Nous nous transportons maintenant à Fontainebleau, dans cette maison que Jean le Piètre avait si hâtivement aménagée pour Madeleine Ferron.
Nous y arrivons à la nuit tombante.
Et nous pénétrons dans une chambre du premier étage.
Cette chambre est la reproduction exacte de la chambre où, au début de ce récit, nous avons introduit le lecteur, dans la petite maison d’amour de l’enclos des Tuileries.
Ce sont les mêmes tentures. Ce sont les mêmes meubles. La même immense glace se dresse, prête à refléter quelque douce scène de passion comme celles que vit jadis l’enclos des Tuileries… ou peut-être quelque terrible scène de meurtre, comme le meurtre de Ferron !
La Belle Ferronnière est là…
Et elle a revêtu le costume de soie, la robe lâche et flottante qui plaisait autrefois à son royal amant.
Au fond de la chambre, c’est comme là-bas, comme à Paris… un lit large, profond et bas… le lit des étreintes délirantes…
Àdemi renversée dans un vaste fauteuil, la Belle Ferronnière fixe, à travers ses paupières à demi closes, un regard incisif sur Jean le Piètre, qui, debout devant elle, la contemple avec une admiration furieuse.
L’infortuné tremble et grelotte.
Le mal qui l’a atteint a ravagé son organisme… Peut-être n’a-t-il plus que quelques jours à vivre. Mais l’indomptable passion qui brûle sa poitrine le soutient.
– Jean, mon cher Jean, murmura l’enchanteresse.
– Maîtresse ? interrogea-t-il.
– Racontez-moi bien comment les choses se sont passées…
Une expression de sombre souffrance s’étendit sur le visage blêmi du malheureux.
– Je vous ai tout dit !…
– Qu’importe !… Peut-être, d’ailleurs, as-tu oublié quelque détail qui m’intéressera…
– Je n’ai rien oublié, fit-il sourdement.
– Je le veux ! reprit-elle avec impatience. N’es-tu donc pas mon fidèle ?…
– Fidèle jusqu’à la mort ! haleta Jean le Piètre.
– Eh bien, obéis donc !…
– Àquoi bon revenir sur ces choses qui me font souffrir cruellement !… Je n’aurai donc pas à souffrir assez tout à l’heure !…
– Je te dis, Jean, que cette nuit tes souffrances vont finir d’un coup !…
– Oh ! si cela était ! gronda-t-il, les dents serrées par l’angoisse…
– Tu disais donc, reprit Madeleine Ferron, que tu avais été dans la forêt ?
– Puisque vous l’ordonnez !… Oui, maîtresse, j’ai eu ce courage… j’ai fait ce que vous me disiez… mais je vous jure que j’aimerais mieux mourir mille morts que de recommencer à souffrir ainsi…
– Mon bon Jean !…
Elle lui sourit avec cette suprême coquetterie dont elle avait l’art. Bouleversé par ce sourire, le malheureux continua :
– Oui, j’ai été dans la forêt… Oui, j’ai attendu le passage de la chasse royale… Oui, j’ai vu le roi… Oui, je lui ai remis le billet que vous m’aviez donné…
– Et qu’a-t-il dit ?… L’a-t-il lu tout de suite ?…
– Oui !… fit Jean le Piètre en crispant les poings.
C’était vraiment une abominable torture de jalousie que Madeleine infligeait à cet homme. Mais elle ne s’en apercevait même pas. Toute à sa pensée, attentive, à la fois caressante, féline et dure, elle arrachait à Jean le Piètre des paroles qui lui brûlaient la gorge.
– Il a lu, reprit-elle. Mais quel air avait-il ? A-t-il souri ?…
– Oui !… il a souri…
– Je connais bien ce sourire, rêva tout haut la Belle Ferronnière ; sourire de roi qui croit que tout est à lui, sourire d’homme las de ses bonnes fortunes, et qui s’imagine faire l’aumône quand une femme s’offre à lui… Et qu’a-t-il dit ?
– Il a dit : C’est bien, j’y serai…
– L’heure approche, Jean !
L’homme frémit.
Elle se leva, alla à la cheminée, attisa le feu, comme si elle eût eu froid. Jean la regardait aller et venir avec des yeux hagards, et, en réalité, elle ne cherchait qu’à prendre les attitudes dignes d’affoler cet homme.
Alors, elle ouvrit un coffret sur une table et en tira un solide poignard.
– Tu vois ce joujou ? dit-elle.
Il fit un signe de tête.
