XII L’ANGE DE L’HÔTEL SAINT-POL

Une vingtaine de jours avant cette soirée où le prisonnier de la tour Huidelonne avait entendu ces lointains bruits de fête dont le geôlier lui avait donné l’explication.

Il y a huit jours que Roselys, fille de Laurence d’Ambrun et de Jean sans Peur, habite l’Hôtel Saint-Pol où le roi Charles VI lui a donné comme résidence toute l’aile droite de son propre palais.

Sa chambre à coucher est au premier étage.

Pour y arriver, il faut d’abord passer par l’appartement d’Honoré de Champdivers, c’est-à-dire deux pièces transformées en arsenal : masses d’armes, lances, rapières, dagues, haches de combat ; le vieux compagnon de Bertrand Du Guesclin, le guerrier de Transtamare contemple ces panoplies d’un air peu rassurant pour tout agresseur éventuel. Franchi ce camp retranché où il laisserait sans doute quelques plumes, ledit agresseur, avant d’atteindre la chambre d’Odette de Champdivers, aurait encore à traverser la région où s’est installée dame Margentine, autre pays ennemi, plus redoutable peut-être, hérissé qu’il serait de tous les obstacles et de tous les traquenards de la ruse féminine.

La chambre d’Odette, centre de son domaine familier, est entourée de diverses salles : un petit oratoire, un salon de repos, une salle des pages et suivantes, un très beau salon pour recevoir les intimes, une salle à manger meublée avec tout la magnificence de l’art gothique, aïeul et procréateur de tous nos arts d’ornement.

Mais tout cela, c’est l’appartement privé.

Le roi a voulu qu’Odette de Champdivers fût traitée sur le même pied qu’une princesse du sang. Elle a donc ses salles de fête, sa galerie de réception, sa salle d’armes où veillent nuit et jour douze archers royaux, ses écuries, ses suivantes, ses pages, son ménestrel, son aumônier, – toute une maison que Margentine et Honoré dirigent et commandent.

Elle est plus que princesse.

Tout l’Hôtel Saint-Pol répète le mot de Charles VI :

Elle est la petite reine.

Et telle est la pureté de cette figure, si candides, si francs, si loyaux sont les yeux, que nul dans cette cour prompte à chuchoter le scandale n’a eu un instant la pensée de détourner ce mot de son sens de gratitude et de respect. Disons tout de suite Odette a conquis les âmes de cette ville féodale. Elle est plus que princesse. Elle est plus que la petite reine…

Elle est l’ange de l’Hôtel Saint-Pol.

C’est un matin. Les fenêtres ouvertes donnent sur le jardin du roi tout en fleurs et laissent entrer ensemble le soleil et les parfums dans le salon particulier. Deux suivantes d’honneur. Deux pages, quelques gentilshommes. Le roi, heureux, attendri, respirant à pleins poumons. Et Odette, qui semblait connaître au tréfonds le métier de princesse, qui ne s’embarrasse de rien, sourit à tous, sourit à tout ce luxe qui ne l’étonne pas, qu’elle accepte sans éclat de joie, sans effarouchement, sans affectation de modestie, comme un naturel hommage.

Entre un homme tout vêtu de velours noir, tout saluant, tout en courbettes, suivi d’un valet qui porte un sac sur chacun de ses bras… C’est le trésorier royal.

– Madame, dit-il, Sa Majesté le Roi a fixé à vingt mille écus votre pension sur son trésor, et je me suis fait une gloire d’en apporter moi-même le premier quartier.

– Merci, monsieur, dit Odette. Merci, mon bon sire, ajouta-t-elle en se tournant vers Charles VI tout radieux. Mais c’est trop, vraiment. Grand-père, notez que nous emploierons le tiers de cette somme aux hospices de femmes, le tiers à mes aumônes personnelles, et il faudra bien qu’avec le dernier tiers nous vivions à l’aise.

Le trésorier est sorti. Aussitôt, il est remplacé par trois bourgeois de mine inquiète et jaune, serrant de grands écrins sous leurs bras. Ils plient le genou, puis, se relevant, ouvrent leurs écrins.

Ce sont les joailliers de Sa Majesté, tous trois établis sur le pont Notre-Dame.

– Oh ! les jolies choses ! s’écrie Odette en battant des mains. Comme tout cela brille, étincelle ! Jésus, est-ce là des pierres du soleil, ou bien est-ce des étoiles prises au ciel ?

– Ce sont joyaux pour vos mains, vos bras et votre col, dit le roi qui exulte. Ce sont parures qu’il faut que vous mettiez, car telle est la mode en notre cour… depuis que nous avons épousé Mme Isabeau, ajouta-t-il en s’assombrissant.

