L’homme de la Cité qu’on appelait Saïtano, après avoir escorté la reine et Bois-Redon jusqu’à la rue, était rentré chez lui. Il avait couru jusqu’à l’armoire de fer et passé en revue ses flacons alignés.
– Très bien, murmura-t-il en refermant. Toute la question est de savoir si l’être quelconque à qui mon « poison » est destiné sera oui ou non frappé… Ce serait une décisive expérience… Sachons d’abord où va se passer la chose…
Il sortit de chez lui. Il avait remarqué la direction prise par ses deux visiteurs. Il se jeta sur leurs traces, se glissa à leur suite et arriva à temps pour les voir entrer dans un logis de noble structure : l’hôtel Passavant.
Alors, sous un auvent d’auberge, il alla s’adosser à la maison d’en face, et attendit – l’oreille tendue à ces cris funèbres qui jaillissaient de l’oratoire… les cris de Laurence d’Ambrun.
C’était affreux…
Elle ne voulait pas mourir ! Si jeune, si belle, si vivante, elle éprouvait ce qu’il y a d’horreur à regarder la mort face à face, en pleine connaissance de soi-même, en pleine force de vie ardente… Elle jeta autour d’elle des regards de feu, vit Jean sans Peur et il n’eut le temps ni de reculer ni de la repousser, déjà elle l’enlaçait :
– Je t’ai aimé, souviens-toi !
Il se débattit. Plus étroitement, elle s’attachait à lui et criait :
– Toi aussi, tu m’as aimée, souviens-toi !
D’une secousse, il se libéra de l’étreinte ; elle trébucha jusqu’au mur… Bois-Redon était là :
– Monsieur, supplia-t-elle, ah ! monsieur…
– Ceci ne me regarde pas, dit Bois-Redon.
Alors elle s’appuya au mur, baissa la tête et pleura : elle était vaincue ; ses yeux atones se fixèrent sur la coupe que lui tendait la reine. Elle la prit en disant :
– Oh ! que cela va me faire mal !…
– Non, dit la reine. Vous ne souffrirez pas.
Et elle répéta la parole de Saïtano :
– C’est la foudre !
Un instant après, Laurence tint la coupe entre ses doigts crispés. Et tout à coup elle, la porta à ses lèvres. Soutenue par cet espoir qu’elle allait être « foudroyée », elle la vida d’un trait, et puis la laissa tomber à ses pieds.
La minute qui suivit fut étrange. Figés, la reine, Bois-Redon et Nevers regardaient. Ils éprouvaient à son maximum d’intensité ce malaise nerveux des gens qui attendent la détonation de la mine alors que la mèche brûle. Et la détonation ne se produisait pas…
Quoi ? Qu’y avait-il ?
Laurence avait bu le poison – la foudre – la mort instantanée, et Laurence était debout ! Loin de se décomposer, son visage perdait sa teinte livide pour se colorer de rose, et dans ses yeux qui avaient contenu toute la terreur se levait une aube souriante !…
Elle vivait ! Non seulement elle se sentait vivre, mais c’était encore d’une vie plus ardente, plus généreuse, comme si ses veines eussent roulé les flots d’un sang plus jeune.
Bois-Redon demeurait hébété. La stupeur de Nevers touchait à l’effroi. La rage d’Isabeau était au paroxysme. Brusquement, la vérité fit irruption en eux ; Laurence n’était pas empoisonnée !…
Non. Elle ne l’était pas. Soit hasard, soit calcul en vue de quelque mystérieuse expérience, l’homme de la Cité, au lieu d’un liquide mortel, avait remis à la reine une bienfaisante liqueur – oui, bienfaisante à coup sûr, indiciblement bienfaisante, car Laurence, de seconde en seconde, sentait des forces inconnues se développer en elle et régénérer son être entier.
Elle tendit les mains à la reine et murmura :
– C’était une épreuve… Mon Dieu, mon Dieu… ce n’était qu’une épreuve !
Les regards de Nevers et d’Isabeau se heurtèrent : – Si elle vit, c’est pour moi la mort infamante, dit l’œil sanglant de Jean sans Peur. – Qu’attendez-vous, alors ? répondit le regard de la reine.
