Nous laisserons les deux truands s’en revenir à petites journées vers Paris, la conscience tranquille et le cœur satisfait, et nous reviendrons à un personnage que nos lecteurs n’ont certainement pas oublié : nous voulons parler de la Gypsie.
Après la scène émouvante et pour ainsi dire tragique qui s’était déroulée entre elle et le grand prévôt, la vieille bohémienne, atterrée, désespérée, le cœur ulcéré, l’âme éperdue de vengeance, avait quitté l’hôtel de la grande prévôté.
Dans l’obscurité confuse du jour naissant, elle avait montré le poing à l’hôtel, et, d’une voix pleine de sourdes menaces, avait murmuré :
– Tout n’est pas fini !
Elle avait passé des nuits et des nuits à ruminer le plan qui venait d’échouer si misérablement, mais elle ne renonçait pas.
En effet, cette vengeance, c’était sa vie même.
La haine absolue de la Gypsie contre le comte de Monclar venait de l’immense douleur qu’elle avait éprouvée en assistant au supplice de son fils. Que la bohémienne eût aimé alors ce fils d’une façon absolue, que l’amour maternel eût étouffé en elle tout autre sentiment, ceci est incontestable.
Or, peu à peu, avec les mois et les années, la Gypsie en était arrivée à oublier la cause même de sa haine, c’est-à-dire son fils !
Elle n’aimait plus ce fils mort depuis si longtemps ; ou du moins, elle n’arrivait plus, même par un effort de volonté, à se mettre dans la situation d’esprit d’une personne qui aime… mais sa haine contre le grand prévôt n’avait fait que croître et embellir…
Elle en était arrivée à considérer cette haine comme le but de sa vie, ou plutôt comme sa vie elle-même.
Bientôt, elle n’y tint plus, et par une sorte d’attraction fatale, elle sortit de chez elle et se dirigea vers l’hôtel du comte de Monclar.
Maintenant, elle se remémorait les scènes écoulées jadis, comme si elles se fussent passées à l’instant même.
Elle se voyait, plus de vingt-deux ans auparavant, guettant autour de l’hôtel, sans but fixe, sans pensée précise…
Pendant quelques jours, son objectif avait été de tuer le grand prévôt.
Et alors s’était passée la scène qui avait été le point de départ de tout son plan de vengeance.
Un matin – un mois environ après le supplice de son fils – la bohémienne était venue se poster devant la porte de l’hôtel.
Tout à coup, la porte de l’hôtel s’était ouverte.
Une belle chaise stationnait dans la rue, une chaise toute capitonnée de soie…
Et le grand prévôt était apparu !
La bohémienne, en le voyant, avait senti cette angoisse abominable que l’on éprouve devant certaines bêtes malfaisantes…
Or, près du grand prévôt, apparaissait une femme jeune, belle, radieusement belle, si évidemment et si absolument heureuse qu’elle semblait dégager de la lumière, de la joie et de l’amour…
Le grand prévôt, jeune alors, dans toute la force de sa mâle beauté, la couvait d’un regard si tendre, si plein de passion, que la Gypsie avait profondément tressailli devant la soudaine pensée qui venait de se lever en sa conscience tumultueuse.
Entre le grand prévôt et sa femme marchait un enfant…
La jeune femme le tenait par la main…
L’enfant paraissait quatre ans.
En réalité, c’est à peine s’il en avait trois.
C’était un bel enfant, magnifiquement habillé ; on sentait qu’il devait être idolâtré de son père et de sa mère…
L’enfant, avec des exclamations de joie, s’était élancé vers la chaise…
Mais le père l’avait pris dans ses bras… Il l’avait regardé quelques secondes d’un regard profond.
Dans ce regard, la Gypsie avait lu l’immense passion paternelle du comte de Monclar.
Dès lors, la bohémienne avait senti une joie âpre et douloureuse. Elle tenait sa vengeance !
Elle avait été frappée dans son amour de mère…
C’est dans son amour de père qu’elle frapperait le grand prévôt…
Alors elle avait combiné et mûri son terrible plan.
Huit jours après, le fils du grand prévôt était mystérieusement enlevé !
Fou de douleur, le comte mit sur pied toute la police de Paris, qui fut fouillé de fond en comble.
Un nouveau désastre, premier effet de la vengeance de Gypsie, allait l’atteindre :
Sa jeune femme, frappée au cœur par la perte de cet enfant qui était son adoration, mourait de langueur au bout de trois mois !
