On a vu que la duchesse d’Étampes avait prévenu François Ier que Margentine et Gillette étaient installées au pavillon des gardes.
Au moment où la duchesse sortait de chez le roi, Sansac se fit annoncer et fut aussitôt reçu.
Il arrivait de Paris à franc étrier, et il fallait qu’il eût à dire des choses bien graves pour qu’il se montrât en plein jour avec son visage affreusement balafré par un large sillon rougeâtre.
– Te voilà donc enfin ! s’écria le roi. Par Notre Dame ! si mes amis m’abandonnent je vais périr d’ennui.
Sansac regarda le roi.
Il le vit blêmi, maigri, les yeux cerclés de rouge ; des plaques livides tachaient son visage, et au coin de ses lèvres, on eût dit qu’une sorte de lèpre s’était déclarée.
– Pourtant, Votre Majesté a bonne mine, dit le gentilhomme.
– Laissons cela ! fit le roi en secouant la tête. Tu viens nous retrouver, et j’en suis bien heureux… Je vais faire prévenir La Châtaigneraie et d’Essé…
– Sire, dit Sansac, Votre Majesté me pardonnera. Je désire repartir de Fontainebleau le plus tôt possible. Je suis simplement venu annoncer au roi certaines choses assez étranges qui se passent à Paris…
– Parle, fit le roi étonné.
– Eh bien, sire, il y a deux jours, j’ai eu besoin de voir notre grand prévôt.
– Monclar ?
– Oui, sire. Et je me suis rendu le soir – car je ne sors plus que la nuit, comme les hiboux – je me suis rendu, donc, à l’hôtel de la grande prévôté. Or, savez-vous ce que j’y ai appris ? Que le comte de Monclar, subitement devenu fou, avait quitté l’hôtel et qu’on ne savait ce qu’il était devenu !
– Que m’apprends-tu là ! s’écria François Ier.
– La vérité, sire.
– Et je n’en suis pas informé ! Sans doute, c’est au dauphin qu’on a porté la nouvelle !
Le roi fit quelques pas dans son cabinet, le visage enflammé par un de ces accès de colère folle qui faisaient trembler le Louvre et Paris – et parfois la France entière.
– Nous allons voir, gronda-t-il, si je suis encore le roi… Sansac, tu vas partir pour Paris avec La Châtaigneraie et d’Essé… Je n’ai confiance qu’en vous trois. Je te nomme grand prévôt, entends-tu !
Sansac s’inclina sans joie. Pour ce gentilhomme, la vie avait fini du jour où il n’avait plus été le « beau Sansac »…
– Je te donne pleins pouvoirs, ajouta furieusement le roi qui, tout en parlant, s’était mis à écrire et remplissait divers parchemins. Tu prendras possession de la grande prévôté. Tu feras jeter à la Bastille mon grand chancelier et le gouverneur du Louvre… Ah ! nous allons voir… pars à l’instant… Montgomery !
Le capitaine des gardes apparut.
– Montgomery, dit le roi d’une voix rauque, rendez-vous à l’instant à l’appartement du dauphin, et de là à celui de Mme Diane…
– Sire ! voulut intervenir Sansac.
– La paix ! Vous arrêterez mon fils, Montgomery. Vous arrêterez Mme Diane… Allez… et voyez si La Châtaigneraie et d’Essé sont par là…
– Sire, dit Montgomery qui était un peu pâle, au moment où Votre Majesté m’a appelé, j’accourais justement vers elle pour lui dire… pour la prévenir…
– Dire quoi ! Voyons… parlez donc, monsieur !
– Sire, on vient de trouver sur la pelouse du parc, à cent pas de l’étang, le cadavre de M. d’Essé, la poitrine trouée de part en part…
– Quel est le misérable ?… rugit Sansac. Pardonnez, sire !
– On ne sait rien ! répondit Montgomery.
Àce moment, il se fit un grand bruit dans l’antichambre, et Bassignac, le valet de chambre, entra en criant :
– Sire ! Quelle affreuse nouvelle pour Votre Majesté ! M. de La Châtaigneraie est mort !
– Mort ! répéta sourdement le roi.
– Mort ! s’écrièrent Sansac et Montgomery, cette fois avec un commencement de terreur.
