Le matin du jour où François Ier quitta Paris avec sa cour, Manfred annonça à Lanthenay qu’il allait se rendre à Fontainebleau, et le mit au courant de tout ce qui lui était arrivé dans la nuit.
– Mais, ajouta-t-il, toi-même, tu vas essayer de sauver Dolet. Il faut que je sois à Paris ce jour-là. Je te laisse tout préparer à ta guise, me réservant pour l’action.
– Comment te préviendrai-je, frère ? dit Lanthenay.
– Écoute… de Paris à Fontainebleau, il n’y a en somme, pour un bon cavalier, qu’une étape, un peu rude, j’en conviens ; mais nous n’avons pas le choix des moyens… Si rien de pressé ne se produit, tu te contenteras de me faire prévenir à l’avance du jour où tu auras résolu d’agir. Si, au contraire, tu prévois la nécessité d’agir à l’improviste, tu m’envoies Cocardère à franc étrier, et nous revenons ensemble.
Lanthenay fit signe de la tête qu’il y comptait.
Les deux amis s’embrassèrent.
Puis Manfred s’en alla rejoindre le chevalier de Ragastens et Triboulet.
– Le roi part à deux heures, dit Ragastens. Je viens de l’apprendre.
Manfred pâlit. Il avait espéré que le roi demeurerait à Paris quelques jours encore.
– Ceci, reprit le chevalier, modifie quelque peu notre plan. Au lieu de partir ce matin, nous partirons dans l’après-midi.
– Pourquoi cela ? fit Manfred.
– Parce que notre arrivée dans Fontainebleau avant la cour ne manquerait pas d’éveiller des curiosités autour de nous, et que nous avons en somme besoin de passer inaperçus.
– Mais si nous arrivons après la cour, ne serons-nous pas menacés des curiosités que vous voulez éviter ?
– Certes… mais si nous arrivons en même temps ?
– Quoi !… Vous voulez voyager avec le roi !
– M. le chevalier a raison ! s’écria Triboulet.
– C’est le plus sûr moyen de n’être remarqué ni pendant notre voyage, ni à notre arrivée à Fontainebleau.
L’heure du départ fut donc calculée sur le départ de la cour.
Spadacape devait être du voyage.
La princesse Béatrix devait rester à Paris et réintégrer l’hôtel que Ragastens avait loué rue des Canettes.
Il n’y avait plus aucun motif, en effet, pour que l’hôtel fût surveillé. Et là, Béatrix trouverait maison montée, ses serviteurs et ses femmes.
Ces diverses dispositions s’exécutèrent et, à trois heures précises, Ragastens donnait le signal du départ, c’est-à-dire une heure après le départ de François Ier et de la cour.
Les quatre cavaliers sortirent de Paris et s’engagèrent sur la route de Melun.
Vers cinq heures, comme le jour baissait, Manfred qui trottait en tête aperçut l’arrière-garde de l’escorte royale.
Dès lors, ils se maintinrent à la même distance.
En se retournant à diverses reprises, il avait semblé à Ragastens qu’il apercevait derrière lui, sur la route, un cavalier qui trottait.
– Serions-nous espionnés ? songea-t-il.
Il s’arrêta et fit descendre son cheval dans le fossé du bas côté. Là il attendit.
Mais peut-être le cavalier inconnu avait-il remarqué cette manœuvre, ou peut-être avait-il brusquement changé de route. Car Ragastens attendit vainement.
Assez inquiet, il rejoignit ses amis au galop.
Mais comme à ce moment il se retourna encore, il vit le même cavalier qui suivait toujours.
– Nous verrons bien, pensa-t-il.
Àsix heures, on arriva à Lieusaint, village situé à mi-chemin entre Paris et Fontainebleau.
La cour devait y coucher, et des fourriers partis en avant-garde avaient préparé des logements pour tout ce monde.
Ragastens et ses amis trouvèrent l’hospitalité chez un fermier des environs qui, moyennant deux écus, consentit à les laisser coucher dans sa grange.
Le lendemain, de bonne heure, l’escorte se remit en route. Nos quatre amis reprirent leur poste en arrière de la colonne.
Au moment où on entrait dans les premiers bois qui annonçaient la forêt, Ragastens aperçut de nouveau le cavalier inconnu qui, mille pas en arrière, chevauchait paisiblement.
– Avez-vous remarqué l’homme qui nous suit ? demanda-t-il à ses compagnons.
Manfred et Triboulet se retournèrent et aperçurent à leur tour le cavalier.
– Un espion ! fit Triboulet.
– Je vais le charger, dit Manfred.
– Non… continuez la route. Je me charge de savoir à qui nous avons affaire, dit Ragastens.