Mais la joie naïve d’Odette a vite fait de le dérider.

– Il faut donc choisir, dit-elle, choisir parmi ces belles choses ? Jamais je ne saurai…

– Vous n’avez pas à choisir, Odette : tout est à vous.

Et le roi frotte ses mains pâles et maigres. Les joailliers remettent les bijoux dans les écrins qu’ils laissent ouverts sur la table, et se retirent à reculons, tout courbés. Soudain la jeune fille s’attriste, une larme vient perler à ses paupières, plus brillante et plus pure que ces diamants qu’on vient de lui donner.

– Odette ! Odette ! Qu’avez-vous ?…

– Ah ! cher sire, je songe que ces pierres blanches ressemblent bien aux pleurs qu’il a fallu verser pour tant d’argent qu’elles représentent, et que ces rubis rouges sont tout pareils à des gouttes de sang…

Le roi, un instant, demeure pensif. Il soupire. Il se trouble. Et enfin il murmure :

– C’est étrange, Odette. Vous me dites ce que disaient mes Marmousets avant qu’on ne les eût chassés. Patience. Ils reviendront peut-être ! En attendant, prenez, prenez sans crainte, et pour me rendre heureux.

Elle courut au roi et, ignorante de toute étiquette, lui tendit les deux mains.

– Vous êtes ma fille bien aimée, murmura le roi Charles VI. Jamais je ne ferai assez pour vous. Lors même que je m’appauvrirais pour vous enrichir, je serais encore votre débiteur. Ne vous étonnez pas, mon enfant. Vous n’avez pas vu ce palais avant votre venue : il était vide, c’était le logis d’un pestiféré. Et le roi, Odette, vous ne l’avez pas vu tel qu’il était : pauvre être honteux qui ne trouvait pas de coins assez sombres pour y cacher sa misère, que les valets dédaignaient de saluer quand d’aventure il se hasardait au plein jour au lieu de confier à la nuit ses terreurs comme il en avait l’habitude, dans les cours désertes. Aujourd’hui le roi est réveillé. Le roi est roi ! Dans son palais accourent les courtisans. Tout vibre. Tout respire. Tout est joie autour de moi. Cette résurrection, je vous la dois. Qui êtes-vous ? Qu’êtes-vous ? Je l’ignore. Ce que je sais seulement, c’est que voici le neuvième jour que je vous ai rencontrée, ange de Dieu. Et depuis, plus de guérisseurs autour de moi pour m’épouvanter de leurs prédictions sinistres. Plus de moines cherchant en vain à m’exorciser. Des jours heureux, des nuits paisibles, un sommeil que rien ne trouble. Jamais, depuis quinze longues, quinze effroyables années, je n’ai eu un repos aussi durable, aussi sûr. Et qu’a-t-il fallu pour cela ? Un regard de vos yeux, un peu de la pitié de votre cœur… Odette, quoi que l’avenir nous réserve à tous deux, pour ces quelques jours de bonheur, de toute mon âme, je vous bénis…

Ce fut le soir de ce même jour qu’Odette fut présentée à la Cour.

Dans l’immense galerie des Preux, qui était en quelque sorte la salle d’honneur du palais du roi, vers neuf heures du soir, attendait la foule bariolée des courtisans.

– Le roi ! cria tout à coup un huissier. Place au roi !…

Charles VI entra, donnant la main à Odette de Champdivers. Un silence effrayant s’abattit sur l’immense foule. Tous les yeux se fixèrent sur la nouvelle venue. Puis un long murmure s’éleva. C’était l’admiration qui parlait.

Pâle, glaciale, Isabeau vit venir à elle celle que déjà, sans la connaître, elle appelait la rivale. Odette de Champdivers s’inclina en une gracieuse révérence. Le roi prononça :

– Aimez-la, madame, pour l’amour de moi.

Tout le monde vit que la reine détournait la tête sans répondre. Odette pâlit. Sous le regard aigu de la reine, elle frissonna.

– Oh ! songea Isabeau, je suis perdue si cette fille reste à l’Hôtel Saint-Pol !…

Et lorsque le roi s’éloigna, elle se tourna vers son capitaine, Amaury de Bois-Redon, à qui elle fit signe d’approcher… Ceci était redoutable : On a vu Bois-Redon à l’œuvre !

Déjà, le roi marchait à Jean sans Peur, duc de Bourgogne…

Frémissant, les yeux hagards, les dents serrées, frappé en coup de foudre par une passion furieuse, Jean sans Peur, depuis l’entrée d’Odette, fixait sur elle un ardent regard de feu.

