XXXV DISPOSITIF DE COMBAT.

Àce moment, il était environ onze heures.

Madeleine Ferron se mit à marcher rapidement en longeant le mur du parc. Son idée était d’aller jusqu’à l’auberge du Grand-Charlemagne et de voir le chevalier de Ragastens.

La lettre qu’elle avait écrite devenait alors inutile. Elle voulut la déchirer pour en jeter les morceaux le long du chemin. Mais elle la chercha vainement : la lettre avait dû tomber pendant ce court duel avec l’inconnu qui l’avait attaquée.

Madeleine ne put retenir un blasphème.

Tout à coup, il lui sembla qu’à dix pas devant elle des ombres cherchaient à se dissimuler le long du mur d’enceinte.

S’étant arrêtée un instant, elle s’avança, intrépide.

L’instant d’après, elle reconnut que trois ou quatre hommes s’adossaient au mur, comme s’ils eussent espéré ne pas être vus.

Elle passa sans qu’on lui eût dit un mot.

– Sans doute des maraudeurs, songea-t-elle.

Mais, au même instant, elle pensa que des maraudeurs l’eussent attaquée ; une idée soudaine éclaira son cerveau, et elle revint brusquement sur ses pas.

Les inconnus étaient encore là, attendant sans doute qu’elle se fût éloignée.

En arrivant à leur hauteur, Madeleine, comme si elle se fût parlé à elle-même, se mit à dire :

– Il est décidément trop tard, je préviendrai demain M. de Ragastens.

Comme elle l’avait prévu, ou espéré, un mouvement se fit parmi ces hommes qui, après quelques mots changés à voix basse, s’élancèrent et l’entourèrent.

– N’ayez pas peur, monsieur, dit l’un deux… mais nous vous avons entendu prononcer un nom…

– Le vôtre, Monsieur le chevalier de Ragastens, dit Madeleine Ferron.

C’était en effet le chevalier.

Il reconnut à la voix Madeleine Ferron.

– C’est notre bonne protectrice ! s’écria-t-il. Vous me cherchiez donc, madame ?

– Oui… nous avons à causer, mais pas ici…

– Retournons à l’auberge, dit Ragastens.

– Ce sera encore un jour de perdu ! prononça une voix jeune dont l’accent fit tressaillir Madeleine, qui répondit :

– Un jour de perdu pour retrouver Gillette, n’est-ce pas, monsieur ? C’est d’elle que je viens vous parler…

– Allons !… s’écrièrent les hommes avec émotion. Ils se mirent en route silencieusement ; il était plus de minuit lorsqu’ils arrivèrent à l’auberge du Grand-Charlemagne. Quelques instants plus tard, ils étaient réunis dans la grande salle de l’auberge.

Le premier regard de Madeleine Ferron fut pour Manfred.

– Il faut, dit-elle, puisque je vous retrouve, que je vous remercie encore de m’avoir sauvé la vie…

– Vous avez sauvé la mienne, madame, dit Manfred en s’inclinant autant par politesse que pour échapper au regard pénétrant de cette femme.

En effet, ce regard lui disait clairement :

– Te rappelles-tu cette minute de délire où tu me proclamas ton amour !…

Manfred ne se la rappelait que trop. Et il eût donné une année de son existence pour effacer cette minute, où, par la pensée, par l’intention, il avait trahi sa bien-aimée Gillette.

La Belle Ferronnière comprit sans doute ce qui se passait dans le cœur du jeune homme, car elle détourna son regard qui fit le tour des assistants.

Il y avait Triboulet, Ragastens, Lanthenay, Spadacape et Manfred.

– Madame, dit alors Ragastens, vous nous avez promis de parler de Gillette. Pardonnez notre hâte à tous, et cette hâte vous la comprendrez lorsque vous saurez que M. Fleurial, ici présent, est le père de Gillette, et que mon cher fils, Manfred, est son fiancé…

Madeleine tressaillit :

– Vous dites que M. Manfred est votre fils ?…

– Oui, madame, dit Ragastens.

– Ah ! fit Madeleine, j’en suis bien heureuse…

Ni Ragastens ni Manfred ne comprirent cette étrange exclamation.

Au bout d’un instant, elle reprit :

– Et Gillette est fiancée à M. Manfred ?