Lorsque sa femme fut morte, lorsqu’il fut bien certain qu’on ne retrouverait pas son fils, le grand prévôt espéra un moment qu’il mourrait lui-même.
La destinée lui fut cruelle. Il vécut !…
Peu à peu, son âme, à lui aussi, s’était ulcérée !
Il était devenu sombre, farouche, misanthrope, inflexible, dur aux malheureux qui lui tombaient sous la main, et surtout aux bohémiens, truands et habitants de la Cour des Miracles qu’il accusait sourdement d’avoir volé ou peut-être tué son fils…
Voilà les souvenirs impitoyables qui se dressaient dans l’esprit affolé de la Gypsie, au moment où nous la retrouvons et où elle se dirigeait vers cet hôtel qu’elle venait de quitter deux heures auparavant.
Et elle se rappelait aussi avec quelles minutieuses précautions elle avait élevé le fils du grand prévôt !…
Quelle patience il lui avait fallu pour effacer de ce jeune esprit la première impression d’enfance si forte et si durable.
Et plus tard, lorsqu’il était devenu adolescent, avec quelles lentes et infinies précautions elle lui avait appris à haïr le comte de Monclar !
Quels prodiges d’astuce, quels trésors d’habileté dépensés pour amener le père et le fils en contact ! Pour faire que chacun de ces contacts fût une nouvelle cause de haine dans le cœur de Lanthenay ! Pour faire enfin que le grand prévôt prit inéluctablement la résolution de tuer son fils !
Et tout cela en pure perte !
Comment le comte de Monclar savait-il que Lanthenay était son fils ?
Comment le savait-il au moment même où il allait faire conduire ce fils au gibet ?
– Oh ! grondait-elle en marchant, c’est une effroyable fatalité ! C’est à se briser la tête contre les murs de la maison maudite ! J’aurai donc travaillé en vain. Ma vengeance m’échappera donc à l’heure même où elle allait aboutir ! Oh ! non, non quand je devrais tous les deux les étrangler de ma main…
Comme elle arrivait rue Saint-Antoine, des gens rassemblés regardaient un spectacle qui devait être sans doute des plus intéressants.
Il y avait des gamins, des hommes, des femmes.
Les gamins riaient, et quelques-uns, sournoisement, ramassaient des pierres ; les femmes avaient l’air apitoyé ; les hommes paraissaient étonnés et presque effrayés.
La bohémienne allait passer outre, tout entière à sa pensée, peut-être sans avoir vu ce rassemblement, lorsqu’un mouvement se fit parmi ces gens, les rangs s’ouvrirent, et un homme parut…
Il se heurta presque à la Gypsie.
La bohémienne s’arrêta court, stupide d’étonnement.
Cet homme, c’était le grand prévôt… c’était le comte de Monclar !
Il tenait toujours à la main sa lanterne éteinte et grommelait :
– Je vous dis qu’il m’appelle… laissez-moi passer !
Quelques domestiques de l’hôtel suivaient pas à pas leur maître et essayaient parfois de le ramener en arrière.
Mais lui, actif, les écartait d’un geste et s’avançait rapidement.
La Gypsie était demeurée un instant étourdie devant ce lamentable spectacle.
Comme il passait près d’elle, elle l’entendit murmurer :
– Il a beau faire nuit, j’y vois clair tout de même… Attends, mon fils… je vais ouvrir les cadenas des chaînes…
Une révélation foudroyante se fit dans l’esprit de la bohémienne :
Le comte de Monclar lui échappait à tout jamais !
La folie le sauvait de la vengeance qu’elle rêvait !
Machinalement, elle se mit à le suivre.
Le fou, cependant, avait quitté la rue Saint-Antoine et s’était enfoncé en ce dédale de petites ruelles qui avoisinait la rue Saint-Denis.
Elle allait, courant quand il se mettait à courir, s’arrêtant quand il s’arrêtait, tâchant de reconstituer, d’après ses paroles, la vision exacte du dément, s’efforçant aussi de mettre un peu d’ordre et de calme dans sa propre pensée.
Il fallait qu’elle fît souffrir le comte de Monclar !
Et puisqu’elle ne pouvait plus le torturer dans son cœur, eh bien, elle le ferait souffrir dans son corps ! Elle condamnait à mort le grand prévôt.
Et elle se préparait à exécuter la sentence.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sa résolution prise, la bohémienne, frissonnante, s’approcha du comte de Monclar et le toucha au bras.
Mais elle se sentit violemment repoussée par l’un des domestiques qui suivaient le fou.