Et lorsque, conduite par le roi, Odette de Champdivers… Roselys !… sa fille !… Odette s’arrêta devant lui, en lui-même il cria :

– Par le ciel ! Il faut que cette fille soit à moi !

En même temps, Jean sans Peur esquissait une de ces salutations brèves et rudes dont il avait le secret. Déjà, le roi passait, et se dirigeait vers le duc de Berry. Celui-ci s’inclina en parfait courtisan. Car si le duc de Bourgogne ressuscitait l’astuce, la force et l’audace de l’un de ces anciens maires du palais qui se saisirent violemment de la couronne, Berry évoquait la froide politique, l’énergie sans gestes, l’élégant scepticisme de quelque Périclès du temps où Athènes était à qui savait la prendre en la caressant.

– Sire, dit-il, je suis bien heureux d’avoir eu, le premier, la pensée de faire venir ici cette noble demoiselle qui guérira Votre Majesté…

Le roi remercia, passa, et Berry, entre ses dents, murmura :

– Oui, elle te guérira… si elle vit ! Et elle vivra… si je n’y mets bon ordre !

Charles VI et Odette s’arrêtèrent devant Louis d’Orléans, frère du roi ; c’était un élégant seigneur, alors âgé de trente-cinq ans. Il aimait le jeu, le vin, les belles, comme dans la chanson. Il ne méritait pas d’avoir près de lui, dans sa vie, un être de haute et sereine beauté d’âme tel que Valentine de Milan. Coureur de rues en masque, aimant à se colleter avec le guet, connaissant toutes les bonnes tavernes de Paris, toujours prodigue, toujours à court d’argent, il ne manquait pourtant ni de cœur, ni d’esprit et il était brave. Il eut un mot qui alla au cœur d’Odette :

– La duchesse d’Orléans est depuis quinze jours à Pierrefonds, dit-il, sans quoi, elle eût ce soir disputé à Votre Majesté l’honneur de donner la main à cette belle demoiselle.

– Et je me fusse laissé vaincre, mon frère, car la duchesse est la seule femme de la Cour à qui je voudrais confier cette noble enfant…

Quant à Odette, elle se garda bien de dire un mot qui pût laisser deviner qu’elle connaissait, aimait et admirait Valentine, « sa belle marraine ». La présentation continua.

Et cependant, depuis quelques moments, trois personnages de cette assemblée, lentement, évoluaient l’un vers l’autre, presque sans le vouloir, magnétiquement attirés par des passions diverses qui se concentraient sur la même tête : Odette de Champdivers. Tandis qu’on admirait l’aisance naturelle, la grâce modeste, et les nobles attitudes de la « petite reine », Jean sans Peur et Berry – deux rivaux, deux ennemis mortels – s’étaient rejoints. Et tous deux, peu à peu, sans se le dire, c’est vers Isabeau de Bavière qu’ils se dirigèrent.

Lorsqu’ils furent ensemble, ils comprirent qu’ils devaient faire trêve à leurs haines. Isabeau, en voyant venir Jean sans Peur, éteignit l’éclat sauvage de ses yeux et sourit…

– Elle a oublié ! songea le duc de Bourgogne.

– Tu y viens ! rugissait Isabeau dans son cœur. Ô ma vengeance ! Tu as attendu pendant des années, mais je crois que ta patience n’en sera que mieux récompensée !

– La reine va être folle de jalousie, se disait Berry. Jean de Bourgogne va être fou d’amour. Il faut que de ces deux passions écrasent la petite Champdivers…

C’était un formidable trio de bêtes féroces.

À ce moment, celle qu’il s’agissait de dévorer traversait la salle dans toute sa longueur pour se retirer. Une double haie profonde se forma pour la regarder encore. Elle passa, sans fierté ni modestie, souriante et si jolie, si vraiment exquise, qu’au moment où elle franchit la porte il y eut un sourd murmure qui se gonfla et presque aussitôt éclata un grand cri de :

– Noël à la petite reine !

À cette explosion d’admiration répondit un strident éclat de rire qui glaça de terreur cette multitude charmée par la grâce de la « guérisseuse du roi ». Tous se tournèrent vers la vaste estrade surélevée d’une marche et couverte de tapis, sur laquelle Isabeau de Bavière avait pris place.