Manfred, Spadacape et Triboulet, poursuivirent donc leur chemin, et Ragastens, sortant de la route, s’enfonça dans un taillis où il s’arrêta.
Cette fois, sa manœuvre lui réussit à souhait : au bout de dix minutes, il vit passer l’inconnu, monté sur un solide cheval et soigneusement enveloppé dans un ample manteau.
Ragastens attendit qu’il eût pris les devants.
Alors il quitta son taillis et, en quelques foulées, rejoignit l’inconnu.
Il s’arrêta botte à botte près de lui et salua poliment.
– Monsieur, demanda-t-il, rejoint sans doute la cour du roi François ?
L’inconnu jeta un rapide regard sur le chevalier et répondit :
– Et vous, monsieur de Ragastens ?
Ragastens tressaillit et fronça le sourcil.
Mais à ce moment, le cavalier releva la toque qui lui tombait sur les yeux, rabattit son manteau, et Ragastens reconnut une femme.
Cette femme, c’était la mystérieuse habitante de l’enclos des Tuileries, celle qui l’avait conduit rue Saint-Denis, celle que nous pouvons appeler par son nom : Madeleine Ferron.
– Vous, madame ! s’écria le chevalier.
– Moi-même ! répondit-elle avec une gaîté forcée qui serra le cœur de Ragastens. Je vais à Fontainebleau. Et vous ?
– J’y vais aussi, dit le chevalier étonné. Mais j’ai un motif sérieux de m’y rendre.
– Croyez-vous donc, chevalier, que j’y aille pour mon plaisir !
Et comme Ragastens, péniblement impressionné par le ton étrange qu’elle avait dans ses paroles, gardait le silence, elle continua :
– Mais n’admirez-vous pas comme nos destinées ont de singuliers points de contacts ? Voici la troisième fois que nous nous rencontrons.
– Il est vrai, madame, et les deux premières fois, la rencontre a été tout à mon avantage.
– Je suis plus heureuse que vous ne pouvez penser de vous avoir aidé. Mais à ce propos, dites-moi, vous êtes-vous bien trouvé de ma maison de la rue Saint-Denis ?
– Il nous y est arrivé une catastrophe, dit Ragastens.
Madeleine Ferron, surprise, interrogea le chevalier du regard.
Alors Ragastens raconta ce qui lui était arrivé : l’irruption du roi, l’enlèvement de Gillette.
– Nous avons sans doute été épiés pendant notre marche de la Tuilerie à la rue Saint-Denis, acheva-t-il.
Madeleine avait écouté avec attention.
– Et maintenant, dit-elle, vous allez essayer de sauver cette enfant ?
– Oui, madame.
– Eh bien, chevalier, si je ne me trompe, je crois que notre troisième rencontre ne vous aura pas été inutile. Ce que vous me dites bouleverse complètement un plan que j’avais formé. Adieu, chevalier, nous nous reverrons peut-être !…
En parlant ainsi, et avant que Ragastens eût eu le temps de demander une explication, l’étrange femme piqua des deux et disparut en avant.
Madeleine Ferron avait passé au galop devant le groupe formé par Spadacape, Triboulet et Manfred.
Spadacape s’était retourné avec inquiétude. Il se rassura en voyant arriver au petit trot Ragastens.
Madeleine Ferron s’était jetée sous bois, comme pour couper court et dépasser la longue colonne de cavaliers, de carrosses et de fourgons.
– Eh bien ? demanda Manfred, lorsque le chevalier eut rejoint.
– Eh bien, ce n’était pas un espion, c’était un ami.
– Un ami ? interrogea Manfred.
– Ma foi, je suis bien obligé de donner ce nom à cette femme…
– C’est une femme ?
– Oui et c’est la troisième fois que je la vois.
Ragastens raconta alors au jeune homme en quelles circonstances il avait vu deux fois la mystérieuse cavalière.
Manfred n’eut pas de peine à reconnaître, dans le portrait qu’en traça la chevalier, la femme qu’il avait sauvée au gibet de Montfaucon et qui elle-même l’avait sauvé à son tour en ouvrant si à propos la porte de l’enclos des Tuileries.
Àson tour, il raconta cette double circonstance…
– Si ce n’est pas une amie, conclut-il, du moins cette femme ne nous veut pas de mal…
– Mais que peut-elle aller faire à Fontainebleau ?
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Madeleine Ferron, cependant, s’était arrêtée à l’une des premières maisons de l’entrée de la ville.
Dans cette maison était arrivé, la veille au soir, un homme que nos lecteurs ont pu entrevoir un instant.
Cet homme, c’était Jean le Piètre, – ce malheureux dont la silhouette nous est apparue dans la maison de la Maladre.
Jean le Piètre était parti de Paris deux ou trois heures avant le roi ; arrivé à Fontainebleau, il s’était enquis d’une maison à louer.
