IV HARDY DE PASSAVANT

L’évanouissement de Hardy fut bref. Lorsqu’il revint au sentiment des choses, il se vit étendu sur un plancher rugueux qui se balançait mollement, et il entendit le froissement soyeux de l’eau déchirée à intervalles réguliers ; il ne fit qu’ouvrir et fermer les yeux ; la vision lui resta, très nette, de deux formes noires, assises côte à côte sur un banc, et d’une tête penchée sur lui… ce fut un éclair : il était dans une barque, poussée par deux rameurs, et quelqu’un veillait sur lui.

Pourquoi dans une barque ? Où le conduisait-on ?…

De nouveau, il rouvrit et ferma les yeux. Cette fois, toute son attention s’était concentrée sur cette tête penchée. Hardy frémit. Sur ce visage de colosse, en toutes lettres, il venait de lire la volonté de le tuer.

Mais pourquoi ne le tuait-on pas ?…

Le colosse, l’homme qui l’examinait, c’était Bois-Redon.

Et Bois-Redon songeait :

– Pourquoi sans effusion de sang ? D’un seul coup de dague, ce serait fait. Et puis, le corps à l’eau, ni vu ni connu. Au diable le Saïtano et ses œuvres de maléfice ! Mort violente sans effusion de sang !… Que faire ? Un nouveau coup sur la tête ? Lui serrer les doigts à la gorge ?…

Traduction claire mais longue d’une pensée confuse qui ne fut qu’une bouffée… à peine le temps d’atteindre le milieu du fleuve. Si Bois-Redon, à cet instant, avait regardé de près l’enfant, il eût eu une notion exacte des formes que prend l’horreur sur un visage humain. Mais Bois-Redon s’était redressé. Il venait de choisir. Un coup d’assommoir sur la tête, c’est plus vite fait. Avec une effroyable tranquillité, Bois-Redon retroussait la manche de son bras droit.

Hardy, sur cette figure de poupée, vit la bouffée de pensée mortelle ; il vit le hideux préparatif ; il se raidit ; toutes les forces vives de son esprit, de son imagination, de son corps, de ses nerfs, il les appela, les condensa, pour ainsi dire.

– Il faut que je le tue, ainsi ! grogna Bois-Redon.

Il leva son poing, – masse de boucher.

Dans ce moment, la barque oscilla comme une balance affolée : les rameurs eurent à peine le temps de crier : Ho ! ho ! Nous chavirons !… Bois-Redon eut à peine le temps de lever le bras… D’une ruée frénétique, Hardy soudain debout, ses forces décuplées, repoussait violemment le colosse ; il y eut un juron furieux ; puis le bruit mou d’un corps dans l’eau… Hardy venait de sauter.

L’instant d’après, parmi ces lueurs vagues qui jaillissent des sillons liquides, les gens de la barque le virent qui émergeait. L’un d’eux leva sa rame. Bois-Redon, à temps, arrêta le coup, et hurla :

– Sans effusion de sang, qu’on t’a dit, triple brute !…

Et lui aussi, sauta.

La barque, doucement, se mit à descendre le courant, entre la double haie de maisons qui baignaient leurs pieds dans le fleuve, se maintenant de conserve avec les deux nageurs, impassible spectatrice du drame. Mais Bois-Redon vociféra :

– Voulez-vous bien déguerpir, truandaille !

La barque fit demi-tour. Bois-Redon se coupait ainsi tout secours possible. Mais il lui avait été ordonné de n’être vu de personne en entrant dans la rue aux Fèves.

Hardy était bon nageur ; il plongea, puis revint à fleur d’eau, puis, d’un effort méthodique, se mit à descendre le fleuve bordé de maisons, sans quais, sans berges. Avec la rapidité du souvenir et de l’imagination, il se dit qu’il ne retrouverait de berges pour aborder que soit devant le château du Louvre, soit devant la tour de Nesle. Tout affaibli qu’il était par la lutte et le coup reçu sur la tête, il nageait avec vigueur.