– Mort assassiné, reprit Bassignac ; on vient d’apporter au château le cadavre du malheureux gentilhomme, et les gens qui ont rempli ce funèbre office disent avoir trouvé le corps dans une rue écartée qui s’appelle la rue aux Fagots.
Montgomery tressaillit, pâlit, et murmura à part lui :
– Je donnerais ma tête à couper que l’assassin s’appelle Triboulet !
– C’est bien, Bassignac, dit le roi, laisse-nous !
Le valet de chambre se retira.
Montgomery attendait, avec le pressentiment que cette nouvelle modifierait peut-être les idées du roi.
Celui-ci, en effet, était comme foudroyé.
– Montgomery, dit le roi avec effort… ce que je vous ai dit…
– Je vais l’exécuter, sire ?
– Non ! mettez que je n’ai rien dit… Et que personne ne sache !
– Oh ! sire… Votre Majesté sait bien…
– Oui… vous êtes un fidèle… Allez, Montgomery.
Montgomery sortit.
Dès l’antichambre, le capitaine se demandait :
– Dois-je prévenir le dauphin… le roi de demain ?…
François Ier, demeuré seul avec Sansac, se leva et reprit sa promenade, mais, cette fois, lente et morne. Le gentilhomme remarqua alors combien le roi était affaissé, et quels terribles changements s’étaient faits en lui depuis qu’il avait quitté Paris…
– Dois-je partir, sire ? demanda-t-il.
– Non, répondit le roi d’une voix presque suppliante ; reste… je n’ai plus que toi à qui me fier ici !
Et ce qui acheva d’épouvanter François Ier, ce fut l’attitude même de Sansac, Autrefois, en semblable circonstance, le gentilhomme eût conseillé au roi la violence… Maintenant, il se taisait…
– Oh ! songea-t-il avec une profonde amertume. Il est donc bien vrai que je suis condamné !
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Ces nouvelles apportées coup sur coup, la folie du comte de Monclar, la mort de La Châtaigneraie et de d’Essé, avaient porté un coup terrible à François Ier.
Et dans cette âme gangrenée d’égoïsme comme le corps était gangrené par un mal incurable, il n’y eut pas un regret sincère donné au bon serviteur qu’avait été le grand prévôt, aux braves compagnons de plaisir et de péril qu’avaient été La Châtaigneraie et d’Essé.
Le roi ne pleura que sur lui-même.
Puis, peu à peu, comme il arrive parfois dans les tempéraments exorbités, sa douleur se transforma. Les images de ses compagnons flottèrent indécises, finirent par disparaître et furent remplacées par l’image de Gillette.
Quelques heures après la nouvelle des catastrophes, François Ier ne songeait plus qu’à s’emparer de Gillette.
Mais, au lieu d’y penser avec des hésitations comme il avait fait jusque-là, il y pensait avec fureur.
Il rêvait une mort monstrueuse…
Il éprouvait une joie funeste, avec des tremblements nerveux, à imaginer son propre cadavre étouffant en des bras glacés la jeune fille vaincue…
Dans le délire amoureux de François Ier, la Vie et la Mort, enlacées, enchevêtrées, formaient un étrange tableau dont le dessin macabre se traçait en lignes de feu dans son imagination surchauffée.
Puis ce fut la Belle Ferronnière qui passa devant ses yeux, provocante, lubrique, admirable de beauté en la nudité de son corps, mais un masque de squelette rongé grimaçait sur son visage.
Et toujours il en revenait à cette fantastique création de son délire :
Il était mort… mort d’amour… mort de volupté.
Et ses bras de cadavre enlaçaient dans une étreinte indéniable le corps de Gillette palpitant de vie et d’horreur.
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Àl’heure du dîner, le roi annonça qu’il ne mangerait pas. Au moment de son coucher, il renvoya Bassignac qui, inquiet, s’assit dans l’antichambre et attendit…
Pendant de longues heures, le roi subit, chercha, créa la série turpide des tableaux qui l’enchantaient et le tuaient. C’était une agonie de volupté.
Bientôt de violentes lancinations attaquèrent le crâne. En même temps, les entrailles se tordirent sous l’effet du mal.