– Eh bien, c’est lui qui me l’a donné… oui, un soir, j’ai vu ce poignard suspendu à sa ceinture, je le lui ai pris par caprice, et lui me dit de le garder et ajouta en souriant :
– « Peut-être vous servira-t-il un jour ! »
Elle se mit à rire doucement.
– Et voici que le poignard va servir ! dit-elle.
Elle alla à Jean le Piètre, lui mit l’arme dans la main, et devenue grave :
– Tu ne trembleras pas ?
– Non ! dit-il avec un accent de haine incurable, – la pire des haines, celle que fait naître la jalousie.
– Rappelle-toi que tu ne dois frapper que si j’appelle !… Obéiras-tu à cela ?
Il hésita une seconde et répondit :
– Je ne frapperai que si vous appelez…
Mais son hésitation avait suffi pour donner à Madeleine Ferron la certitude que Jean le Piètre frapperait, même si elle n’appelait pas.
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Quelle était donc la pensée intime de la Belle Ferronnière ? Si nous voulions obéir aux règles ordinaires de ce qu’on appelle un roman, il nous faudrait montrer ce personnage tout d’une pièce, poursuivant François Ier d’une haine mortelle jusqu’à ce que cette haine soit assouvie. Mais la vie n’est point si absolue.
Force nous est donc de déclarer que Madeleine Ferron haïssait bien le roi, mais qu’elle l’aimait peut-être plus encore qu’elle ne le haïssait, ou plutôt que sa haine n’était guère, au fond, que de l’amour aigri.
Qu’on ne se hâte pas d’en conclure qu’elle ne tenait pas à sa vengeance…
Elle voulait réellement tuer le roi. Elle souhaitait réellement le voir mourir de la mort terrible qu’elle avait imaginée.
Mais peut-être cherchait-elle, dans une dernière entrevue avec l’amant condamné, une volupté suprême.
Peut-être, aussi, voulait-elle s’assurer que François Ier était bien réellement atteint par l’affreuse maladie… par le poison mortel.
Elle s’était posé à elle-même ce dilemme :
Ou François est atteint par le mal, et il en mourra ; ou il n’est pas atteint, et je le ferai poignarder.
En réalité, elle ne s’avouait pas qu’elle avait un ardent désir de revoir son amant.
Quant au danger qu’elle pouvait courir, quant à la probabilité d’être tuée par l’amant ou d’être arrêtée et jetée en quelque oubliette, elle n’y avait pas songé.
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Le roi François Ier avait bien reçu le billet de la Belle Ferronnière, et Jean le Piètre n’avait menti sur aucun point.
Le billet contenait ces mots :
« Une femme jeune et belle vous aime. Depuis votre arrivée à Fontainebleau, elle rêve du baiser que vous daignerez peut-être lui accorder. Ce soir, à dix heures, vous serez attendu. »
François Ier était dans toute l’acception du terme un « homme à femmes ». Il avait eu mille aventures de ce genre, et eût pu faire relier un volume in-folio de tous les billets doux qu’il avait reçus.
Celui-ci ne le surprit donc en aucune manière.
Il s’était contenté de caresser sa barbe grisonnante et avait murmuré :
– Quelque petite bourgeoise, sans doute…
Puis il avait demandé à Jean le Piètre des renseignements sur la maison où on l’attendait, et, finalement, avait répondu :
– Dis que j’irai…
Vers neuf heures, le roi avait revêtu le costume à demi bourgeois qu’il revêtait pour ces sortes d’équipées.
Puis il avait donné l’ordre à Bassignac, son valet de chambre, de lui aller chercher l’une des femmes de la duchesse de Fontainebleau.
C’était son habitude, depuis son arrivée à Fontainebleau. Bientôt l’une des dames d’honneur de la « petite duchesse » arriva.
– Que fait Mme la duchesse de Fontainebleau ? demanda le roi.
– Elle dort, sire.
– Depuis longtemps ?
– Mme la duchesse vient de se coucher il y a un quart d’heure…
– Qu’a-t-elle fait aujourd’hui ?
– Mme la duchesse n’a pas voulu quitter son appartement de la journée.
– Il faut pourtant qu’elle sorte, qu’elle se récrée…
– Nous avons vainement insisté, sire.
– Et qu’a-t-elle fait dans son appartement ?
– Rien, sire. Elle n’a voulu ni écouter la lecture, ni permettre qu’on lui parle…
– Et son rouet ?