– Ou du moins ces deux enfants s’adorent…

Et elle répéta :

– De cela aussi je suis heureuse. M. Manfred est un noble caractère, et Gillette est la fille la plus charmante que j’aie jamais vue…

– Vous l’avez donc vue ? s’écrièrent à la fois Triboulet et Manfred.

– Un peu de patience, dit-elle en souriant. Dans ce qu’a dit tout à l’heure M. de Ragastens, une chose m’a surtout étonnée… il a dit que M. Fleurial est le père de Gillette…

– Je le suis, madame, dit Triboulet d’une voix que l’émotion faisait trembler ; je le suis autant que peut être père un homme qui a recueilli une enfant, l’a élevée, l’a adorée, et a fait de son bonheur le but de son existence…

– Je comprends, fit Madeleine en hochant la tête. Chevalier, et vous, messieurs, j’ai vu Gillette… j’étais avec elle il y a à peine deux heures.

Tous ces hommes gardèrent un silence poignant.

– Soyez tout d’abord rassurés, prononça Madeleine : cette enfant a échappé à tous les dangers qui l’enveloppaient, je dis à tous, messieurs, et je n’ai pas besoin d’insister sur la nature de ces dangers, puisque Gillette se trouve dans la maison du roi de France…

– Sauvée ! murmura Triboulet dont les yeux se remplirent de larmes, tandis que Manfred, incapable de prononcer un mot, serrait à les briser une main de son père et une main de Lanthenay.

– Oui, ajouta gravement Madeleine, sauvée, mais non hors de danger, et si vous m’en croyez, il faut agir le plus tôt possible.

– Agir ! s’écria Triboulet avec désespoir… Mais comment ?… Depuis que nous sommes à Fontainebleau, dix tentatives ont échoué coup sur coup… Ce soir, nous étions résolus à sauter dans le parc, à tuer une sentinelle et à marcher sur le château…

– Où vous n’auriez pas trouvé celle que vous cherchez… Bénissez le hasard qui m’a placée sur la route de Gillette… Messieurs, apprenez d’abord que l’enfant n’est plus dans le château ; elle est avec sa mère dans un pavillon du parc.

– Avec sa mère !…

Cette exclamation leur échappa à tous.

– Sans doute ! fit Madeleine. Sa mère… Margentine…

– Margentine ! s’écria Manfred ! Ah ! je comprends maintenant ce que la pauvre folle voulait me dire pendant qu’elle soignait ma blessure !

– Margentine ! s’exclama à son tour Ragastens ; cette malheureuse à qui Gillette a été arrachée à temps !

– Messieurs, dit Madeleine Ferron, il y a là un mystère que je vais éclaircir d’un mot. La malheureuse Margentine m’a raconté sa lamentable histoire. Margentine, messieurs, a été folle ; elle ne l’est plus depuis qu’elle est auprès de sa fille. Margentine, qui est-ce ?… Une demoiselle de Blois qui a eu le malheur de rencontrer il y a dix-huit ans François de Valois… Vous devinez, messieurs, le drame qui précipita cette créature aimante dans la folie… Trahie par celui qu’elle adorait, bafouée, abandonnée dans une scène tragique, sa fille perdue, elle sombre dans la démence… et elle ne revient à la raison que pour retrouver son enfant menacée par le même homme qui l’a perdue, elle !

Ils se taisaient, violemment impressionnés par ce récit imprévu, débité d’une voix sombre, sans éclat, mais où perçait une haine incurable.

Elle reprit :

– Je ne vous dirai pas, messieurs, ce que je suis venue faire à Fontainebleau. Monsieur de Ragastens, je crois qu’à la suite de nos diverses rencontres, vous avez dû deviner mon secret.

– Non, madame, affirma Ragastens avec fermeté.

– Je vous crois… Qu’il vous suffise donc de savoir que nos intérêts sont communs, en ce sens que je hais François de Valois. J’ose à peine ajouter que peut-être aussi y a-t-il dans ma pensée une vive sympathie pour cet ange qui s’appelle Gillette…

« Quoi qu’il en soit, poursuivit-elle brusquement, comme pour échapper à l’émotion, j’ai réussi à m’introduire dans le parc et j’ai mis mon centre d’opération au pavillon des gardes ; c’est là que j’ai vu Gillette et sa mère…

Tous, ils regardaient avec une admiration stupéfaite cette femme qui, seule, avait réussi à faire ce qu’ils avaient tenté en vain.

Elle poursuivit :

– Quelqu’un de vous, messieurs, connaît-il le parc ?