Minuit était sonné depuis longtemps déjà, et le roi se débattait encore silencieusement.
Cela dura deux heures encore…
Tout à coup, les douleurs des entrailles se calmèrent ; mais, aussitôt, il lui parut qu’on enfonçait des aiguilles de feu dans ses paupières. Il ferma les yeux, et ne s’en trouva pas soulagé…
Alors, les horreurs de la mort lui furent visibles comme si elle eût été toute proche. Il voulut se lever pour échapper aux fantômes de son délire. Il fit deux pas et tomba lourdement, avec un cri déchirant…
Il est trois heures après minuit.
– Le roi se meurt… Le roi va mourir !…
Dans le château, où des lumières vont et viennent, dont toutes les fenêtres sont éclairées, ce mot court de bouche en bouche.
Les habitants du château, réveillés en sursaut, attendent la fin de la crise…
Et les appartements de François Ier étaient déserts.
Seuls, Bassignac et Sansac, que le valet de chambre avait couru chercher, avaient pénétré dans le cabinet royal. Ils avaient porté le roi sur son lit, l’avaient déshabillé, et Bassignac s’était élancé au dehors en quête du chirurgien de François Ier.
Ce chirurgien, après l’avoir inutilement demandé partout, il finit par le trouver dans l’appartement du dauphin Henri.
Là, il y avait cohue.
Au premier rang des courtisans empressés à saluer le soleil levant, Montgomery racontait à voix basse au fils de François Ier une histoire qui devait sans doute l’intéresser beaucoup, car le dauphin écoutait avec une attention profonde.
Bassignac, ayant aperçu le chirurgien dans l’embrasure d’une fenêtre, traversa la cohue… En arrivant à la fenêtre, il s’aperçut que le chirurgien causait avec Mme Diane de Poitiers. Que pouvait-elle lui dire ?
Sans souci de l’étiquette, Bassignac tira le chirurgien par la manche.
– Que se passe-t-il, Bassignac ? fit Diane de Poitiers.
– Le roi est gravement indisposé ; ne le savez-vous donc pas, madame ? dit le valet de chambre.
– Oh ! mon Dieu !… mais il faut prévenir monseigneur le dauphin ! s’écria Diane qui s’éloigna aussitôt en jetant un regard au chirurgien.
Celui-ci suivit Bassignac.
Comme le valet de chambre partait en courant, il se heurta à Jarnac qui poussa un cri de douleur accompagné d’un juron. Bassignac était trop préoccupé pour s’arrêter.
Mais le chirurgien, lui, s’arrêta.
– Cet imbécile vous a heurté ? demanda-t-il.
– Oui, mort Dieu, et cela me brûle…
– Bon !… Je verrai tout à l’heure votre épaule. L’essentiel est que la compresse ne soit pas tombée…
Le chirurgien s’élança à son tour.
Jarnac entra dans l’appartement du dauphin et alla droit à Diane de Poitiers.
– Comment va votre épaule ? demanda celle-ci.
– Aussi bien que possible, bien que l’enragé qui m’a fourni ce coup d’épée, grâce à l’obscurité, n’ait pas ménagé le fer… mais j’aurai ma revanche lorsque j’aurai deviné à quel diable j’ai eu affaire ! En attendant, il s’agit d’autre chose… Tout à l’heure, dans l’espoir de retrouver une piste, je me suis, après que ma blessure eut été pansée, rendu avec une lumière à l’endroit où je me suis rencontré avec l’enragé en question… Savez-vous ce que j’ai trouvé dans l’herbe ?…
– Voyons ! fit Diane.
Jarnac lui tendit un carré de papier.
– J’ai eu la curiosité de l’ouvrir, acheva-t-il. Lisez, et vous verrez que c’est assez intéressant…
Diane de Poitiers ouvrit la lettre et la lut à diverses reprises.
– Qu’en dites-vous ? demanda Jarnac.
– Attendons ! reprit Diane… Le chirurgien va tout à l’heure m’apporter une réponse. D’après cette réponse, la lettre trouvée sera ou ne sera plus utile. En tout cas, elle est de bonne prise.
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Sur son grand lit armorié, François Ier râlait.
L’idée de la mort avait pris en lui un développement monstrueux.