On la vit debout, une main appuyée à son fauteuil, drapée d’une robe de lin d’une éclatante blancheur, la gorge et les bras nus, rutilante de pierreries qui jetaient leurs feux à chacun de ses mouvements, admirable statue taillée en plein marbre et si étrangement belle, d’une beauté tragique, d’un si puissant contraste de beauté avec celle d’Odette, avec des flammes à ses yeux d’où se dégageaient de magnétiques effluves, oui, si belle et si menaçante que, cette fois, l’admiration prit sa forme la plus poignante, qu’un silence terrible tomba sur la salle, et que d’un même mouvement, on vit toutes les têtes s’incliner très bas…

Un instant, sur cette foule à demi prosternée qui semblait l’adorer, l’idole promena ses regards étincelants et superbes qui disaient :

– C’est moi qu’on doit admirer et aimer ! Est-ce que je ne suis pas la plus belle et la plus puissante ! Malheur à qui me trahit ! Malheur à qui se détourne de la reine, pour porter ses hommages à l’intrigante !…

Puis, satisfaite sans doute d’avoir d’un geste et d’un regard dompté son peuple, elle reprit sa place à son fauteuil, distribuant les sourires prometteurs, enfiévrant tous ces hommes qui évoluaient autour d’elle.

Et, au moment où s’étant incliné devant la souveraine triomphatrice, le peuple de l’Hôtel Saint-Pol redressait la tête, il frissonna tout entier en voyant que, pour la première fois, le duc de Bourgogne et de duc de Berry se trouvaient réunis, échangeant d’amicales paroles aux côtés d’Isabeau de Bavière !…

Louis d’Orléans, frère du roi, vit ce redoutable conciliabule…

Et il sentit qu’il avait froid dans les veines, et sur sa nuque passa un léger souffle glacé…

Peut-être l’avant-coureur de la mort !

Telle fut cette soirée de la présentation où, chose qui n’était pas arrivée depuis des années, la Cour se tint au palais du roi, et à la suite de laquelle Odette de Champdivers, officiellement, devint l’un des personnages du drame historique qui se jouait sur la vaste scène de l’Hôtel Saint-Pol.

Cet Hôtel Saint-Pol, cette ville qui avait ses rues, ses carrefours, ses places, elle la parcourut, l’étudia, la connut bientôt dans ses tours et détours. Escortée de Charles VI et d’Honoré de Champdivers, elle prit plaisir à admirer la belle ordonnance des palais disséminés dans les jardins d’où ils émergeaient comme des îlots de pierre d’un océan de verdure.

Seulement, ils évitaient les jardins et les palais de la reine.

Et sur ce point, Odette ne faisait aucune observation, car elle se sentait haïe d’Isabeau.

Mais ils évitaient aussi le terrain vague au fond duquel se dressait la tour Huidelonne ; et, sur ce point, plus le roi cherchait à la détourner d’y aller, plus la curiosité d’Odette s’éveillait.

– Sire, disait-elle, qu’y a-t-il dans cette tour semblable à un fantôme ?

– Des prisonniers, répondait le roi.

– Des prisonniers ! frissonnait Odette. Et qu’ont-ils fait ?

– « Je ne sais pas », répondit Charles d’une voix sombre.

C’était un mot terrible. Charles VI ne se doutait pas qu’il faisait là le procès de la monarchie. Odette n’en pensait pas si long. Mais la Huidelonne hanta ses rêves.

Un soir de lune, Odette prit une grande résolution : elle se décida à aborder la Huidelonne, à l’interroger, à lui demander : « Que me veux-tu, fantôme de pierre ?… » Honoré de Champdivers revêtit donc sa casaque de cuir, passa un bon poignard à sa ceinture, et tous deux, par les vagues sentiers que le pas des geôliers avaient tracés à travers les mauvaises herbes, s’en furent jusqu’au pied de la tour Huidelonne et s’arrêtèrent devant la porte de fer.

Odette tremblait. Tous deux écoutaient le silence…

Et soudain, dans, ce silence qui enveloppait la tour, une voix monta ce fut une plainte lointaine qui venait des entrailles du sol ; cela dura quelques secondes, puis tout se tut encore.

– Oh ! murmura Odette, c’est le sanglot d’un mort qui cherche à soulever la pierre tombale…

Champdivers, effrayé de la voir grelotter, l’entraîna rapidement. Mais maintenant elle savait le secret de la Huidelonne. Il y avait là quelqu’un d’enterré, quelqu’un qui voulait revivre et appelait au secours… Elle eut des songes fantastiques, et il lui sembla que des choses, des êtres vus dans une vie antérieure, il y avait bien longtemps de cela, commençaient à s’évoquer dans ses rêves. Parfois, elle se prenait le front à deux mains et songeait : Cette voix, cet appel déchirant du mort qui veut vivre, où l’ai-je entendue ? Quand ? Pourquoi fait-elle tressaillir mon cœur ?

