En cette année 1407, Jean sans Peur habitait Paris. Entre la reine et lui, il n’y avait eu aucune explication. Des années s’étaient écoulées… Seulement, le regard d’Isabeau, lorsqu’il se fixait sur lui, était étrange.
D’ailleurs, en ce temps-là, Jean sans Peur était un puissant personnage qu’il fallait ménager. Son père, Philippe, était mort trois ans auparavant, en 1404. De ce fait, Jean sans Peur, alors âgé de trente-six ans, était duc de Bourgogne, comte de la Franche-Comté, seigneur de Brabant, de Limbourg, de Hollande, comte de Nevers, duc de Hainaut, l’un des plus redoutables souverains de l’Europe. Tout tremblait devant lui, non seulement dans ses États, mais en France, mais à Paris, mais à l’Hôtel Saint-Pol… tout ! – excepté Isabeau de Bavière. Il était le seul rival possible pour le duc d’Orléans qui, à peu près seul, gouvernait le royaume ; il y avait donc haine à mort entre Orléans et Bourgogne.
Quant à la petite algarade de sa jeunesse, – l’amante poignardée par lui, les actes de mariage secret brûlés, sa fille emportée pour être exposée, – l’avait-il oubliée ?… Nous verrons bien.
En tout cas, il n’avait pas oublié le « témoin… », l’enfant qui, suivant la parole de l’homme de la Cité, pouvait se dresser devant lui en disant : J’étais là ! J’ai vu…
Le jour où il avait pour la première fois remis les pieds à l’Hôtel Saint-Pol, son premier soin avait été de faire venir le geôlier de la tour Huidelonne. Et seul à seul, les portes fermées :
– L’enfant ? demanda-t-il.
– L’enfant ? dit le geôlier. Quel enfant ?… Ah, oui… excusez, monseigneur, il y a si longtemps… j’y suis maintenant.
– Eh bien ? dit Jean Sans Peur à voix basse.
– Eh bien, il est mort !
C’était une brute, ce geôlier. Un colosse dont la raison d’être était d’être colossal. On ne lui demandait pas de comprendre, ni d’entendre, ni de sentir quoi que ce soit. Son intelligence ? Une larve qui, péniblement, rampait, évoluait, parmi trois ou quatre idées d’anthropoïde : la faim, la soif, le froid, le chaud, en un mot la nécessité de son bien-être. En dehors de ces besoins, il avait une passion : l’épée. Il n’avait droit qu’au couteau, – et il aimait l’épée. Son suprême bonheur était de trouver un partenaire qui consentit à s’escrimer avec lui à la rapière – mouchetée ou non.
Or cette brute s’avisa de comprendre ce que voulait le redoutable seigneur. Il comprit que lorsqu’on lui avait livré l’« enfant », c’est qu’on avait voulu le faire tuer par la Huidelonne. Il comprit que son devoir, à lui, eût été d’aider la tour dans son assassinat.
Hardy de Passavant vivait.
La Huidelonne ne l’avait pas tué.
Et lui, geôlier, n’avait pas fait ce que la tour eût du faire.
Il comprit donc qu’en somme il y allait de sa tête. Et tranquillement, il répondit : L’enfant est mort. D’ailleurs il n’y avait plus d’« enfant ». Nul n’eut reconnu Hardy dans ce jeune homme qui habitait l’un des cachots. Et puis, nul ne descendait jamais aux souterrains de la Huidelonne.
Jean sans Peur donna une bourse au geôlier, et, pleinement rassuré dès lors, raya le « témoin » de sa mémoire. C’était bien fini… Hardy de Passavant n’existait plus.
Il existait !
Jeté dans ce cachot à l’âge d’homme, il eût succombé sans doute. Enfant, il s’adapta, s’obstina à vivre, grandit en s’accoutumant au poison de cet air qu’il apprit à respirer ; le cachot fit son éducation. Peut-être, maintenant, ne concevait-il pas d’autre existence.
Un jour, il y avait des années de cela, dans le temps où, furieux, désespéré, sanglotant, il ne pouvait croire à son malheur et refusait de se laisser retrancher de la vie, en ce temps donc, il avait une fois supplié le geôlier, les mains jointes, à genoux, de lui dire pour combien de temps il était enfermé… six mois ? un an même ?… tout ! mais savoir quand il sortirait ! quand il reviendrait à la lumière du jour ! quand il reverrait Roselys ! Le geôlier lui avait répondu :
– On ne sort de la Huidelonne que les pieds devant, et pour aller à la Seine.
Hardy avait compris qu’il était condamné à mourir là. Il eut alors une période de fureur pendant laquelle le geôlier n’osa plus entrer dans le cachot, et lui passa ses rations de pain et d’eau par une sorte de judas pratiqué dans la porte, comme on fait aux fauves à travers les barreaux de la cage.