Mais elle n’arrivait pas à étouffer la passion qui délirait dans ce corps.
Les paroles qui lui échappaient dénonçaient ce double état d’âme et de corps.
– Mourir dans les bras de Gillette… mourir avec elle… Oh ! c’est affreux de mourir si jeune… mais je mourrai en l’étouffant de baisers…
– Sire ! sire ! chassez ces idées…
– Oh ! mes yeux… Ce sont mes yeux qui me brûlent ! Oh ! ces flammes qui me passent sur mes paupières !… Je suis sûr qu’un baiser de cette jeune fille les rafraîchirait…
– Buvez, sire, dit le chirurgien en présentant aux lèvres du roi une potion calmante.
Le roi but avec avidité.
– Ah ! c’est vous ! dit-il en saisissant la main du chirurgien. Où est Rabelais ? Je veux qu’on m’envoie Rabelais !…
– Mon illustre confrère n’est pas au château, sire ; mais je tâche à le remplacer autant qu’il est au pouvoir de ma faible science…
– Oui… oui… vous aussi vous êtes un savant…
Le roi, d’un signe renvoya Bassignac.
– Le roi va mieux ! dit le chirurgien.
Bassignac se hâta de sortir pour colporter cette nouvelle, jouissant d’avance de la consternation des courtisans.
– Va, toi aussi, dit François Ier à Sansac, doucement.
Sansac consulta le chirurgien d’un coup d’œil.
– Sa Majesté vient d’avoir une crise violente… la crise est montée à son point culminant, elle va maintenant redescendre par degrés. Je réponds des jours de Sa Majesté, si elle veut bien suivre mes prescriptions…
– Dieu sauve Sa Majesté ! murmura Sansac.
Et cet homme de fer sortit en pleurant. Car, à force de partager les plaisirs et les dangers du roi, il s’était attaché à lui profondément…
Le roi se tourna alors vers le chirurgien.
– Dites-moi mon état, fit-il avec une certaine fermeté.
– L’état de Votre Majesté n’est pas alarmant.
– Et moi, je vous dis que je suis condamné !… Peut-être ai-je encore trois mois à vivre… Mais à quoi bon !…
– Votre Majesté est robuste. Le sang peut se régénérer sous l’influence des herbes qui calment et purifient…
François Ier secoua la tête.
– Pourquoi mentez-vous ? dit-il rudement. Vous savez mieux que moi que le mal dont je suis atteint est incurable…
Le chirurgien garda le silence.
– Vous voyez bien ! s’écria le roi avec désespoir.
– Sire !… j’avoue que le mal de Votre Majesté est difficile à guérir… Mais ce n’est pas trois mois que vous pouvez vivre, si vous voulez…
– Six mois, n’est-ce pas ? fit le roi avec amertume. Cette fois encore, le chirurgien demeura silencieux.
– Écoutez, dit alors François Ier ; ces quelques misérables jours d’existence qui me restent, je n’en veux pas… Écoutez-moi… Taisez-vous… et obéissez… Je veux que d’ici à la pointe du jour, vous m’ayez composé une potion qui me rende toutes mes forces pour huit jours, pour moins même… Je veux, pendant ces heures suprêmes redevenir jeune, ardent, tel enfin que j’étais il y a vingt ans… le pouvez-vous ?
– Oui, sire… Mais si je vous donne cette potion, je vous tue !
– Composez-la toujours et apportez-la-moi… Je verrai…
– Sire, je répète à Votre Majesté qu’elle va au suicide…
– Taisez-vous, monsieur ! râla le roi. Que demain matin j’aie cette potion, il y va de votre vie !…
– Le roi l’ordonne ?…
– Oui ! Je vous l’ordonne !…
– C’est bien, soit… Vous serez obéi…
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Peut-être était-ce un honnête homme que ce chirurgien.
Peut-être simplement eut-il peur… mais il résolut de se taire et de tenter ensuite un suprême effort pour détourner François Ier de son funeste projet.
En sortant de chez le roi, il aperçut Diane de Poitiers qui l’attendait avec impatience.
– Eh bien ? demanda-t-elle.
– Sa Majesté a eu une crise, mais rien ne prouve que le roi soit en danger… Il sera sauvé s’il consent à prendre du repos… et surtout, ajouta-t-il, si… on écarte soigneusement de lui… la cause de l’excitation.