Et Laurence, d’un accent tout mouillé de reconnaissance éperdue, balbutiait :
– Soyez rassuré, monseigneur, vous aussi, ma reine ; vous me donnez la vie, mais…
Un soupir bref coupa sa parole – et elle s’affaissa le long du mur, derrière la table ; la figure contre les dalles… la foudre ! cette fois, c’était bien la foudre qui s’était abattue sur elle : le poignard de Nevers !
À ce moment, une femme vêtue de noir, impassible figure de bravo femelle, entra dans l’oratoire en disant : « Le scribe m’a avertie, madame, et me voici… » Sans doute elle avait un rôle à jouer. Et la reine la connaissait, car elle lui dit : – Tu sais ce que tu auras à faire, Gérande ? – Le scribe m’a tout dit. – Tu es prête ? – Toujours ! – C’est bien. Une litière attend au coin de la rue Saint-Martin. Elle est là pour toi.
Jean sans Peur s’était penché sur Laurence. Un dernier soubresaut la mit sur le dos. Elle porta la main à la blessure qui trouait le sein. D’un geste inconscient, elle agita cette main pleine de sang – et ne bougea plus. Nevers se redressa, recula, essuya la sueur de son visage ; et alors il vit que ses doigts étaient rouges : cette sueur, c’était le sang de la victime.
À son tour, Bois-Redon se pencha, examina la plaie d’un œil expert, posa sa main sur le cœur, attendit une minute, et enfin se releva en disant :
– Morte !
On pouvait se fier à lui. Il s’y connaissait.
La reine, de nouveau, se tourna vers la femme qu’elle appelait Gérande… une violente rumeur, tout à coup, éclata dans l’intérieur de la maison, un tumulte de pas précipités, des insultes, des voix qui criaient : – Arrête ! Arrête ! – La porte de l’oratoire battit avec fracas, et le chevalier Hardy de Passavant s’avança, les vêtements en désordre, la dague au poing. D’un geste impérieux, Isabeau arrêta sur le seuil les gens d’armes auxquels il venait d’échapper et qui le poursuivaient.
– Mort de tous les diables, cria de loin le capitaine des gardes. Claude Le Borgne et Lancelot Tête de Fer, ça en fait deux les tripes au vent ! Quel démoli ! Quelle griffe !
– Madame, gronda Jean sans Peur, c’est un témoin : il faut…
– Il ira loin ! fit Bois-Redon qui eut un sifflement d’admiration.
– Silence ! dit Isabeau à Nevers. – Il ira jusqu’à la Cité, souffla-t-elle à Bois-Redon. Jusqu’à la rue aux Fèves ! Jusque-là d’où nous sortons ! À toi, Bois-Redon !
Hardy trépignait, en proie à un accès de fureur blanche qui, deux minutes, étrangla sa voix. Enfin :
– Que faites-vous ici ? Qui êtes-vous ? Des truands ? Parlez, pillards de nuit ! Où est Roselys ? Qu’avez-vous fait de Roselys ? Par mon père, par le ciel, vous allez voir ! Hardy ! Hardy !-Passavant-le-Hardy !
La reine, déjà, avait donné à Bois-Redon des instructions complètes que termina ce mot réédité de Saïtano : – Surtout, sans effusion de sang, n’oublie pas !
D’un bond, Hardy fut à la table. Au choc, elle se renversa. Les trois actes de mariage voltigèrent çà et là. Frémissant, Jean sans Peur ramassa des parchemins…
– Hors d’ici, truands, hors d’ici ! criait Hardy.
Sa griffe de lionceau se leva… Au même moment, il fut entouré, enveloppé, repoussé hors de l’oratoire, dans la salle des pèlerins, de là dans la salle d’honneur, de là dans la cour, de là dans la rue…
Isabeau jeta un coup d’œil à la femme entrée tout à l’heure :
– Va, Gérande. Et dépêche !
Le bravo femelle, à rude poigne, s’éloigna. Quatre des gardes se détachèrent pour l’escorter. Bientôt, au fond du logis Passavant s’éleva la plainte terrifiée d’une voix de petite fille.