– Ah ! j’oubliais, sire, dit la dame d’honneur d’un air pincé. Mme la duchesse a, en effet, filé du lin toute la sainte journée…
– Et qu’a-t-elle dit ?…
– Rien, sire.
– Elle n’a pas parlé de moi ?
– Non, sire ; ni de Votre Majesté ni de personne.
– Et vous dites qu’elle dort ?
– Ou du moins, sire, elle est dans son lit et a les yeux fermés.
– C’est bien, vous pouvez vous retirer…
La dame d’honneur fit la révérence et disparut.
Le roi, très sombre, demeura rêveur pendant quelques minutes. Àquoi songeait-il ?
Il y eut dans ses yeux un éclair ; puis il haussa les épaules, et transformant tout à coup la physionomie de son visage avec cette facilité qui faisait de lui un comédien achevé, passa de sa chambre, où avait eu lieu cette conversation, dans son cabinet où l’attendaient quelques gentilshommes.
Il apparut souriant.
Et les gentilshommes se dirent entre eux :
– Sa Majesté est en bonne fortune…
Le roi fit signe à deux ou trois d’entre eux, honneur dont les autres se montrèrent fort jaloux, et, en cette compagnie, sortit du palais.
Il allait être dix heures.
Il faut rendre cette justice à François Ier que rarement il avait fait attendre une femme.
Commettre quelque bonne petite infamie dans le genre de celle qu’il avait commise envers Ferron, cela oui. Faire jeter dans un cachot quelque mari récalcitrant, oui encore ; écraser d’un mot de mépris la femme dont il avait assez, oui encore. Mais faire attendre la femme qui s’offrait… non !
Donc, il allait être dix heures, et le roi pressa le pas.
Parvenu devant la maison dont Jean le Piètre lui avait soigneusement indiqué l’emplacement, le roi renvoya son escorte.
Il n’avait pas peur. L’idée ne lui venait pas qu’on pût l’attirer un jour dans un guet-apens.
Il frappa à la porte, en caressant d’un geste qui lui était familier sa barbe où des fils d’argent se montraient.
La porte s’ouvrit à l’instant même, et François Ier sourit de cet empressement qui lui prouvait qu’on l’attendait avec impatience.
– Entrez, dit une voix féminine que le roi prit pour la voix de quelque soubrette.
En réalité, c’était Madeleine Ferron. Sans doute, elle avait craint que Jean le Piètre ne le frappât aussitôt ; elle avait vu arriver le roi, et était descendue aussitôt se poster derrière la porte.
Une fois le roi dans la maison, la porte se referma lourdement. François Ier se trouva plongé dans l’obscurité et tressaillit, pris d’une vague inquiétude. Madeleine Ferron, qui venait de lui prendre la main, perçut ce tressaillement.
– Auriez-vous peur ? dit-elle. Il est encore temps de reculer…
– Peur ! Quand on tient une main douce et parfumée comme celle-ci ! Par Notre-Dame, ma belle enfant, ce mystère me plaît, au contraire… Hâte-toi de me conduire auprès de ta maîtresse…
Madeleine Ferron ne dit plus rien, et entraînant doucement le roi, lui fit monter marche à marche un escalier plongé dans la plus complète obscurité.
– Si c’est le chemin du ciel, il est bien noir ! plaisanta le roi.
– Nous y voici… murmura Madeleine, vous n’avez qu’à ouvrir cette porte… tenez, voici le loquet.
Elle plaça la main de François Ier sur le loquet de sa chambre, et disparut silencieusement.
Le roi demeura un instant le cœur battant devant cette porte. Non qu’il eût peur… Au contraire, comme il l’avait dit, il adorait ces mystères qui donnaient du « montant » et un charme spécial à ces expéditions amoureuses. Et il songea :
– Àen juger par ces précautions, je dois être tombé sur quelque bourgeoise bien timide qui en est à son premier rendez-vous. Jour de Dieu, la bonne aubaine !
Alors il ouvrit doucement la porte et entra.
La chambre était solitaire Elle était faiblement éclairée par la lueur d’un flambeau de cire odorante.
D’un coup d’œil circulaire, le roi embrassa l’élégant décor de meubles et de tentures où il se trouvait transporté.
– Décidément, songea-t-il en admirant en connaisseur, la dame de céans est peut-être plus experte que je ne croyais…
Mais, peu à peu, ses sourcils se froncèrent.
Lentement, pièce à pièce, il reconnaissait le décor.