– Moi, dit Triboulet ; je connais aussi bien le château que le parc.

– Vous savez donc la situation du pavillon des gardes par rapport à la petite porte dérobée ?

– J’irais les yeux fermés.

– En ce cas, voici ce que je vous propose. Trouvez-vous tous demain devant la petite porte dérobée. J’en ai la clef, je vous ouvrirai…

– Pourquoi ne pas y aller tout de suite ? fit Manfred.

– Pour deux raisons majeures : la première, c’est qu’il y a pour garder cette porte une sentinelle qui donnerait l’alarme si on n’arrivait pas à la tuer du premier coup de poignard.

– Cette sentinelle n’y sera donc pas demain ?

– Non, répondit froidement Madeleine.

Il y eut un frémissement parmi ces hommes habitués pourtant à l’effusion du sang, en une époque où une vie d’homme était tenue pour peu de chose.

– Il y a une deuxième raison, reprit Madeleine. Tout à l’heure, en traversant le parc, j’ai rencontré quelqu’un – qui ? je ne sais – mais quelqu’un qui, évidemment, surveillait le pavillon. Il y a donc des chances pour qu’il soit difficile à quatre hommes de passer dans le parc sans que l’éveil soit donné. Voici donc ce que je propose : demain, à une heure convenue… onze heures du soir par exemple ?…

– Onze heures… c’est entendu.

– À cette heure-là, vous arriverez à la petite porte. Alors, de deux choses l’une : ou j’ai amené avec moi Margentine et Gillette, j’ouvre, et l’évasion se fait sans difficulté, ou j’ai reconnu un danger grave à leur faire traverser le parc, et vous venez les chercher dans le pavillon. Il y a à peu près un quart d’heure de marche rapide de la porte au pavillon. Gillette et Margentine seront prêtes. Un quart d’heure pour revenir. En tout une demi-heure. Je n’ai pas besoin de vous dire que vous devez être bien armés et prêts à tout !

– Il n’y a pas d’autre plan possible, dit Ragastens résumant l’impression de ses compagnons… Une question, madame, voulez-vous ?

– Faites, chevalier.

– Fuirez-vous avec nous ?

– Non, dit-elle avec ce même accent de fermeté roide ; moi, je reste… il faut que je reste…

– Pourquoi ne pas fuir, madame ? insista Ragastens ému. Croyez-moi, la punition dont vous voulez sans doute frapper… quelqu’un…

– Ah ! vous voyez bien que vous savez mon secret !

– Non, mais je vois que vous préparez une vengeance. Laissez-moi vous dire que vous y risquez votre vie… Venez avec nous…

– Ma vie est plus que risquée ; elle est sacrifiée. Que je reste ou que je parte, avant peu je serai morte ; j’aime mieux mourir vengée… Un dernier mot avant de nous séparer, il serait prudent de ne point passer la journée de demain, ni même le reste de cette nuit dans cette auberge.

– Pourquoi ? demanda Triboulet… On est venu pour nous y arrêter, mais celui qui seul peut être chargé de la chose n’osera plus en tenter l’aventure, j’en réponds…

– Je ne comprends pas, dit Madeleine. En tout cas, voici ce qui est arrivé : il n’entrait pas dans mon plan, ce soir, de me rencontrer avec vous. J’avais préparé une lettre que j’espérais pouvoir vous faire parvenir. Cette lettre porte comme suscription : « Monsieur le Chevalier de Ragastens, à l’auberge du Grand-Charlemagne. » Quant à son contenu, le voici mot à mot : « Trouvez-vous demain soir, à onze heures, à la petite porte du parc. » Et j’avais signé : « Une amie de Gillette. » Cette lettre, si elle parvenait entre les mains du roi, serait toute une dénonciation… Or je viens de la perdre dans le parc.

– En ce cas, notre tentative de demain me paraît impossible.

– Pourquoi donc ? Le parc est immense. Il faut agir dès demain. Il faudrait un hasard extraordinaire pour que ce carré de papier, tombé dans l’herbe épaisse, soit trouvé avant huit jours, si jamais il est trouvé… Mais, enfin, pour plus de sûreté, ne restez pas ici… Et quant au reste, ne changeons rien.

– Vous avez raison, madame, dit Ragastens qui avait attentivement écouté ces explications. Nous allons quitter séance tenante l’auberge. Demain soir, à onze heures précises, nous serons à la porte dérobée.