– Arrière, femme ! dit cet homme.
– Vous ne voulez donc pas qu’il soit sauvé ? dit-elle.
Le valet regarda plus attentivement la bohémienne et reconnut la vieille qui était entrée chez son maître.
– J’ai un moyen de le guérir, continua-t-elle.
– Il faut la laisser faire ! s’écria un autre valet. Cette vieille sorcière connaît les herbes qui guérissent…
– Certes ! affirma-t-elle.
Et, sans plus s’occuper des laquais et de la foule, elle s’approcha de nouveau du comte de Monclar et murmura à son oreille :
– Je sais où est votre fils… Il vous attend… venez…
Le fou s’était arrêté, indécis d’abord ; puis, souriant, il prit la main de la bohémienne :
– Vrai ? Tu sais où il est ?
– Je vous dis qu’il vous attend et qu’il m’a envoyée…
– Allons vite…
Elle garda dans sa main la main du grand prévôt et l’entraîna.
– Voyez ! voyez ! s’écria l’un des valets. Elle l’a déjà dompté… il la suit docilement.
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Lorsque la Gypsie arriva à la Cour des Miracles, les domestiques du comte de Monclar voulurent y entrer avec elle.
Mais on n’entrait pas si facilement dans le royaume d’Argot. La bohémienne n’eut qu’un signe à faire : les valets se virent entourés, bousculés, repoussés et finalement expulsés.
L’arrivée du grand prévôt à la Cour des Miracles en compagnie de la Gypsie fit sensation.
Une centaine de truands entourèrent aussitôt le fou.
Ils ne criaient pas… Mais leurs regards chargés de haine parlaient pour eux !
Quelques-uns tiraient déjà leurs poignards.
La Gypsie étendit le bras et plaça la main sur la tête du grand prévôt.
– Cet homme est à moi ! dit-elle de sa voix coupante.
Et elle ajouta aussitôt :
– D’ailleurs, rassurez-vous ! Cette fois, il ne nous échappera pas. J’en réponds !
Et ces paroles étaient accompagnées d’un tel sourire et d’un tel regard que les poignards rentrèrent dans leurs gaines…
Monclar était demeuré indifférent à cette scène, ne paraissant même pas se douter du lieu où il se trouvait.
Seulement, il répétait sans impatience, avec une morne obstination :
– Allons vite…
La bohémienne le reprit par la main et l’entraîna. Arrivée chez elle, la Gypsie ferma soigneusement la porte.
– Où est-il ? demanda Monclar.
– Tout à l’heure… Attendez…
– Oui, oui, j’attendrai…
Elle réfléchissait profondément. Tout ce qu’elle avait de volonté, d’énergie se concentrait sur ce point : tuer le grand prévôt.
Simplement, elle cherchait le genre de mort.
Ou, pour être plus exact, elle cherchait ce qui pourrait calmer cette sensation étrange, ce désir furieux de vengeance, persuadée que la mort du comte de Monclar la soulagerait aussitôt.
Alors elle eut cette idée que ce qui pourrait le mieux l’apaiser, ce serait de voir se balancer le grand prévôt au bout d’une corde, comme elle avait vu son fils.
Sans s’occuper du grand prévôt, elle se mit aussitôt à fouiller parmi ses hardes et ne tarda pas à trouver ce qu’il lui fallait, c’est-à-dire une bonne corde solide et suffisamment longue.
Puis elle se mit à inspecter les murs.
Elle aperçut un gros clou à crochet qui avait été planté jadis dans le mur, et grogna en souriant :
– Dirait-on pas qu’on l’a mis là exprès !…
Cependant, elle ne demeurait pas inactive et préparait le nœud coulant, s’assurant qu’il jouerait facilement, et mettant à cette besogne une tranquillité méticuleuse.
Enfin, elle grimpa sur un escabeau et passa le bout de la corde dans le crochet. Alors la corde pendit le long du mur.
Son plan était très simple.
Pousser le comte de Monclar au-dessous du nœud coulant, le lui passer au cou, puis tirer sur le bout de la corde jusqu’à ce que le grand prévôt fut soulevé au-dessus du plancher.
Celui-ci, repris par sa monomanie, s’était mis à fureter dans tous les coins de la pièce sans s’inquiéter de ce que faisait la bohémienne, et peut-être l’ayant complètement oubliée.
– Oh ! gronda la Gypsie en s’approchant de lui, si je pouvais réveiller sa raison, ne fût-ce que pour quelques minutes !
