de toute cette arithmétique fut que Passavant reparut sous les murs de Paris juste un mois après avoir franchi la porte Saint-Denis par où il était sorti, c’est-à-dire le 18 de novembre 1407, date que nous avons à retenir, car elle est historique à plus d’un titre.
C’est à ce moment que nous reprendrons contact avec le chevalier.
C’est pendant cette absence de notre jeune ami que se prépara l’événement historique, la tragédie qui décida du sort de Hardy de Passavant et d’autres personnages. Le lendemain matin de cette algarade du Val d’Amour, c’est-à-dire le matin où le chevalier sortit de Paris pour se lancer en sa randonnée, Ocquetonville, Scas, Courteheuse et Guines se rendirent à l’hôtel de Bourgogne, situé entre la rue Mauconseil et la rue Montorgueil. Ancien hôtel d’Artois, il avait été apporté en dot par Marguerite de Flandre comtesse d’Artois à Philippe, père de Jean sans Peur. Devenu duc de Bourgogne, ce dernier en fit son habitation favorite à chacun de ses séjours à Paris.
C’était un logis de redoutable aspect.
C’était l’antre de Jean sans Peur.
Lorsque le frère du roi, Louis d’Orléans, passait par hasard près de l’hôtel, on le voyait pâlir, et quelquefois il murmurait :
– C’est de là que sortira la foudre qui doit me tuer.
Jean sans Peur reçut tout de suite ses quatre fidèles, et voyant leurs visages balafrés d’une raie rouge, il fronça les sourcils. Les quatre grinçaient des dents, trépignaient de fureur, juraient par toutes les cornes et tous les nombrils de Satan ou du pape, indifféremment. Enfin, d’Ocquetonville, chef en quelque sorte du quatuor de molosses, raconta la chose.
Jean sans Peur écouta, les lèvres serrées, l’œil mauvais.
Quand il sut le rôle qu’avait joué le duc d’Orléans dans l’affaire, il pâlit :
– C’en est trop ! gronda-t-il. Je ne supporterai pas cette nouvelle insulte.
– Pardieu ! grogna Scas. Il a très bien reconnu à qui nous étions, monseigneur !
– Il a ricané en voyant nos croix de Saint-André, dit Guines.
– Enfer ! jura Courteheuse, l’insigne de Bourgogne n’est guère respecté !
– C’est bien. La paix ! interrompit Jean sans Peur dans un grondement sourd. Entre Orléans et Bourgogne, c’est une guerre à mort. L’un de nous deux est de trop.
Les joues tremblantes de fureur concentrée, il alla ouvrir une porte qui donnait sur une petite salle, et d’une voix qui monta crescendo, plus rude, plus violente, à chaque appel :
– « Bruscaille !… » « BRAGAILLE ! ! » BRANCAILLON ! ! ! Ils entrèrent l’un derrière l’autre, Bruscaille petit, mince, maigre – Bragaille, taille et corpulence moyennes – Brancaillon énorme. Tous trois vous avaient de ces tournures et de ces physionomies que le bourgeois n’aimait pas, à la brune, rencontrer au détour de quelque ruelle. Ils se drapaient en de vastes manteaux et portaient en travers des jambes des rapières immenses. Jean sans Peur, un jour, il y avait deux ou trois ans de cela, les avait ramassés affamés, dépenaillés, criant misère ; il les avait ramassés disons-nous, à la suite d’une bagarre où il les avait vus à l’œuvre ; et sans doute il avait jugé qu’ils pouvaient lui rendre des services. Enrôlés parmi les gens du duc de Bourgogne, ils étaient employés aux besognes qui exigent bon pied, bon œil, et aussi peu de scrupule que possible. Des services, oui, ils en avaient déjà rendu plus d’un. Le maître les tenait en haute estime.
Ils entrèrent donc, multipliant les salutations, l’un derrière l’autre, et, par une savante manœuvre, s’arrêtèrent de front, par rang de taille, inclinés devant Jean sans Peur.
– C’est bien ! dit le maître.
Ils se redressèrent, automatiques, les talons joints, la main appuyée à la garde de la rapière, et l’un à l’autre se coulèrent un joyeux regard qui voulait dire : Il va y avoir de la besogne, des coups à donner, des écus à recevoir.
Et ils attendirent l’ordre.
– C’est bien, répéta Jean sans Peur. Vous me plaisez. Vous êtes, mort-dieu, vous êtes trois bons vivants !
À ces mots pourtant bien simples, les trois sautèrent, livides de terreur, jetèrent autour d’eux des yeux hagards, et finalement, tirant du fourreau leurs colichemardes gigantesques :
– Les trois vivants ! glapit Bruscaille. C’est faux ! C’est faux !
– Qui dit que nous sommes les trois vivants ! hurla Bragaille. Horrible mensonge !
– Qu’on touche aux trois vivants ! tonitrua Brancaillon. Qu’on y touche, foudre et tonnerre !