Un matin du mois d’octobre, elle osa, seule, s’aventurer dans les ronces ; elle vit au pied de la tour, devant le trou noir de la porte ouverte, une cariatide énorme, un bas-relief sculpté là, dans son immobilité immuable, elle ne savait quoi de colossal, un être appuyé sur une masse, un couteau à la ceinture, et tout à coup elle vit que le bas-relief esquissait un mouvement, que la cariatide la regardait, cela vivait… c’était le geôlier. Éperdue, sachant à peine ce qu’elle faisait, elle courut à lui, et lui mettant une pièce d’or dans la main, haleta :

– Je veux savoir qui pleure, qui crie, qui se lamente toutes les nuits dans ces souterrains…

– C’est le prisonnier, dit le geôlier, si ébloui de cette apparition qu’il en laissa tomber l’écu brillant.

– Le prisonnier ! fit-elle impérieuse, quel prisonnier ?

– Prisonnier d’État.

– Depuis combien de temps est-il dans cette tombe ? Dites ! Dites vite !…

– Ah !… douze ans… oui, douze ans.

– Le malheureux !… Il a donc vieilli sous ces pierres ! Il est vieux ? Dites !…

– Vieux ? Non pas. Il doit avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans…

Odette s’enfuit, épouvantée. Vingt-cinq ans d’âge ! Et douze ans de cachot ! L’inconnu, « le mort qui voulait revivre » était donc dans cette tombe depuis l’âge de douze ou treize ans !… Prisonnier d’État ! Qu’est-ce qu’un enfant de douze ans avait bien pu faire contre l’État !

Alors son rêve prit une figure. À cet inconnu muré, scellé sous les pierres de la Huidelonne, elle donna un corps, un visage, elle lui parla, et elle l’entendait lui dire : Venez à moi, sauvez-moi, je me meurs !

Il paraît qu’Odette de Champdivers eut alors avec Charles VI des entretiens secrets qui inquiétèrent la Cour. Elle demandait. Quoi ? On ne savait. – Ma couronne, peut-être, disait Isabeau. Le roi, pendant huit jours, refusa. Mais le neuvième, lorsque la nuit fut noire, il s’enveloppa d’un manteau, et escorta Odette jusqu’à la tour. Honoré réveilla le geôlier qui vit avec étonnement ces deux hommes et reconnut avec une confuse admiration religieuse l’apparition d’ange qu’il avait eue devant la porte, un matin. L’homme au manteau tendit au geôlier un parchemin scellé du sceau royal : « Ordre de laisser visiter le prisonnier ».

Il s’inclina. Tous descendirent. Ils s’arrêtèrent devant la porte du cachot. Le geôlier tenait un falot. Honoré de Champdivers alluma une forte cire qu’il avait apportée ; à tout hasard, il avait sa dague à la main. Le roi était sombre.

– Écoutez ! Écoutez ! murmura Odette. Ah ! cette plainte funèbre me déchire le cœur. Écoutez ! Oh ! écoutez la prière et les sanglots de celui qui meurt là !… Ouvrez ! Ouvre, geôlier, ouvre, je le veux !…

Le geôlier obéit. La porte fut ouverte. Et Odette frissonnante, bouleversée de pitié, vit ce jeune homme à genoux sur les dalles, les mains levées vers elle, les yeux hagards. Champdivers gronda un juron. Le roi tressaillit. Le geôlier, immobile et muet, assistait à cette scène sans la comprendre. Odette se pencha sur le prisonnier et, d’une voix faible, prononça les paroles d’espoir et de vie qui jaillissaient de son cœur.

Le prisonnier s’était relevé. Avec une douloureuse stupeur, il regardait ces gens descendus dans son enfer, mais ses yeux s’attachèrent sur Odette, il parut vouloir parler, et sans doute il ne trouva pas la parole qu’il fallait dire, car d’un geste lent, doux et ardent, il serra avec force ses mains amaigries, il les joignit en une prière muette plus terrible que ses sanglots de tout à l’heure…

Odette se tourna vers Charles VI.

– Il faut le délivrer, dit-elle.

– Impossible, mon enfant. Un prisonnier d’État !… Il y a le conseil. Que suis-je ?… Si peu encore. Attendez que je reprenne l’autorité… Je vous promets…

– Ah ! interrompit Odette avec exaltation, vous n’êtes donc pas l’homme bon que je croyais ! Vous n’avez donc pas de cœur ! Vous n’êtes donc pas ému de tant de désespoir !