– Quelle cause ? fit Diane de Poitiers.
– Les femmes ! répondit celui-ci avec rudesse.
Il s’éloigna.
– Les femmes ! songea Diane… Et il peut être sauvé ! Oh ! la lettre !
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Le chirurgien s’était élancé vers son appartement, où un laboratoire était installé.
Nous avons dit que c’était peut-être un honnête homme.
L’idée de préparer la potion qu’il avait promise au roi le révoltait. Il s’assit dans un fauteuil, et, la tête dans les deux mains, se prit à réfléchir.
Au loin, à quelque beffroi, quatre heures du matin sonnèrent lentement.
Àce moment, on frappa à sa porte, et, s’imaginant qu’on venait le chercher pour courir chez le roi, il s’empressa d’ouvrir.
C’était Diane de Poitiers.
Elle entra et referma soigneusement la porte.
– Voyons, dit-elle, mettez-moi bien au courant…
– Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit, madame. Le roi peut être sauvé… momentanément, du moins…
– Que faudrait-il pour cela ?
– Le repos le plus complet… vous m’entendez, madame ?… c’est-à-dire non seulement le repos du corps, mais celui de l’esprit. Et par repos, madame, je comprends seulement… le repos… des sens…
– Parlez librement, fit Diane de Poitiers ; les circonstances sont trop graves pour perdre du temps aux métaphores.
– Soit, madame. Je dis donc que le roi peut et doit se livrer à ses exercices ordinaires, même les plus violents. Au contraire, la chasse, les tournois, tout ce qui peut amener d’abondantes transpirations et dompter les sens ne peut que lui être favorable. Mais il faut qu’il cesse d’une façon absolue tout commerce féminin ; il faut même qu’il chasse tout à fait de son esprit toute pensée amoureuse… moyennant quoi…
– Achevez…
– En suivant ces prescriptions avec rigueur, et en se soumettant à une médication raisonnable, Sa Majesté peut vivre encore cinq ou six ans…
– Cinq ou six ans ! répéta Diane de Poitiers.
– Et peut-être même, conclut le chirurgien, pourrait-on enrayer le mal grâce à l’extrême vigueur du roi… Malheureusement son tempérament, d’une ardeur démesurée, a maîtrisé sa volonté. Loin de rechercher le calme qui peut le sauver, le roi m’a commandé de lui faire une potion excitante…
– Excitante ? interrogea Diane.
– Une potion qui, pour quelques jours, lui rendrait toutes les facultés de la jeunesse…
– Cette potion… pouvez-vous la composer ?
– Je le puis, madame, mais je ne le ferai pas !
– Pourquoi ?
– Parce que je tuerais le roi avec un philtre de ce genre aussi sûrement qu’avec une balle de mousquet dans la tête ou un coup de poignard dans la poitrine…
– Je comprends, maître ; mais il vous est bien difficile de résister ouvertement aux ordres de Sa Majesté…
– Aussi, madame, ne résisterai-je pas ouvertement. Je préparerai pour Sa Majesté une potion calmante, et je lui dirai que c’est le philtre qu’elle m’a demandé…
– Et lorsque le roi s’apercevra que vous l’avez trompé, vous serez arrêté et jeté dans quelque basse fosse…
Le chirurgien pâlit.
Diane de Poitiers se leva et alla à lui.
– Il faut composer ce philtre, dit-elle froidement.
– Madame, que me demandez-vous là !…
– Écoutez-moi bien, maître ; les minutes sont précieuses. Il y a dans ce couloir, derrière cette porte, deux hommes qui vont entrer, si j’appelle… Voyez plutôt…
Diane alla vivement ouvrir la porte. Dans le corridor, le chirurgien aperçut en effet deux hommes.
Ils étaient masqués, et il ne put les reconnaître. Mais, à leurs costumes, il jugea que c’étaient des gentilshommes.
Diane referma la porte.
– Savez-vous ce qui arrivera si j’appelle, maître ?
– Je ne m’en doute pas, madame, fit le médecin qui, de pâle, était devenu blême.