À la longue, cette fureur et ce désespoir se transformèrent en une sorte de résignation entremêlée de crises de larmes pendant lesquelles il appelait Roselys. Le geôlier recommença à entrer dans le cachot. Puis cette résignation elle-même fit place à une indifférence terrible. Puis l’instinct d’activité se réveilla peu à peu. Il fit alors des marches de plusieurs lieues dans cet espace restreint. Il s’exerça à tirer sur les anneaux de fer scellés au mur, comme pour les arracher. Il se développait. Il grandissait. Les années passaient, et les anciennes impressions de son enfance fuyaient au fond des temps. En outre, au bout de quelques années, le geôlier se prit pour lui d’une sorte d’affection rudimentaire, qui se traduisit par l’offre de quelques séances d’escrime. On eût pu voir alors ce singulier spectacle du geôlier et du prisonnier ferraillant pendant des heures à la lueur d’un falot, dans ce cachot.
En ces occasions, le geôlier reconnaissant offrait à Hardy un gobelet de vin. Hardy acceptait avec joie la séance d’escrime qui lui détendait les nerfs, mais il lui refusait le vin, peut-être par une sorte de dignité qui survivait en lui.
Il s’était accoutumé à étudier tous les bruits du dehors, si faibles qu’ils fussent. Cela lui servait à mesurer le temps. En l’an 1407, le prisonnier était un jeune homme de taille élancée, pâle et les yeux brillants, la moustache bien dessinée, les cheveux retombant sur les épaules, gardant sous les lambeaux de vêtements que lui jetait le geôlier une sorte d’élégance instinctive. Sa figure était douce, et, chose étrange, elle semblait même parfois ironique et moqueuse.
À cette époque, sa vie passée était à peu près morte. Les détails en étaient confus. Laurence d’Ambrun, son logis de la rue Saint-Martin, ses équipées, ses batailles dans la rue, ce n’étaient plus que des images très effacées, prêtes à disparaître.
Le nom de Roselys ne revenait plus sur ses lèvres. Ce n’était plus qu’avec effort que, parfois, il arrivait à se retracer l’image de sa petite amie, et, naturellement, il la revoyait alors à l’âge de cinq ans, fillette à la grâce exquise. Mais son cœur ne battait plus comme jadis à cette évocation.
Puis ces vagues impressions finirent par s’évanouir.
Pour Passavant, il n’y eut plus au monde que son cachot et son geôlier.
Il avait d’ailleurs à peine idée de l’endroit où pouvait se trouver ce cachot. Il avait oublié qu’il existât un Hôtel Saint-Pol et une tour Huidelonne…
En cette année 1407, un soir, au moment où la porte s’ouvrait pour donner passage au geôlier, le prisonnier perçut des bouffées de bruits inaccoutumés, et demanda :
– Que se passe-t-il chez les vivants ?
Le geôlier raconta qu’une grande fête se préparait, et que, ce serait aussi beau que pour l’entrée d’Isabeau à Paris. Puis il ajouta :
– C’est pour la nouvelle venue…
– Une nouvelle reine ? interrogea le prisonnier.
– Non. Une guérisseuse. Il y a un mois qu’elle est ici, et, par ma foi, elle est presque reine. On l’appelle Odette de Champdivers…
L’incident n’avait aucun intérêt pour le prisonnier. Il l’oublia aussitôt. Et deux mois, à partir de ce jour, s’écoulèrent. Passavant avait alors vingt-quatre ans. Son plaisir, sa distraction unique était de s’escrimer contre le geôlier qui, parfois, descendait deux épées et disait : Allons, ma revanche !
Chose extrêmement digne de remarque : le prisonnier était devenu plus fort que le geôlier qui cependant était un terrible ferrailleur ; il eût pu en somme le tuer : pas une fois cette pensée ne vint à Hardy.
Depuis quelque temps, la résignation commençait à lui peser. Il y avait en lui une sève d’activité qui voulait déborder. Il avait beau briser son corps par la marche, l’exercice des anneaux et l’escrime, quand il tombait épuisé sur les dalles, il se disait qu’il ne s’était pas assez fatigué. Alors il se mettait à compter les pulsations du sang à ses tempes, ou bien, pendant des heures, il écoutait un grondement sourd et continu qu’il connaissait bien et qui, en quelque sorte, lui tenait compagnie. Jamais il n’avait su ce que signifiait ce grondement. Un jour, soit curiosité réelle, soit simple besoin de parler, il demanda au geôlier ce qu’on entendait là, par delà les murailles.
– C’est la grosse conduite d’eau qui alimente les fossés, dit le geôlier. Vous avez de la chance. Les infiltrations ne viennent pas chez vous comme dans le cachot au-dessous.
– Ainsi, dit Passavant, je n’aurais qu’à percer ce mur, et ce cachot serait inondé ?
– Mon Dieu, oui… Oh ! oh ! ajouta tout à coup le geôlier en considérant son prisonnier, est-ce que vous auriez l’idée de vous noyer ?