– Odette ! Que dites-vous !…

– Prisonnier d’État à douze ans !… Il a vingt-quatre ans, et il y en a douze qu’il est dans cette tombe ! À qui ferez-vous croire qu’un enfant de cet âge a pu commettre un crime d’État !…

– Odette, vous ne savez pas…

– Non, je ne sais pas, et ne veux pas savoir ! Je ne sais qu’une chose, c’est que vous avez souffert, et que vous devez comprendre la souffrance des autres. Attendre ! Mon Dieu, attendre !… Quoi ? Qu’il soit mort ?…

Le roi, de plus en plus assombri, considérait le prisonnier qui, peu à peu, revenait au sentiment des choses.

Ses yeux, maintenant, disaient la belle intelligence de cet esprit, et son attitude fière traduisait tout ce qu’il y avait en lui d’indomptable et de brave. Il fit un pas. Il s’inclina devant Odette.

– Madame, dit-il, tout à l’heure je voulais mourir. Je ne sais qui vous êtes, ni pourquoi vous daignez vous intéresser au malheureux que je suis. Mais maintenant que je vous ai vue… quoi qu’il advienne… ah ! maintenant que vos yeux se sont portés sur moi… je le sens, je n’aurai plus le courage de me tuer… car maintenant, vous avez mis de la lumière là où il n’y avait que des ténèbres, vous avez fait fleurir l’espérance dans ce cœur qui maudissait la vie…

– Vous vivrez ! dit-elle fébrilement. Je vous le jure, moi ! Vous, vivrez et serez libre ! – Il faut le délivrer, reprit-elle en revenant à Charles VI. Ou je croirai que vous êtes ingrat, impie ! Et alors je croirai aussi que si Dieu vous a envoyé la démence, c’est que vous la méritiez ! Et alors, oh ! je le jure ! je croirai aussi que je ne dois pas m’opposer au châtiment décrété là-haut… et je quitterai l’Hôtel Saint-Pol !

– Odette ! Odette ! Ne m’abandonnez pas ! cria Charles VI. Demain, je…

– Tout de suite ! dit Odette.

– Eh bien… hésita le roi.

– Ah ! mon cher seigneur, cria-t-elle, je vois que vos yeux réprouvent l’iniquité. Je vois que vous condamnez ce crime commis contre un enfant ! Laissez donc… ah ! laissez parler votre cœur !

– Eh bien, dit Charles VI, il est libre ! Venez, monsieur…

Passavant eut un faible gémissement. Son cœur bondit. Son regard étincela.

– Libre ! frémit-il. Libre !… Moi !…

– Pas encore ! dit une voix rude, rauque et calme.

Le geôlier, le colosse, appuyé d’une main sur sa masse, l’autre à la garde de son couteau, s’était placé sur le seuil du cachot. Il était une porte vivante.

– Vous avez, dit-il, un ordre pour visiter le prisonnier, non pour le délivrer. Dehors ! Hors de la tour ! Ou j’appelle les gardes du roi !… Qui a donc donné l’ordre de mettre en liberté cet homme ?

Charles VI laissa retomber son manteau, et prononça :

– Ordre du roi !

Le geôlier, tomba à genoux et se courba jusqu’à toucher les dalles de son front.

– Le roi ! bégaya-t-il. J’ai osé crier : « Dehors ! » au roi !… Je suis un homme mort !…

– Le roi ! répéta Hardy de Passavant – non qu’il reconnût Charles VI, mais il avait entendu le geôlier.

Charles VI, un instant, considéra le geôlier prosterné. Puis :

– Relève-toi, dit-il. Le prisonnier est libre. Mais nul ne doit le savoir. Si on te demande ce qu’il est devenu… tu répondras…

Le roi chercha ce qu’aurait à répondre cet homme. Mais le geôlier avait déjà trouvé, lui :

– Majesté, dit-il, je répondrai ce que j’ai répondu un jour à quelqu’un qui-me demandait en effet ce qu’était devenu l’enfant…

– Et qu’as-tu répondu ?…

– Qu’il était mort !

Le prisonnier fut secoué d’un frisson. Il fit deux pas rapides, saisit le bras du geôlier, et d’un accent qui fit frémir le roi et Champdivers :

– Et qu’a dit cet homme quand il sut que j’étais mort ?

– Il a dit que c’était bien et m’a donné une bourse.

– Ah ! gronda Passavant. Et comment s’appelait ce quelqu’un qui s’intéressait tant à ma mort ?

Le geôlier haussa les épaules en signe d’ignorance. Peut-être ne mentait-il pas. Le prisonnier le lâcha. Odette, alors, fit ce qu’avait fait Jean sans Peur le jour où il avait interrogé le geôlier : elle lui donna sa bourse qui contenait une douzaine de pièces d’or.