– Adieu donc ! dit Madeleine.

Madeleine Ferron reprit d’un pas rapide le chemin du parc et arriva sans encombre à la petite porte. Là, elle recommença la manœuvre qui lui avait déjà réussi.

Mais comme elle refermait la porte et marchait vers le massif derrière lequel elle allait disparaître, la sentinelle se retourna et l’aperçut.

– Halte là ! cria-t-elle.

Madeleine réfléchit que si elle ne s’arrêtait pas, cet homme allait donner l’éveil. Elle s’arrêta donc et marcha droit à la sentinelle.

– Qui êtes-vous ? demanda le soldat.

– Officier du roi ! répondit-elle d’un ton rogue. Ne fais pas de bruit, imbécile ! Ne vois-tu pas que si je passe par la porte dérobée avec la clef de Sa Majesté, c’est que je ne dois pas être vu !

– Excusez, mon officier…

– Tu n’as rien vu, tu entends ! si du moins, tu tiens à ta peau !

– Je n’ai rien vu, mon officier.

– Ton nom ?…

– Guillaume le Picard…

– Bien… Je saurai si tu as fait ton devoir.

Elle s’éloigna tranquillement, tandis que la sentinelle reprenait sa morne promenade en grommelant dans sa barbe :

– Ces officiers sont toujours à courir la prétantaine… Heureusement que j’ai eu la bonne idée de ne pas donner mon nom !…

Madeleine arriva au pavillon des gardes sans autre rencontre. Elle frappa au volet les trois coups convenus, dit son nom à voix basse, prononça aussi celui de Margentine, la fenêtre s’ouvrit, et elle sauta lestement à l’intérieur.

– Demain, vous êtes sauvées, dit-elle à Margentine, et elle raconta alors ce qu’elle venait de faire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après le départ de Madeleine Ferron, il y avait eu conférence dans la salle du Grand-Charlemagne.

Triboulet était inquiet, nerveux.

– Je ne sais pourquoi, finit-il par dire, mais je me méfie de cette femme. Cette histoire de lettre perdue, surtout, me paraît terriblement louche.

– Si elle avait voulu nous trahir, dit Lanthenay, il lui était facile d’amener avec elle des gens qui eussent cerné l’auberge ; elle nous a au contraire priés de ne pas rester ici…

– Je réponds d’elle ! dit à son tour Manfred.

– Moi aussi, ajouta Ragastens.

Triboulet hocha la tête.

– Quoi qu’il en soit, dit-il, nous serons demain au rendez-vous. C’est une chance : il faut essayer d’en profiter… dussé-je, quant à moi, y périr ! Mais d’ici là, prenons nos précautions.

– La seule précaution à prendre, ce serait de quitter l’auberge à l’instant même. Mais aller frapper à une autre hôtellerie à pareille heure, ce serait peut-être faire bien du bruit et courir au devant du danger que nous voulons éviter.

Tout compte fait, on finit par convenir qu’il valait mieux rester au Grand-Charlemagne, avec cette précaution cependant qu’une faction serait montée à tour de rôle jusqu’au lendemain.

Les cinq compagnons, réfugiés au fond de l’auberge d’où ils ne sortirent pas, employèrent leur journée à préparer la suprême tentative.

Ragastens avait eu avec l’hôte une conférence d’où il résulta qu’une chaise de voyage attelée de deux vigoureux chevaux leur serait procurée pour le soir même.

Manfred, Lanthenay et Ragastens avaient leurs chevaux à l’écurie.

Quant à Spadacape, il ferait office de postillon.

Triboulet monterait le cheval du fidèle serviteur du chevalier.

Àneuf heures, tout était prêt.

La chaise de voyage tout attelée était dans la cour de l’auberge. Les chevaux étaient sellés.

Àneuf heures et demie, Ragastens donna le signal du départ.

Manfred se jeta dans les bras de son père, qui l’étreignit en lui disant :

– Courage ! Nous réussirons…

On se mit en route.

La voiture marchait au pas. Les quatre cavaliers suivaient. On atteignit sans encombre le chemin qui longeait le mur du parc.

Àdix heures et demie précises, Spadacape s’arrêta à dix pas de la petite porte dérobée.

Les chevaux de selle furent alors attachés par les brides aux roues de la voiture. Ceux de la voiture eux-mêmes furent attachés à un arbre.

Puis, tous allèrent se poster devant là petite porte.

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