Et des appels :
– Hardy ! À moi, Hardy !…
C’était Roselys qu’on emportait…
Quelques secondes, la reine écouta ces cris d’enfant. Puis le silence plana. Elle se tourna vers Jean sans Peur et le vit qui, à la flamme d’une cire, brûlait des parchemins roulés en boule… les actes de mariage !
– C’est fini ! dit-il. Plus rien à craindre.
– Allons, dit la reine.
Escortés par le capitaine des gardes et ses hommes, dont deux allumèrent des torches, Isabeau et Nevers sortirent, évitant de regarder du côté de la flaque pourpre qui s’élargissait sur les dalles.
Sous son auvent, Saïtano guettait. Lorsqu’il vit paraître la reine, il s’avança. Son premier coup d’œil fut pour les mains du capitaine des gardes ; son deuxième pour celles de Jean sans Peur. Il les vit rouges, et il sourit.
– Madame, dit-il, une « erreur… » oh ! réparable, certes…
– Elle est réparée ! fit Isabeau, hautaine.
– Est-ce que la personne… a bu tout de même ? demanda-t-il avidement.
– Oui. Attention, reprit la reine avec rudesse. L’erreur, je vous la pardonne. Mais ce que vous avez promis…
– L’enfant mort, madame ! Donnez-moi l’enfant mort ! Le reste me regarde !
– On vous l’apporte ! dit sourdement la reine.
Elle s’éloigna, suivie de toute la bande, dans la lueur des torches, fatale, terrible – inconsciente peut-être.
– L’enfant qui vient de passer, poursuivi ! Je m’en doutais, songea Saïtano. Bien. J’ai quelques minutes…
Et il entra dans le logis, se dirigea au jugé vers la pièce dont, du dehors, il avait vu les baies teintées de lumière : l’oratoire. Il l’atteignit, s’y glissa, et tout de suite vit le cadavre. Rapide, silencieux, il courut s’agenouiller, souleva le corps, l’adossa au mur, posa sa main sur le cœur, comme avait fait Bois-Redon.
Alors un sourire d’inexprimable triomphe détendit ses lèvres. Il haleta :
– L’expérience est concluante. Voici une femme laissée pour morte. Le coup a atteint les sources de la vie. Elle devrait être morte. On a dû sûrement s’assurer qu’elle était morte… oui… mais elle a bu ! Elle a bu ma liqueur qui a arrêté la mort au seuil de cette blessure !… C’est donc bien vrai ! Je suis donc vraiment sur la trace de la grande découverte !… Et tout à l’heure, avec le sang de l’enfant mort mêlé au sang des trois vivants…
Il s’arrêta, flamboyant d’orgueil…
Puis, sans plus s’occuper de Laurence, morte ou vivante, d’un glissement de spectre, il se retira…
Elle demeura là, adossée au mur, comme Saïtano l’avait placée. Et son sein, d’un mouvement rythmique, se soulevait et s’abaissait. Le sang ne coulait plus de la blessure. Le cœur battait… ce cœur dont Bois-Redon avait constaté l’immobilité !…
La morte vivait…
Cependant, Hardy de Passavant bataillait dans la rue, reculait, revenait à la charge, attaquait, donnait un coup de griffe, reculait encore, refoulé par ces ombres qui le pressaient de toutes parts, refoulé vers la Seine, vers la Cité… vers le logis d’horreur où les trois vivants attachés sur des escabeaux « attendaient » l’enfant mort !… Il n’avait pas une blessure, pas une égratignure. Il se rendait compte qu’on le ménageait. Pourquoi ? Pourquoi ? Alors que lui en avait déjà blessé cinq ou six ! Que voulaient-ils ? À quoi cherchaient-ils à l’acculer ? Il s’affaiblissait. Il haletait. Des pensées d’épouvante l’assaillaient. Il avait la sensation qu’un danger pire que la mort le menaçait. Quoi ? Quel danger ?
– Plutôt mourir ! cria-t-il en se jetant une dernière fois sur les silencieux fantômes.
Plutôt que quoi ? Il ne savait pas. Mais il se rua pour mourir – pour échapper à la « chose inconnue », et dans le même moment, il s’affaissa, assommé par un coup sur le crâne.