On lui avait montré, presque à l’entrée de la ville, une demeure d’aspect à demi bourgeois, comme les riches fermiers en élevaient.
Jean le Piètre avait aussitôt fait marché et payé ce qu’on avait voulu.
Àpeu près à l’heure où la cour devait arriver, il s’était avancé dans la forêt d’un millier de pas, sur la route de Melun.
Il s’était assis sur un tronc d’arbre renversé par quelque tourmente. Puis, les coudes sur les genoux et le menton dans les deux mains, il avait attendu, les yeux perdus sur cette route par où elle devait arriver.
Enfin, un galop retentit sur le sol.
Jean le Piètre se dressa comme mû par une étrange émotion et son regard se fit ardent.
Madeleine Ferron apparut. Elle avait coupé à travers la forêt et distancé l’escorte royale.
Elle aperçut Jean le Piètre et s’arrêta près de lui.
– Eh bien ? demanda-t-elle.
– La maison est prête, madame, répondit Jean le Piètre d’une voix où il y avait plus d’émotion encore que de respect.
Et on eût dit qu’il n’osait lever les yeux sur Madeleine.
– Où est la maison ? fit-elle.
– La quatrième à gauche en entrant dans la rue au bout de cette route. Mais je crains qu’elle ne soit pas digne…
Madeleine haussa les épaules.
– Hâte-toi de venir m’y rejoindre, dit-elle.
Quelques instants plus tard, elle s’arrêta devant la maison signalée, sauta à terre, attacha son cheval à un anneau et entra à l’intérieur sans avoir été remarquée par les voisins, tant elle avait agi avec précipitation.
Dix minutes après, Jean le Piètre arriva à son tour.
– Y a-t-il une écurie ? demanda-t-elle.
– Oui, madame : j’y ai placé le cheval.
– J’ai visité la maison, dit-elle.
Le regard de Jean le Piètre l’interrogea avec anxiété.
– C’est bien, dit-elle. Tu as fait pour le mieux. Mais toi, où coucheras-tu ?
– Àl’écurie, répondit-il à voix basse.
Àce moment, on entendit un grand tumulte dans la rue. Madeleine s’approcha d’une fenêtre qu’elle entr’ouvrit assez pour pouvoir regarder au dehors sans être aperçue elle-même.
Il y avait grande rumeur. Les gens de Fontainebleau, en habits de dimanche, avaient envahi la rue.
Un homme vêtu de noir, entouré des principaux personnages de la petite cité, fort ému, en apparence, tenait à la main un rouleau de parchemin sur lequel était écrit un compliment qu’il devait lire à Sa Majesté.
Des clameurs de : Vive le Roi ! éclatèrent.
L’homme vêtu de noir et les notabilités se portèrent en avant.
Les premiers cavaliers de l’escorte royale apparaissaient.
Madeleine Ferron, derrière les vitraux de sa fenêtre, attendait, le visage impassible.
Dans la rue, maintenant, un grand silence s’était fait.
Sans doute l’homme noir lisait au roi son compliment de bienvenue.
Puis, tout à coup, les clameurs recommencèrent.
Enfin, le roi apparut, entouré de seigneurs.
– Jean ! fit Madeleine.
D’un bond, il fut près d’elle.
– Regarde cet homme…
– Je le vois…
– C’est le roi de France.
– Je sais, madame…
Le roi était passé. Le fourgon, puis encore des cavaliers défilaient.
Madeleine, pensive, était restée près de la fenêtre.
Dix minutes plus tard, elle vit passer Ragastens et ses trois compagnons.
– Tu vas suivre ces hommes, dit-elle, et tu reviendras me dire où ils sont descendus ; alors, nous aurons à causer.
Jean le Piètre s’élança au dehors. Une heure après, il était de retour.
– Les cavaliers sont à l’auberge du Grand-Charlemagne, rue des Fagots, dit-il.
– Bien ! fit Madeleine qui s’était assise.
Jean le Piètre demeurait debout devant elle.
Elle le regarda soudain en face. Il baissa les yeux.
– Tu disais donc que tu coucherais à l’écurie ? fit-elle.
– Pour ne pas vous gêner, madame, balbutia-t-il.
Elle lui jeta un autre regard qui le bouleversa. Puis elle reprit :
– Tu as bien remarqué l’homme que je t’ai montré ?
– Le roi : oui, madame.
– Si je te disais de le tuer, Jean, que ferais-tu !
– Je tuerais le roi, madame.