Et saisissant la main du grand prévôt :
– Écoutez-moi… Regardez-moi… me reconnaissez-vous, comte de Monclar ?
– Comte de Monclar ? interrogea le fou.
– Oui, vous êtes le comte de Monclar, grand prévôt de Paris !
– Ah ! oui…
– Et moi, je suis celle dont vous avez tué le fils… Rappelez-vous donc, voyons !
– Mon fils… Je le trouverai… il m’attend…
La bohémienne se mit à rire.
– Ton fils est mort ! dit-elle.
Le comte de Monclar poussa un terrible hurlement :
– Qui a dit qu’il est mort ? Je ne veux pas, moi ! Je ne veux pas qu’on le tue ! Arrêtez, misérables !…
La bohémienne s’était vivement reculée, prise d’épouvante. Elle n’en poursuivit pas moins de sa voix âpre :
– Et moi, je te dis qu’il est mort ! Ton fils est mort !
– Mort ! répéta le malheureux dont la fureur tomba soudain et qui se mit à trembler.
– Mort pendu ! Pendu au gibet ! C’est toi qui l’as condamné !…
Monclar porta les mains à ses tempes en feu :
– Non… non… pas moi ! C’est toi, prêtre ! c’est toi, moine d’enfer qui tues mon enfant ! Grâce ! Ne tuez pas mon fils !
L’infortuné râlait. Il était tombé à genoux. Et sa voix était à donner le frisson. Les paroles de la bohémienne le remettaient avec une atroce précision dans la scène même où son fils avait été entraîné.
La bohémienne délirait de joie furieuse.
La réalité dépassait son rêve !
Pendant quelques minutes, elle se tint silencieuse, uniquement occupée à regarder cette effroyable douleur et à s’en repaître.
Le grand prévôt se traînait sur les genoux, frappait le plancher de son front, et des cris inarticulés, des cris de bête égorgée venaient expirer sur ses lèvres tuméfiées.
Puis, avec la soudaineté déconcertante de la folie, une nouvelle révolution s’opéra tout à coup dans sa cervelle. Il cessa de sangloter, se releva et regarda autour de lui avec étonnement.
– C’est le moment d’en finir ! gronda la bohémienne.
Elle s’approcha du fou.
– Venez, dit-elle en lui prenant la main.
Le comte de Monclar la suivit docilement.
Elle le conduisit contre le mur, au-dessous du nœud coulant.
– Mon enfant ? interrogea-t-il, se souvenant vaguement de ce que cette femme lui avait promis.
– Ton enfant ! rugit-elle, il est mort ! C’est moi qui l’ai tué ! Meurs, toi aussi !
Au même instant, on frappa violemment à la porte qu’on essayait d’enfoncer.
La bohémienne n’entendait pas.
Délirante de haine, elle répéta :
– Meurs comme est mort ton fils que j’ai tué !
Le nœud coulant glissa autour du cou du grand prévôt ; mais, à ce moment, comme la Gypsie jetait un cri de triomphe, elle se sentit saisie elle-même à la gorge.
Le comte de Monclar lui incrustait ses dix doigts dans le cou.
Il grognait confusément :
– Ah ! c’est toi qui l’as tué… Ah ! c’est toi, sorcière…
La bohémienne donna une violence secousse… mais les doigts de fer demeurèrent plantés dans sa gorge où ils semblaient s’enfoncer lentement.
Elle râla, battit l’air de ses bras… ses yeux se convulsèrent… puis, tout à coup, sa tête retomba mollement sur ses épaules.
Le grand prévôt continuait à serrer, mais d’un geste sans colère maintenant… déjà il oubliait !
Et comme la porte battue à grands coups s’ouvrait enfin avec fracas, défoncée, il lâcha le cadavre de la bohémienne qui tomba lourdement à ses pieds, et il regarda les deux hommes qui, haletants, faisaient irruption dans le logis.
C’étaient Manfred et Lanthenay.
En un instant, celui-ci eut défait le nœud que la bohémienne avait passé au cou du comte de Monclar.
– Il était temps, dit Manfred.
Lanthenay, silencieux, contempla un instant le cadavre de la vieille bohémienne qui avait été sa mère.
Puis son regard remonta jusqu’au comte de Monclar. Et tout naturellement, comme si le fou pût le comprendre, il dit tristement :
– Venez, père…
Le fou n’entendit ou ne comprit pas ce nom.
L’effort qu’il avait fait pour étrangler la bohémienne avait brisé ses forces.
Il se laissa emmener avec une morne docilité.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Maintenant, Manfred et Lanthenay se trouvaient dans une vaste chambre faiblement éclairée.