Les parfums, tout d’abord, le frappèrent… les parfums favoris de celle qu’il avait aimée, puis le lit qu’il reconnut… puis les sièges… tous les détails d’ameublement… Il se crut le jouet d’une hallucination et pâlit.
Machinalement, il voulut rouvrir la porte par laquelle il était entré… et cette fois, il frissonna de terreur : cette porte était fermée !
François Ier avait la bravoure physique d’un reître. Mais ce silence profond, cette lueur triste du flambeau, cette reconstitution exacte de la chambre d’amour qu’il connaissait bien, tout cela produisit sur lui la sensation d’un cauchemar. Ses yeux hagards se fixèrent sur une tenture du fond de la chambre.
– C’est par là qu’elle entrait ! murmura-t-il en essuyant la sueur d’angoisse qui perlait à son front… Elle entrait toute blanche et rose dans sa robe flottante de soie légère… de soie bleue d’où ses bras de marbre sortaient nus… Elle entrait en disant : « Me voici, mon seigneur », et venait se suspendre à mon cou… Oh ! cette vision d’enfer ! Ah ! ça… où suis-je ? Est-ce elle qui va entrer ? Oh ! pourvu que ce ne soit pas elle ! pourvu que tout ceci ne soit qu’un rêve !
Au même moment, la tenture du fond se souleva et Madeleine Ferron parut. Instinctivement, le roi porta là main à son poignard.
Elle était vêtue de la robe même qu’il venait de décrire, et s’avançait, souriante, en disant de cette voix charmeuse qui bouleversait les sens des hommes :
– Me voici, mon cher seigneur !
François Ier, très pâle, recula d’un pas.
Mais une seconde plus tard, elle était contre lui. Elle nouait autour de son cou ses bras nus, ses beaux bras d’une impeccable pureté de ligne, et elle tendait vers lui ses lèvres humides, tandis que ses yeux pâmés d’amour plongeaient dans les yeux du roi. Et elle se collait à lui, l’enlaçait, l’échauffait de son haleine tiède.
– Comme tu as tardé à venir, méchant ! soupira-t-elle. Il y a si longtemps que je ne t’ai eu tout à moi comme en ce moment… Ah ! mon François, comme je t’aime !… Et toi… m’aimes-tu ?
Une étrange folie avait d’abord envahi l’esprit du roi…
Mais maintenant, la folie qui faisait battre ses tempes, c’était la folie d’amour. Madeleine l’avait reconquis de sa caresse enveloppante…
– Femme ou spectre, songea-t-il en frémissant, elle est adorable… et dût-elle m’entraîner en enfer, je suis à elle !
Pourtant les dernières paroles de la Belle Ferronnière brisèrent un peu le charme d’épouvante et de passion…
– C’est vous ! prononça-t-il sourdement. C’est bien vous ! Avez-vous donc oublié l’affreuse scène de la maison de la Maladre ?
Il fit un effort pour se dégager. Mais plus souple, plus féline, plus robuste encore, elle s’enlaça à lui plus étroitement.
– Tais-toi ! murmura-t-elle ; ce que j’ai fait, je l’ai fait par amour, ô mon François ! ce rêve me hante de mourir dans tes bras, d’expirer sous un de tes baisers… Écoute comme mon cœur palpite…
Il voulut lutter encore, fit appel à ce qu’il pouvait éveiller en lui-même de haine et de fureur…
– Vous m’avez tué ! gronda-t-il… Vous avez été pour moi la hideuse ribaude dont le baiser est mortel…
– Tais-toi ! Je t’aimais trop !
Cependant, elle l’étudiait attentivement ; elle détaillait son visage, ses yeux, sa bouche ; avide, elle cherchait à surprendre les traces visibles du poison… Oui, oui… il n’y avait pas de doute possible… le roi était empoisonné, le roi était condamné… le poignard de Jean le Piètre devenait inutile !
Ces marques affreuses, ces honteux stigmates d’un mal contre lequel on ne connaissait pas de remède, elle les voyait, délirante !
François Ier surprit dans ses yeux l’éclair de joie…
– Damnation ! rugit-il, tu as voulu t’assurer que ton œuvre était parfaite ! Tu as voulu voir si je suis bien condamné à la plus effroyable des morts ! Eh bien, ribaude, tu mourras avant moi !
Il fit un violent effort pour la repousser, pour saisir son poignard.
Mais déjà la passion le brûlait et le paralysait.
Il voulait tuer cette femme, et un furieux désir lui venait de l’étreindre une fois encore… Il leva le bras… le poignard jeta un éclair…
– Meurs ! râla-t-il, meurs comme une gueuse !