– Eh bien, ces deux hommes entreront et vous poignarderont sans pitié. Vous avez une minute pour vous décider. Ou vous répondez de composer le philtre, ou sinon j’appelle…
Le chirurgien hésita environ douze secondes, laps de temps énorme, si l’on réfléchit qu’il tenait Diane de Poitiers pour incapable de faire une menace vaine et si l’on songe qu’elle avait déjà travaillé l’esprit du malheureux dans l’appartement du dauphin.
– Madame, balbutia-t-il, je ferai la potion.
– Bien maître, c’est tout ce que je vous demande. Maintenant, rassurez-vous. Votre conscience sera à l’abri de tout reproche. C’est à moi, à moi seule que vous remettrez votre philtre. Quant au roi, vous ferez comme vous avez dit : vous lui apporterez la potion calmante. Veillez seulement à ce que les deux flacons soient identiques. Si, au moment où vous apporterez au roi votre potion, il se trouve quelque personne auprès de Sa Majesté, il sera bon que cette personne sache que cette potion est inoffensive. Moyennant la bonne exécution de toutes ces prescriptions, comme vous dites, vous serez, maître, nommé chirurgien de Sa Majesté Henri II, roi de France. Vos appointements seront doublés, et des titres de noblesse vous seront acquis. Cela vous paraît-il suffisant ?
Le chirurgien s’inclina en tremblant.
– Finissons-en, maître. Combien de temps vous faut-il pour préparer vos deux potions… la bonne et la mauvaise ?…
– Environ deux heures, madame.
– Prenez-en trois. Àhuit heures, je serai ici. Je pense que nous sommes d’accord sur tous les points ?…
– Oui, madame !…
– Àhuit heures ! dit Diane de Poitiers d’un ton de voix qui fit frémir l’infortuné médecin.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un peu après huit heures, le chirurgien se dirigea vers l’appartement du roi.
Comme il allait pénétrer dans l’antichambre, une femme sortit d’une chambre voisine et le saisit par le bras.
C’était la duchesse d’Étampes.
– Vous allez porter au roi la potion qu’il vous a demandée ?… dit-elle à voix basse.
– Madame…
– J’ai tout entendu, cette nuit, lorsque Sa Majesté vous a parlé ! Avez-vous songé, monsieur, qu’obéir au roi c’est le tuer ?…
– Madame, dit le chirurgien en baissant la tête, la potion que j’apporte est inoffensive…
– Comment cela ?…
– Je ne puis m’expliquer davantage, madame, mais je vous jure sur le salut de mon âme que je porte au roi une potion calmante et non le philtre qu’il m’a demandé.
– Vous êtes un brave homme, vous ! s’écria la duchesse qui embrassa sur les deux joues le médecin affairé.
– Le roi ne mourra pas ! songeait la duchesse en regagnant ses appartements. Ah ! ma chère Diane, rira bien qui rira la dernière !…
– Comment le roi a-t-il passé le reste de la nuit ? demanda alors le chirurgien à Bassignac.
– Sa Majesté n’a pas tardé à s’endormir, dit-il.
– C’est l’effet de la potion que je lui ai fait prendre…
– Mais le sommeil a été coupé de cauchemars, à en juger par les paroles incohérentes qui échappaient à Sa Majesté…
– Nous allons voir cela…
Et le chirurgien voulut passer outre.
– Maître ! fit Bassignac d’un voix suppliante.
– Que voulez-vous, mon ami ?…
– Est-il dans votre intention d’obéir à Sa Majesté…
Le médecin poussa un soupir et son visage s’assombrit.
Tout à coup, il montra à Bassignac le flacon qu’il apportait :
– Vous voyez ce flacon, n’est-ce pas ?
– Oui ! fit ardemment le valet de chambre.
Le chirurgien regarda anxieusement autour de lui.
– Écoutez-moi bien, fit-il brusquement en se penchant vers Bassignac. Tant que le roi ne boira que du contenu de ce flacon, je réponds de sa vie, vous m’entendez ?
– J’entends… Oh ! soyez béni !
– Mais, ajouta le médecin d’une voix si basse qu’à peine elle était intelligible, si le flacon est changé, je ne réponds plus de rien…
Et laissant Bassignac frissonnant d’espoir et de terreur, il entra dans la chambre du roi.