Car, bien qu’il fît grand jour, les rideaux et les volets tirés entretenaient dans cette chambre une obscurité que combattait seule la lueur d’un cierge de cire.
Ce cierge brûlait près d’un lit…
– Asseyez-vous, père, dit gravement Lanthenay.
Il conduisit le comte de Monclar à un fauteuil où il s’assit, tranquille, rêvant à des choses lointaines… très lointaines du spectacle qu’il avait sous les yeux et qu’il ne voyait pas…
Lanthenay, violemment ému, s’approcha du lit, tandis que Manfred, découvert et le front penché, se tenait debout près du comte de Monclar.
Près du chevet du lit, agenouillée, la figure cachée dans les deux mains, une jeune fille sanglotait doucement.
– Avette ! murmura Lanthenay d’une voix étranglée par l’émotion.
Alors, les yeux de Lanthenay se fixèrent sur le lit…
Sous le drap tiré se dessinait la forme d’un cadavre…
– Pauvre Julie ! murmura le jeune homme. Pauvre femme martyre ! Morte de la mort de celui que tu aimais ! Le bûcher d’Étienne Dolet a brûlé l’homme et tué la femme… Les monstres qui ont organisé ce forfait de supplicier le grand penseur au nom de leur Dieu, au nom de leur religion de crime et d’infamie, ne savent pas qu’ils t’ont assassinée du même coup ! Tu es morte de douleur, pauvre femme… mais déjà te voilà vengée… car l’un de ceux qui se sont acharnés contre l’homme que tu aimais est là, devant ton cadavre, cruellement puni… et c’était le moins coupable !
Avec un soupir étouffé, Lanthenay se tourna vers son père qui, souriant d’un sourire inconscient, tenait ses yeux attachés sur la pâle lueur du cierge qui éclairait le cadavre de la femme d’Étienne Dolet…
Alors Lanthenay se pencha vers Avette et la toucha à l’épaule.
– Avette, dit-il, il faut vous arracher à ce triste spectacle…
Elle secoua la tête.
– Cher bien-aimé, répondit-elle, laissez-moi encore auprès d’elle…
– Soit… nous resterons donc ici jusqu’à l’heure où il faudra nous séparer à jamais de cette pauvre dépouille…
Alors, à bout de forces, elle se laissa tomber dans les bras de son fiancé, toute secouée de sanglots, murmurant confusément des mots sans suite où revenait cette parole :
– Seule, maintenant ! Sans père ni mère… Morts tous deux ! Seule au monde !
– Je vous reste, moi, dit Lanthenay avec une grande douceur… Et puis, Avette… si vous n’avez plus de mère… si vous n’avez plus de père… peut-être aurez-vous quelqu’un à aimer comme un père… quelqu’un sur qui vous laisserez tomber la miséricorde et le pardon de votre regard… quelqu’un vers qui vous irez… comme les anges doivent aller vers les damnés…
Surprise, elle l’interrogea des yeux, n’osant, ne pouvant parler…
Et lui, tout en lui versant ces paroles mystérieuses dans l’oreille, l’avait lentement entraînée, conduite devant le fauteuil où était assis le fou… le comte de Monclar… celui qui avait présidé au supplice d’Étienne Dolet !
Elle le reconnut, poussa un cri d’horreur :
– L’assassin de mon père ! le grand prévôt de Paris ! Ici ! Près de cette morte ! près de cette victime !
Plus doucement encore, Lanthenay la ramena.
Et grave, avec une infinie tristesse, il prononça :
– Avette… cet homme est mon père !
Elle frissonna. Et le jeune homme continua :
– Oui, Avette… mon père ! Ceci vous sera expliqué… Il suffit que vous sachiez cette chose terrible… cet homme… un de ceux qui ont tué Étienne Dolet… eh bien ! c’est mon père… Avette… mon Avette… grâce pour lui… Je vous l’ai dit… ce fut le moins coupable… et c’est le plus cruellement puni… sa raison s’est effondrée… Mon pauvre père n’est plus qu’un corps sans âme…
Ce regard de pardon qu’avait sollicité Lanthenay, ange de miséricorde, elle le laissa tomber sur le malheureux… Elle s’approcha de lui. Sans répulsion, sans haine, elle prit ses deux mains.
Elle le baisa au front.
Et tandis que le grand prévôt de Paris souriait de son inconscient sourire, la fille d’Étienne Dolet murmura :
– Soyez pardonné… mon père !