– Oui, bégaya-t-elle, tue-moi, mon François ! Tiens, tue-moi !
En même temps, elle se détacha de lui, et d’un geste rapide fit tomber sa robe ; elle apparut dans son éclatante nudité, le sein soulevé, les lèvres frémissantes, les bras tendus.
– Tue-moi donc, acheva-t-elle, mais tue-moi d’amour ! François Ier poussa un rauque soupir, jeta violemment le poignard qu’il tenait à la main, et tomba sur ses genoux, délirant lui-même, la tête en feu, brisé de désirs et de volupté.
Elle eut un léger cri de triomphe ; elle le saisit, le releva, sa bouche se colla à la sienne, et balbutia :
– Nous sommes damnés, soit ! Mais damnée avec toi, c’est le paradis… Ô mon François, avant de descendre à l’enfer… une nuit d’amour… une nuit de délices et de volupté surhumaine !
Et ce furent vraiment des heures d’ivresse insensée. François Ier et Madeleine Ferron éprouvèrent cette sensation qu’ils en étaient à leur premier rendez-vous. Mortellement atteints tous deux, frappés d’un mal dont le nom seul est un poison, ils eurent la nuit d’amour de deux nouveaux épousés…
Mais lorsque vers trois heures du matin, François s’apprêta à se retirer, ni l’un ni l’autre ne prononça la parole du charmant « revoir », si douce aux amoureux.
Ils demeurèrent pâles, sombres et glacés, vraiment pareils à deux damnés qui n’osent se regarder… Une étrange pudeur lui était venue à elle. Se voyant nue, elle rougit ! Et elle se hâta de se vêtir.
Alors, pendant cinq mortelles minutes, ils restèrent en présence l’un de l’autre, silencieux, absorbés par l’idée que la mort avait présidé à leurs violentes amours…
Une sorte de rage rétrospective montait en François Ier. En acceptant cette nuit d’amour, il s’était interdit toute représaille contre la Belle Ferronnière… ou du moins, toute représaille immédiate…
– Adieu ! fit-il tout à coup d’une voix sourde.
Ce fut là la fin des amours de François Ier et de la Belle Ferronnière.
Elle ne répondit pas, mais prit le flambeau pour accompagner le roi.
Elle ouvrit la porte. L’escalier fut vaguement éclairé.
Et dans le bas de l’escalier, enfoncé en une sombre encoignure, Jean le Piètre attendait, secoué de frissons de fureur, son poignard à la main.
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Au moment où François Ier, renvoyant son escorte, s’était approché de la maison, Jean le Piètre, posté près de Madeleine Ferron, l’avait vu venir.
Il tenait encore à la main l’arme que la Belle Ferronnière venait de lui remettre.
Àla vue du roi, Jean le Piètre parut reconquérir soudainement tout son calme.
Il se contenta de toucher du bout du doigt la pointe du poignard, comme pour l’éprouver.
Puis, d’une voix qui ne tremblait plus, il dit :
– Je vais ouvrir au roi…
Madeleine eut la perception très nette que François Ier allait être poignardé.
– Non, non, fit-elle vivement, je vais ouvrir moi-même.
L’homme eut un geste de contrariété, mais n’émit pas d’objections.
– Où attendrai-je ? demanda-t-il d’un ton bref.
– Viens !
Elle l’entraîna, le fit entrer dans une pièce voisine de la chambre, mais sans communication avec elle.
– D’ici, tu peux m’entendre crier, dit-elle à voix basse, et alors…
– Bien, interrompit Jean le Piètre d’un ton rude.
Alors elle descendit rapidement et se trouva contre la porte d’entrée à l’instant même où le roi frappait…
Jean le Piètre, l’oreille aux aguets, les entendit monter.
Il entendit la voix du roi qui plaisantait.
Lorsqu’ils arrivèrent au haut de l’escalier, il fut sur le point d’apparaître.
Il se contint.
– Tout à l’heure ! gronda-t-il.
Quelques minutes se passèrent.
Un profond silence régnait dans la maison.
Certain que Madeleine Ferron lui livrerait François Ier, il se disait :
– Plus que deux minutes à souffrir… une peut-être…
Et cependant, ces quelques instants qu’il passa là, lui parurent d’une longueur effroyable… Au bout d’une minute, il eut la sensation qu’il attendait depuis une heure.
– Sur le palier, je serai plus près, murmura-t-il.