Et ardemment, il continua :
– Si vous me dites de tuer le roi, je tuerai le roi. Si vous me dites de tuer le pape, j’irai à Rome et je tuerai le pape. Si vous me dites de renier ma foi, de blasphémer le Seigneur, je renierai ma foi jusque sur le bûcher, et je blasphémerai Dieu jusque dans la torture. Mon roi, mon Dieu, c’est vous, madame ! Mais vous le savez ! Qu’ai-je besoin de vous le dire ! Je vous appartiens corps et âme… Pour une heure pareille à celle que j’ai passée près de vous, je consens à l’éternité de l’enfer… Et que serait d’ailleurs le paradis sans vous ! Oh ! cette nuit quand j’y songe !… Et j’y songe toujours ! Ce souvenir, c’est ma vie, maintenant. Il n’est pas un instant où je ne vois se dresser dans mon imagination l’image qui me poursuit… Et parfois, pour m’apaiser, je me lacère la poitrine à coups d’ongle… Oh ! madame… aurez-vous une fois encore pitié de moi ! Oh ! dites ! ne fût-ce qu’un mot ! Ne fût-ce que pour me laisser vivre avec un semblant d’illusion et une ombre d’espoir ! Dût cette illusion me conduire à de plus affreux tourments ! Dût cet espoir s’évanouir et ne me laisser que d’épouvantables souffrances de regret !
Madeleine écoutait cette passion qui débordait.
– Qui t’a défendu d’espérer ? fit-elle d’une voix caressante.
– Oh ! madame, bégaya-t-il éperdu, prenez garde de me rendre fou de joie !…
– Voyons ! Ai-je donc été si cruelle une première fois ?…
– Oui, c’est vrai ! fit-il, soudain assombri et désespéré. Mais vous ne saviez pas alors !
– Je ne savais pas… quoi ?…
Il baissa la tête et devint livide.
– Ton mal ? demanda-t-elle d’un ton si parfaitement indifférent qu’il en fut secoué d’un étonnement prodigieux, comme s’il eût vu quelque puissante reine jeter sa couronne dans un égout.
Et comme il demeurait stupide d’ébahissement et d’effroi, elle se leva et alla à lui.
Le sourire de ses lèvres avait disparu. Son regard, de caressant qu’il était s’était fait dur et mauvais.
– Oh ! madame, vous me faites peur, s’écria-t-il.
Elle lui saisit la main.
– Ton mal ! s’écria-t-elle, veux-tu savoir ? Veux-tu que je te dise, pauvre misérable ? Ton mal, c’est ce que je voulais en toi !
Il eut un cri d’épouvante et de détresse.
– Est-ce possible ? Je ne rêve pas ! C’est bien vous que j’entends !
– Ton mal !… Je voulais qu’un homme en fût atteint… Un homme que j’exècre, et contre qui j’ai rêvé d’effroyables supplices… Je voulais… mais peut-être n’ai-je pas réussi… Peut-être qu’il m’échappe, puisqu’il vole à de nouvelles amours…
– Cet homme ! cet homme ! gronda Jean le Piètre.
– C’est le roi de France !
Hébété, égaré, Jean la regarda avec des yeux stupides d’horreur.
– Je te dis que peut-être je n’ai pas réussi. Alors, je le frapperai autrement ! J’ai besoin d’un instrument docile, de quelqu’un qui soit mon esclave… Veux-tu être cet instrument, cet esclave ?
– Je le suis ! dit-il sourdement.
– Veux-tu haïr le roi comme je le hais ?
– Je le hais de toutes les puissances de mon être à partir de cet instant.
– Bien !… En revanche, Jean le Piètre, je serai à toi.
– Quand ! oh ! quand !…
– Quand il sera mort ! répondit-elle.
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Jean le Piètre s’enfuit comme un fou, et se réfugia au fond de l’écurie.
Là, la tête dans ses poings, il songea :
– Elle aime !… Jamais je n’ai souffert pareil tourment !… Elle aime le roi… Et il faut que cet amour soit bien puissant pour qu’elle ait osé concevoir et exécuter l’acte insensé qu’elle a commis !… Elle s’est empoisonnée pour empoisonner le roi !… Elle a détruit sa beauté pour détruire la vie de François !… Elle aime ! Et moi, misérable, que suis-je pour elle ?… Un vil instrument ! Elle l’a dit… Et j’ai consenti ! Oui, j’ai consenti, je consens encore ! Qu’importe que sa pensée s’envole vers un autre si elle est à moi ! Oh ! le délire de cette heure d’amour !… Et cet homme ! le roi qui passe avec son sourire superbe ! Il mourra ! Je le condamne ! Lors même qu’elle voudrait maintenant le sauver, il est trop tard ! Ma haine fera plus que tous les poisons…
Il se leva et tendit vaguement le poing crispé.
Il était effroyable à voir…
Par une lucarne, Madeleine Ferron ne le perdait pas de vue. Et à le voir si horrible, si terrible, elle eut un doux sourire sur ses lèvres pâles.