– Moi ? Oh ! non, je tiens trop à vivre…
– C’est que vous iriez droit au diable. Vous eussiez fait cela jadis quand vous êtes arrivé ici, vous auriez été peut-être pardonné dans l’autre monde. Maintenant, c’est autre chose. Car maintenant, vous êtes un homme.
Ce mot produisit sur Passavant un étrange effet. Il frémit. Il bégaya :
– « Un homme !… »
– Sans doute. Vous êtes dans la douzième année de votre séjour ici. Vous devez avoir vingt-quatre au vingt-cinq ans. Vous êtes un homme… tenez, alignons-nous, cela nous amusera, donnez-moi ma revanche.
Passavant, ce jour-là, refusa.
Il demeura immobile à la même place et répétant parfois à voix basse : « Maintenant, je suis un homme. » Ce mot, d’un coup, lui montra la profondeur de son malheur.
La terrible parole du geôlier fut pour lui l’heure qui sonne.
Cette heure sonnait son entrée dans un nouveau cycle de vie.
Passavant résolut de mourir, et dès lors, il y eut en lui une détente de cette morne désespérance qui était le fond même de ses sensations et de ses sentiments. Il lui vint d’abord une sorte d’orgueil à se dire qu’il en finirait quand il voudrait. Puis la pensée d’échapper au cachot par la mort lui procura un apaisement qui rafraîchit son cœur ; et, chose étrange, ce fut alors seulement qu’il se demanda avec fermeté « pourquoi » on l’avait supprimé de la vie, et « qui » l’avait fait jeter dans cette fosse.
Il ignorait Jean sans Peur.
Il n’avait nullement reconnu la reine dans la scène de l’oratoire.
Il songea vaguement à l’homme de la Cité. Il finit par se dire que sans doute c’était lui qui, pour des motifs inconnus, l’avait rayé de la liste des vivants. Il n’attacha d’ailleurs qu’une faible importance à cette recherche : curiosité de mourant. Et quelques jours plus tard il se mit à l’œuvre. Il n’avait d’autre arme qu’un outil de fer ébréché oublié un jour qu’on lui avait fait une réparation aux dalles. La mort par l’eau lui parut la plus facile. Avec son outil, il n’arriverait qu’à se blesser.
Il attaqua la pierre à un pied du sol et reconnut avec joie qu’elle était friable.
Au tout de huit jours de travail, il comprit qu’il touchait au but.
Le geôlier ne vit rien de cette tentative ; le prisonnier cacha facilement sous la paille qui lui servait de couche la poussière de pierre qu’il extrayait ; quant à l’orifice, toutes les fois qu’il entendait descendre, il le cachait en s’asseyant, le dos au mur.
Enfin, le soir vint où, au grondement distinct de l’eau, il jugea qu’il n’en était plus séparé que par quelques pouces de pierre. Il se remit à creuser.
Au bout de dix minutes, tout à coup, il sentit le vide…
L’eau allait venir !…
Malgré tout son désir de mort, Passavant frissonna, et fermant les yeux, demeura à genoux devant ce funèbre goulot qui allait lui verser la mort… Dans le même instant, il éprouva cette sensation bizarre, impossible, que déjà il sentait la fraîcheur de l’eau sur son corps, jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son front ! Que déjà il suffoquait !… Il ouvrit les yeux et ne vit pas une goutte d’eau autour de lui…
Il allongea le bras dans le boyau qu’il avait percé ; sa main atteignit la conduite d’eau : c’était du fer, des cylindres de fer, et le misérable outil ne pouvait rien contre une pareille carapace.
Passavant, condamné à vivre – du moins jusqu’à ce qu’il eût trouvé un autre mode de suicide – poussa un gémissement. Ce délai que lui imposait la mort lui parut une affreuse calamité.
Accroupi dans son angle habituel, de ses yeux luisants, il contempla cette porte par où, si souvent, dans les ténèbres, lui était apparue la stature colossale du geôlier pareil à l’un des titans silencieux penchés sur quelque anfractuosité de l’Etna. Il sentit que sa raison vacillait.
Alors, les larmes jaillirent de ses yeux, et son désespoir se mit à hurler. À genoux, il se traîna vers la porte. Sa prière ardente, d’un étrange rythme coupée de sanglots, s’éleva dans le silence : les mains jointes, le prisonnier parlait à la porte maudite et la suppliait… Ah ! de toutes ses forces, il la suppliait d’avoir pitié, de s’ouvrir pour lui, vivant ou mort…
Tout à coup la porte s’ouvrit !
Une éclatante lumière l’éblouit. Dans cette lumière, une jeune fille, un être d’ineffable beauté, un ange sans doute, se pencha sur lui. Cette jeune fille aux yeux pleins de larmes, à la voix suave, tremblante de compassion, oui, cet ange murmura :
– Ne pleurez plus, car voici la fin de votre malheur !