Il s’y transporta aussitôt sans bruit, et se trouva devant la porte de la chambre.
Mais là, il comprit qu’il ne pouvait attendre plus longtemps… Il allongea la main vers le loquet.
Àce même instant, le loquet fit entendre un bruit sec, comme si de l’intérieur on essayait d’ouvrir.
Jean le Piètre demeura immobile, sa main étendue, sans respiration, comme foudroyé… puis son bras se leva…
Mais la porte ne s’ouvrit pas !
On a vu que le roi avait constaté qu’elle était fermée, et c’est lui qui venait d’agiter inutilement le loquet.
Une sueur froide inonda Jean le Piètre.
– Elle a fermé la porte à clef ! murmura-t-il.
Et tout aussitôt il reprit :
– Mais alors, comment vais-je entrer moi !…
Il demeura d’abord stupéfait, comme lorsqu’on constate une trahison à laquelle on ne s’attendait pas.
– Par l’autre porte, dit-il tout à coup. Doucement, Jean le Piètre essaya de l’ouvrir… Il étouffa un grondement de fureur.
Cette porte là aussi était fermée !… Alors, il revint sur le palier.
Il se mordait le poing jusqu’au sang pour ne pas crier.
Dans les hallucinations rapides qui se succédaient dans son cerveau, il se vit frappant d’abord Madeleine avant de frapper le roi.
Il colla son oreille à la porte…
Puis, peu à peu, il se laissa tomber sur les genoux, et ce fut ainsi, à genoux, l’oreille contre la porte, qu’il passa ces heures, qui, par un singulier phénomène inverse, lui parurent durer quelques minutes seulement.
Il n’entendit pas toutes leurs paroles…
Mais il les devina, il comprit les intonations, nota les soupirs… Ce fut horrible.
Tout à coup il comprit que c’était fini… que le roi allait sortir… En deux bonds, il fut au bas de l’escalier, et se blottit dans l’encoignure de la cage, redevenu très maître de lui.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le roi sortit le premier.
Madeleine suivit, son flambeau à la main.
D’un rapide regard elle s’assura que Jean le Piètre n’était pas sur le palier. Le roi commença à descendre.
Madeleine déposa le flambeau sur la plus haute marche, et descendant avec rapidité, passa devant le roi en murmurant :
– Je vais ouvrir.
Comme elle le frôlait, le roi eut, à son contact, un frisson qui était presque un frisson d’horreur. La fièvre d’amour tombée, le délire calmé, toute sa haine lui revenait contre la femme qui l’avait empoisonné…
Au moment où Madeleine dépassa le roi, elle aperçut Jean le Piètre raidi, dans l’attitude de l’assassinat.
Par un furieux effort de volonté, elle se força à ne pas le regarder, et à continuer de descendre comme si elle ne l’eût pas aperçu…
Maintenant elle était sûre que le roi était atteint par le mal.
Le coup de poignard supprimait sa vengeance. Ou du moins c’est ce qu’elle se dit. Et elle conclut : il ne faut pas qu’il meure ainsi ! juste au moment où le roi atteignait le bas de l’escalier et où Jean le Piètre, avec une sorte de hurlement étranglé, se ruait sur lui.
Le hurlement de rage se termina par un râle épouvantable.
Avant d’avoir pu abaisser son bras, Jean le Piètre était tombé, foudroyé, dans une large flaque de sang qui s’échappait de sa gorge entr’ouverte…
Madeleine, d’un geste foudroyant, lui avait planté dans la gorge une petite dague qu’elle tenait à la main, au moment même où le malheureux s’élançait…
Madeleine Ferron, éclaboussée de sang, livide, regarda un instant Jean le Piètre qui se débattait dans les soubresauts de l’agonie.
Il voulut se soulever, fixa sur elle un regard épouvantable, puis retomba inerte.
La Belle Ferronnière, souriant d’un sinistre sourire, se tourna vers François Ier qui, pâle de stupéfaction et de terreur, regardait sans comprendre.
– Sire, dit-elle, vous l’avez échappé belle…
Alors le regard du roi alla du cadavre à Madeleine, tous deux sanglants et livides…
Et il comprit que cet homme était là pour le tuer !
Il comprit qu’elle l’avait attiré vers l’assassinat et que, s’il échappait au poignard, c’est qu’elle était bien sûre qu’il n’échapperait pas au poison !
Et comme la Belle Ferronnière venait d’entr’ouvrir la porte, il se glissa au dehors et s’enfuit, bouleversé d’épouvante, les dents entre-choquées…