Alors, elle tendit la main au prisonnier et lui dit doucement :

– Venez… Votre malheur est fini…

Il prit en tremblant cette main fine qu’on lui offrait et se laissa conduire. Ce fut ainsi qu’elle le mena en haut de l’escalier et le fit sortir de la tour Huidelonne. Là, il demeura quelques minutes, haletant, grisé par la vue du ciel splendide où les étoiles mystérieuses voguaient à travers l’infini, grisé par cette impression délicieuse, presque douloureuse de cet air pur qui envahissait ses poumons… Et comme, à ce moment, elle voulait retirer sa main, dans cette seconde de vertige qui le faisait vaciller, il se retint à cette main… et elle la lui laissa…

À travers la petite lande inculte, puis à travers les jardins embaumés, ils s’avancèrent ainsi. Derrière eux venaient le roi Charles VI pensif, étonné de la joie profonde que lui causait l’acte qu’il avait accompli, et Honoré de Champdivers tout ébahi, qui se disait : « Comme elle mène le roi ! Sang du Christ, c’est pourtant le roi de France qui obéit à ma petite Odette, comme j’eusse obéi à messire Bertrand !… »

Ils allaient ainsi, dans la nuit, parmi les derniers parfums d’automne, sous la caresse des étoiles, et ils ne savaient pas que tous deux ensemble dégageaient le charme puissant de la jeunesse et de la beauté…

C’était un merveilleux couple fait pour l’amour.

C’était Roselys… c’était Hardy…

Quand ils approchèrent du palais, le roi arrêta d’un geste leur petite troupe, et dit :

– Pourquoi étiez-vous détenu à la tour Huidelonne ?

– Je ne le sais pas, dit Hardy.

– Jurez-moi, monsieur, jurez-moi que vous ne le saviez pas ?

– Je le jure, dit Hardy.

– Et il y a douze ans que vous étiez dans ce cachot ?

– Douze ans, oui.

Charles VI, méditatif, se tut encore. Peut-être songeait-il que dans les geôles de Paris il y avait bien d’autres prisonniers qui ne savaient pas, ne sauraient jamais la cause de leur malheur. Il soupira et dit :

– Vous êtes libre. Vous quitterez l’Hôtel Saint-Pol dès tout à l’heure. Adieu, monsieur. Si par hasard, autour de vous, vous entendez maudire le roi Charles VI, racontez seulement ce qui vient de se passer et nous serons quittes.

Passavant s’inclina avec une grâce altière et dit :

– Je vous le promets, sire. Mais je vous promets aussi que pour cela je ne me tiendrai pas quitte envers vous. Adieu, sire. Que Dieu garde votre Majesté !…

Le roi fit un dernier geste de la main et rentra au palais. Honoré de Champdivers et Odette, accompagnés du prisonnier, gagnèrent l’aile de ce même palais qui était leur résidence. Odette rentra dans ses appartements après avoir dit quelques mots à Honoré. Il sembla au prisonnier qu’il retombait subitement dans la nuit de son cachot.

Quelques heures se passèrent, pendant lesquelles Honoré de Champdivers exécuta sans doute à la lettre les instructions que lui avait données Odette, car vers six heures du matin, lorsqu’elle entra dans ce salon où nous l’avons vue recevoir trésorier et joailliers, elle vit un gentilhomme qu’elle ne reconnut pas tout de suite. Il était vêtu d’un costume de velours chamois, le justaucorps serré à la taille, les manches ouvertes selon la mode. Ainsi transformé, malgré sa maigreur, malgré la pâleur mate de son visage, c’était un cavalier de haute mine.

Odette l’examina quelques secondes.

Puis, sans rien dire, elle alla à une panoplie, et parmi vingt rapières, choisit la plus forte, la plus flexible, une vraie lame royale venue des fabriques d’Espagne. Et elle la tendit au jeune homme.

Le chevalier de Passavant prit l’épée, la contempla un instant, puis il s’inclina très bas, et doucement baisa la poignée de fer ouvragé.

Ce fut son remerciement.

Le cœur d’Odette battit un peu plus vite.

On remarquera qu’elle ne lui demanda pas son nom : soit qu’elle n’attachât pas d’importance au détail, soit par une sorte de délicatesse, car en ce temps, l’hôte était un être sacré qu’il ne fallait pas interroger. Ce nom, même, l’eût-elle entendu, que, selon toute probabilité, il n’eût éveillé en elle aucun souvenir.