Il entendit derrière lui un clapotement ; une seconde il tourna la tête et il vit…

Une énorme silhouette de ténèbre plaquée sur ténèbre se dressait sur lui…

Le colosse, d’un effort, se soulevait hors de l’eau pour se laisser retomber de tout son poids sur Hardy. Dans la nuit, il y eut un ricanement, un rauque : « Je te tiens !… » puis plus rien : Hardy éperdu avait plongé. Bois-Redon, entraîné par l’élan, disparut sous l’eau…

Là, il y eût alors de terribles remous…

Tout de suite, Hardy chercha à remonter à la surface et, à chaque tentative, il se heurtait à un bras prêt à le happer, à ce grand corps qui se débattait, à cet ennemi qui, frénétiquement, le cherchait… Hardy étouffait, il râlait, il était au bout de ses forces… Une seconde, ils furent corps contre corps… D’un dernier recul de tout son être, Hardy se libéra… revint à l’air et se laissa aller à la dérive. Il ne voyait plus l’ennemi. L’instinct seul le soutenait encore et le guidait… Non loin de lui, sur sa gauche, une ombre se dressait, gigantesque fantôme qui semblait s’intéresser à ce drame.

Hardy reconnut ce fantôme : c’était la tour de Nesle… Le souffle court, les yeux agrandis, il put donner le suprême effort, il sentit qu’il touchait et se traîna vers la berge… Il n’en pouvait plus et dans cet instant il entendit que derrière lui quelqu’un s’avançait, le suivait pas à pas, sortait de l’eau en même temps que lui… Tout à coup, dans le lourd silence, la grosse cloche du Louvre, derrière, tinta fortement, sonna une demie. Hardy fut secoué de la tête aux pieds d’un tressaillement tel que son impression très nette – sa dernière impression ! – fut que le battant de la grosse cloche venait de le frapper à la nuque. Dans la même seconde, son être entier parut se pétrifier ; il tomba tout d’une pièce et demeura sur le sable, sans mouvement, sans respiration, sans vie…

Bois-Redon s’arrêta, soufflant, grognant, se secouant. Il se mit à genoux sur le sable en grommelant on ne sait quoi contre la nécessité de tuer les gens sans verser le sang :

– Tiens ! fit-il brusquement, il est mort !…

La besogne était toute faite. Bois-Redon cessa de grogner. Longuement, minutieusement, la main, puis l’oreille sur le cœur, il examina Hardy.

– Mort de noyade, fit-il enfin. Et pas une égratignure. Tout va bien. Allons !

Il prit le cadavre dans ses bras et s’aperçut alors qu’il était d’une inconcevable raideur. Il eût été impossible de plier un bras ou une jambe de ce cadavre.

– Oh ! frissonna Bois-Redon, est-ce donc que déjà la mort accomplit son œuvre ?… déjà ?… si vite ?…

Mais ennuyé d’en avoir pensé si long en une seule fois, il secoua la tête et, jetant le corps sur son épaule comme une planche, se mit en route, entra dans la Cité, parcourut la rue aux Fèves, étroite, noire, sinistre, s’arrêta devant la maison bancale et bossue qui ne tenait debout qu’en employant ses deux voisines comme béquilles. Au coup de marteau, Saïtano parut. Bois-Redon entra dans la première salle encombrée d’herbes qui séchaient en paquets, pendus aux poutres et aux murs…

– Passez, dit Saïtano.

Bois-Redon fit un rapide signe de croix et entra dans la deuxième salle. Le rideau était ouvert. Les trois « vivants » étaient là, sur leurs escabeaux, les veines de leurs tempes enflées par l’épouvantable effort tenté pour crier, les yeux fous, les cheveux hérissés. Et ils virent !… ils virent passer Bois-Redon avec, sur l’épaule, ce cadavre raide comme une planche…

– Passez, dit Saïtano.