Le duc et ses gentilshommes demeurèrent effarés.
– Or çà ! éclata Jean sans Peur, que signifie ? Ici, drôles, ici !…
À ces voix qu’ils reconnurent, Bruscaille, Bragaille, Brancaillon, tressaillirent, parurent revenir au sens de la réalité. Bruscaille, le premier, rengaina, puis Bragaille, puis Brancaillon. Ils s’essuyèrent le front, grondant des choses connues d’entre d’eux seuls.
– Expliquez-vous, marauds ! dit le duc.
– Jamais ! répondit Brancaillon.
– Plutôt la mort ! dit Bragaille.
– Monseigneur, dit Bruscaille, daigne, votre haute magnanimité nous pardonner. Oserai-je vous présenter une supplique, tant en mon nom qu’en celui de mes deux acolytes ?
– Soit. Parle, dit Jean sans Peur étonné.
– Eh bien, monseigneur, nous sommes ici bien traités, bien vêtus, bien nourris, bien payés. Et par-dessus le marché, vous nous envoyez parfois en des expéditions qui nous ravissent l’âme. Mais nous aimerions mieux être à jamais privés de l’honneur de vous servir, reprendre le collier de misère, devenir chiens errants, par les rues plutôt, que…
– Plutôt que quoi ? Parle !
– Plutôt, dit Bruscaille d’une voix qui s’affaiblissait, plutôt que de nous entendre dire que nous sommes… « les trois vivants ! » C’est faux, monseigneur, je vous le jure.
– C’est faux ! répétèrent en chœur Bragaille et Brancaillon.
– Assez ! dit le duc de Bourgogne. Vous avez eu un moment de démence, n’en parlons plus. Seulement, écoutez bien, mes drôles. Il s’agit cette fois d’une mission difficile. Il faut retrouver un homme dont on ne sait ni le nom ni le logis qui l’abrite. Cet homme m’a mortellement offensé. Si vous me l’amenez mort ou vif, il y a cent écus pour vous. Ocquetonville, fais à ces bons garçons une description exacte du truand.
Ocquetonville dépeignit avec exactitude les traits et le costume du chevalier de Passavant. Le signalement qu’il donna s’enrichit des nombreux détails fournis par Courteheuse, Guines et Scas.
– Cela suffit, s’écria Bruscaille dont le petit œil étincelait. En chasse, mort diable ! J’ai toujours eu la passion de la chasse, monseigneur. Avant deux jours je veux avoir débusqué la bête.
– Et moi, alors, je lui mets la main au col ! dit Bragaille.
– Et moi, alors, je l’assomme avec ceci ! : s’écria Brancaillon en montrant son poing gros comme deux poings d’homme ordinaire.
– Eh bien, en chasse, donc, mes braves ! s’écria Jean sans Peur.
Tous trois, ensemble, se courbèrent, se redressèrent et sortirent. Ocquetonville les escorta jusqu’à la porte de la salle. Et comme ils descendaient l’escalier :
– Holà ! fit-il, je ne vous ai point dit où il faut chercher le truand.
– Et où faut-il chercher ? cria Bruscaille.
– Dans la Cité.
Et Ocquetonville referma la porte.
Dans l’escalier, les trois sacripants s’étaient arrêtés tout net et se regardaient avec des yeux terribles. Bragaille tremblait sur ses jambes. On entendait Brancaillon souffler comme le bœuf de l’abattoir.
– Sortons toujours, dit Bruscaille.
Quelques instants plus tard, ils étaient hors de l’hôtel de Bourgogne. Mais au lieu de se diriger vers la Cité, sans se le dire, d’instinct, ils lui tournèrent le dos et s’en allèrent vers le Temple. Là les maisons se faisaient plus rares. Ils avisèrent un bouchon où venaient se rafraîchir les maraîchers et se réfugièrent dans la salle la plus reculée. Ils dégrafèrent leurs flamberges qu’ils posèrent sur la table. Et lorsqu’ils eurent fait apporter un broc de vin et des dés :
– Nous aurions dû aller un peu plus loin, fit Bragaille, l’homme prudent de la bande.
– Puisse la Cité s’engloutir une bonne fois dans le fleuve ! grogna Brancaillon.
– Mes enfants, dit Bruscaille, nous allons rester ici deux ou trois jours. Laissez faire, j’inventerai une mort convenable de celui que nous cherchons, et notre illustre maître doublera la chose d’écus qui nous est due. Quant à entrer dans la Cité, j’aime mieux qu’on me coupe les deux bras.
– Et moi les pieds, dit Bragaille.
– Et moi la tête, dit Brancaillon.
C’était ainsi. Une tare dans leurs cervelles, peut-être. Ou une idée fixe. Ils avaient vu dix fois la mort ; en face sans trembler. Mais il suffisait de leur dire : « Vous êtes trois vivants » pour les faire rentrer sous terre. Il suffisait de leur proposer un tour dans la Cité pour leur faire tourner les talons.