Ces deux êtres d’élite, donc, comprirent qu’ils n’avaient rien à se dire ; Odette se disait que toute allusion à ce qui venait de se passer pouvait contenir un reproche ; Hardy se disait que toute parole de remerciement serait banale et vide de sens.

Le jour venait. Sur les vitraux, se glissaient les longues coulées des lumières d’aube.

– Il faut partir, dit Champdivers. Dans un quart d’heure, les cours seront pleines de valets.

Ils se mirent en route vers cette partie de l’enceinte qui longeait la Seine. Il y avait là une porte bâtarde non gardée, dont le vieux soudard s’était procuré la clef – peut-être chez le roi lui-même. Odette vint jusque-là, prit la clef des mains d’Honoré, et ouvrit elle-même la porte. Une longue minute Odette de Champdivers et le prisonnier, Roselys et Hardy demeurèrent l’un devant l’autre, sans un mot, les yeux dans les yeux… Enfin, elle baissa les paupières, et, d’une voix qui tremblait un peu, elle dit :

– Allez… et que Dieu vous conduise !…

Alors, le chevalier de Passavant murmura :

– Dites-moi votre nom, afin qu’aux heures d’orage, si j’oublie d’invoquer le nom de ce Dieu qui m’a oublié, je puisse invoquer le vôtre…

Elle répondit dans un souffle :

– Odette !…

Quand elle leva les yeux, elle vit Champdivers qui refermait la porte. Le prisonnier avait disparu. Elle s’en alla, pensive, lentement, comme à regret. Quant à lui, plus d’une heure, il demeura près de cette porte, le cœur battant. Lorsqu’il regarda autour de lui, il vit la Seine joyeuse, les berges animées par les cris des mariniers, et là-haut, le soleil qui montait dans le ciel pur. Il jeta un dernier coup d’œil sur les sombres murs d’enceinte de l’Hôtel Saint-Pol, et, frémissant, ébloui, en lui-même, il cria :

– Vivre ! Vivre ma vie ! Vivre… et aimer !

Alors, se secouant comme un jeune faucon après la tempête, le chevalier de Passavant fit son entrée dans Paris.

– Comme c’est joli, la vie !… Mais qui diable a eu cette pensée biscornue de m’enfourner pour douze ans dans ce taudis sans lumière ? Bah ! N’y pensons plus !

Et il n’y pensait plus !… Il voulait vivre, s’enivrer de vie, et c’est tout. – J’ai soif ! disait-il. Et il entrait dans la première auberge, faisant sonner ses éperons, frappant sur la table du pommeau de l’épée, comme s’il n’eût fait que cela depuis des années, fouillant l’escarcelle que lui avait remplie Champdivers, vidant son gobelet de cervoise ou d’hypocras. Et il allait plus loin. – J’ai faim ! Et il abordait dans la rue quelque marchande d’oublies, lui jetait un petit écu, s’en allait, riant et croquant ses pâtisseries.

Le chevalier de Passavant, d’un pied leste, l’œil joyeux, le nez au vent, la main à la garde de la rapière, se faufilait au travers de la foule.

Mais tout à coup son cœur se mit à palpiter… il venait d’entrer dans la rue Saint-Martin !

Quelques instants plus tard, il était devant le logis Passavant.

Accoté à ce mur auquel, dans la nuit terrible, douze ans avant, s’était appuyé Saïtano, Passavant contempla la demeure où avait vécu son père, était morte sa mère, où s’était écoulée son enfance.

Sa gorge se serra. Il sentit ses paupières se gonfler. Mais les larmes qui l’auraient soulagé ne vinrent pas.

– Tiens, fit-il, je ne puis plus pleurer ?…

Le logis était délabré. Nul n’en avait pris soin. Un manteau de poussières couvrait les verrières de l’oratoire. Des ardoises manquaient au toit. De petits arbustes poussaient aux fentes du mur d’enceinte.

– Entrons chez moi, dit Passavant.

Et, au grand ébahissement des gens de l’auberge d’en face, il escalada le mur. Par une fenêtre du rez-de-chaussée dont il brisa les vitraux, il pénétra dans l’intérieur, et tout de suite monta à la salle où, jadis, il se tenait d’habitude, salle de jeu où traînaient encore des poupards, et sur une table, des livres enluminés.

Les souvenirs assoupis s’éveillèrent d’un seul coup. Des images effacées reprirent toute leur fraîcheur comme s’il les eût soudain exposées au grand jour. Tout le passé, vivant et vibrant, se dressa devant lui. Et d’une voix d’angoisse éclatante quand même, à grands cris, comme s’il eût été sûr qu’elle allait accourir ainsi qu’autrefois, il appela :

– Roselys ! Roselys !…

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