Bois-Redon, blême, entra dans une troisième salle. Elle était dallée. Elle n’avait pour tout meuble qu’une grande table de marbre légèrement inclinée, et dans un coin, un seau en bois, dans ce seau une grande éponge. Bois-Redon comprit et déposa sur la table de marbre le corps de Hardy.

– Aidez-moi, dit Saïtano.

Il commençait à dévisser les fortes vis qui maintenaient au plancher les pieds des escabeaux. Bois-Redon obéit en grelottant. Bientôt les trois escabeaux furent transportés dans la salle dallée, près de la table de marbre, et les yeux fous des trois « vivants » se fixèrent sur le « mort »…

Bois-Redon partit. Une fois dans la rue, il se mit à courir comme un insensé… il avait peur !

Saïtano demeura seul – en présence du mort et des trois vivants.

C’était un homme sans âge, d’une extravagante maigreur, non sans beauté dans ses attitudes, avec un visage d’un sérieux angoissant où, sur des yeux qui perçaient jusqu’à l’âme, des yeux incandescents, on ne voyait que le front majestueux et terrible. On l’avait vu à Palerme, à Naples, à Venise, à Florence, patries de stryges et de sorciers. Il venait de Rome, et son regard, qui avait sans doute interrogé les descendantes des sibylles, gardait le reflet du mystère que les siècles ont fait peser sur la Ville Éternelle.

Saïtano songea tout haut :

– Encore un effort, et j’y suis ! Ce que j’ai vu de cette femme au logis de la rue Saint-Martin me prouve que je suis dans la bonne voie…

Ses yeux se heurtèrent aux regards de malédiction et d’horreur des trois enchaînés.

– Passavant ? reprit-il. Hardy de Passavant ? Ce doit être du beau sang très pur… Silence, vous autres, silence !…

Il disait cela aux trois bâillonnés dont les regards hurlaient. Ils entendaient ! Ils écoutaient ces paroles qui tombaient brûlantes comme du plomb fondu dans leurs pauvres cervelles affolées et s’y gravaient à tout jamais…

– Ne criez pas ainsi, leur dit-il. Vous ne pouvez me faire ni pitié ni peur. J’ai un nom qui exclut tout sentiment humain. Je m’appelle Science. Or la science possède une logique implacable. Qu’est-ce que la science ? La conquête de la vie. La vie sans fin ! L’éternité !… Cela doit arriver. Dans dix mille ans peut-être. Mais pourquoi pas aujourd’hui ? Il s’en faut d’un rien. Vie éternelle ! Quel rêve ! quel rêve !… Cette reine stupide s’imagine que je cherche le moyen de satisfaire ses pauvres, ses basses passions, et de supprimer le fou de l’Hôtel Saint-Pol !… Sacrifier ; cela ces trois vies humaines… ce serait horrible ! Les sacrifier pour dompter la mort et me faire l’égal de Dieu, c’est autre chose ! Taisez-vous ! Que sont vos trois vies, cent, mille, un millions de vies, si j’arrive à résoudre le grand problème !

Leurs têtes vacillaient. Ils étaient aux limites de la terreur. La folie flambait dans leurs yeux immenses remplis de plaintes et d’imprécations.

– Je vais, dit Saïtano d’une voix étrange et tremblante, je vais mêler votre sang vivants goutte à goutte, au sang de ce mort, Assez !… Allons !… Au travail !… Commençons par ouvrir le cœur de l’enfant mort !…

Il mit à nu la poitrine de Hardy, et posa un flambeau près de sa tête.

De l’armoire de fer, il sortit trois flacons pareils à celui qu’il avait donné à la reine, et il les plaça sur la table de marbre. Puis, dans une boîte, il saisit un outil d’acier très mince, très affilé. Un instant, il considéra cette peau blanche, fine, délicate…

Et tout à coup, il appuya la pointe du scalpel sur la poitrine.

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