Nous avons laissé François Ier au moment où, ayant visité les divers postes du château, il rentrait dans ses appartements.
La rencontre de Manfred et de Lanthenay avait fait oublier au roi la nuit extraordinaire qu’il avait passée chez Madeleine Ferron, nuit d’amour et de haine, de terreur et de passion, qui s’est terminée sur la tragique vision de cet homme tombant, la gorge ouverte.
Tous ces souvenirs revinrent frapper naturellement l’esprit de François au moment où il crut avoir pris de suffisantes précautions contre les deux truands.
– La Châtaigneraie, es-tu fatigué ? demanda-t-il.
– Oui, sire, s’il s’agit de moi-même ; non, s’il s’agit du service de Votre Majesté.
– Eh bien, puisque tu n’es pas fatigué, dit le roi qui n’avait voulu entendre que la deuxième partie de la réponse, tu vas te faire donner une escorte et aller fouiller la maison à la porte de laquelle tu m’as laissé cette nuit. Tu arrêteras toute personne qui se trouvera dans cette maison.
– Même si c’est une femme, sire ?
– Surtout si c’est une femme.
La Châtaigneraie s’éloigna en pestant fort contre la corvée que lui imposait son maître.
Quant à François Ier, il ordonna à son valet de chambre de faire prévenir la jeune duchesse de Fontainebleau qu’il comptait aller la voir, et commanda qu’on le laissât seul.
Selon son habitude, toutes les fois qu’il avait un grave sujet d’ennui, il se mit à se promener avec agitation.
Puis, brusquement, il s’arrêta devant un grand miroir où il pouvait se voir de la tête aux pieds.
Le miroir lui renvoya l’image d’un homme vigoureux, d’un athlète aux larges épaules massives, aux jambes fortement musclées, et il sourit.
Ayant constaté d’un coup d’œil qu’il pouvait encore, par la prestance, passer pour le premier gentilhomme du royaume, François Ier continua son inspection par l’examen du visage. Alors son sourire disparut.
Là, en effet, se multipliaient les signes d’une vieillesse prématurée. De grosses rides profondes traçaient des rigoles sur son front ; ses joues s’étaient alourdies ; il constata avec effroi que, depuis un mois environ, ses cheveux avaient blanchi, et que sa barbe grisonnait. Ses paupières se bordaient de rouge, et le regard devenait terne. Et enfin, parmi les signes impitoyables de la fatigue physique, se montraient les signes honteux du mal qui le rongeait.
– Je suis perdu ! murmura François Ier en se laissant tomber dans un fauteuil. Je suis perdu… et rien ne peut me sauver. Rabelais m’avait juré de me trouver un remède… mais Rabelais a disparu… Lâche comme tous ses pareils, il m’abandonne traîtreusement… il se parjure…
Le roi ne se disait pas qu’il avait, lui, parjuré sa parole en laissant supplicier Dolet qu’il avait juré de sauver. Il est d’ailleurs certain que si Rabelais avait connu la vérité, il serait accouru du fond de l’Italie où il s’était réfugié.
Mais Rabelais ne savait pas que Diane de Poitiers s’était emparée de la lettre qu’il avait écrite à François Ier et du médicament qu’il avait préparé.
– Quant à ces chirurgiens qui m’entourent, continua le roi, me livrer à eux serait hâter ma mort. Il n’y avait dans mon royaume qu’un homme capable de me sauver, et il s’est enfui ! Je suis bien perdu… Oh ! être roi et être terrassé par une femme !
Il s’arrêta sur ce mot, évoquant la nuit qu’il venait de passer dans les bras de Madeleine Ferron, et une bouffée de sang monta à son visage.
Mais aussitôt la haine parla en lui plus fort que le désir, et il murmura :
– Pourvu que La Châtaigneraie la trouve ! Par tous les diables, je veux qu’elle me précède en enfer !…
Ce dernier mot, encore, le fit tressaillir.
– L’enfer ! songea-t-il ; c’est bien là ce qui m’attend !
Il reprit sa promenade furieuse et gronda :
– Perdu et damné, soit ! Damné pour damné, il faut que je le sois à bon droit… Ces scrupules qui m’étourdissaient, ces voix qui faisaient vacarme en mon cœur, je les étoufferai… Il me reste peut-être un an… six mois à vivre… Je veux vivre ces journées, ces heures, ces minutes… je veux vivre ardemment, sans en perdre une seule… je veux mourir rassasié de volupté, dans une dernière convulsion de plaisir… Et, par la mort-dieu, ce sera encore une belle mort, digne de moi !
Maintenant, il allait et venait comme un fauve.
– Des scrupules ? continua-t-il en haussant ses larges épaules… Est-il sûr qu’elle est ma fille, d’abord ? Parce que cette folle a jeté par hasard un mot… Est-ce que je le sais, moi, si elle est ma fille !… Et puis… et puis, quand elle le serait ! L’infernale drôlesse de cette nuit, en achevant de m’empoisonner, n’a-t-elle pas dit que l’enfer m’attend !… Àquoi bon hésiter, alors ?… Damné, soit !… Oh ! cette pureté immaculée, cette blancheur de lys, cette suave innocence… tout cela promis au délire de mon agonie ! Mourir ! Sentir peu à peu ce robuste corps tomber à la hideuse pourriture, voir l’abominable gangrène gagner mes jambes, mes bras, ma poitrine… sentir mon cœur s’effriter jusqu’à ce qu’il cesse de battre… Oui, oui ! tout cela va devenir une réalité… Que dis-je ? C’est déjà l’horrible réalité… Mais puisque je meurs, périsse avec moi le lys immaculé, et que mon agonie, brûlante au moins, se rafraîchisse au contact de cette pureté… Mourir… oh ! mourir, désespéré, dévoré par l’infâme lupus… mais mourir dans les bras de Gillette !…
Ainsi toute la pensée du roi mourant se concentrait sur trois objets qui se tenaient étroitement :
Madeleine, cause du mal ; le mal lui-même ; Gillette.
Pour la maladie, il n’y avait rien à faire ; il se savait condamné.
Pour Madeleine Ferron, il rêvait le supplice.
Pour Gillette, il rêvait de la sacrifier à son dernier délire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
François Ier sortit de sa chambre et entra dans un vaste salon rempli de courtisans, comme la Châtaigneraie arrivait.
– Eh bien ? demanda-t-il.
– Nous avons fait buisson creux, sire.
– Oh ! la maudite ! gronda le roi.
– Nous avons fouillé la maison de fond en comble et n’avons trouvé… que le cadavre d’un homme, un fort vilain cadavre avec une gorge béante…
Le roi frissonna au souvenir de la scène qu’évoquaient ces paroles.
– C’est bien, dit-il. Montgomery ?
– Me voilà, sire ! dit le capitaine des gardes.
– Écoutez…
François Ier entraîna le capitaine dans l’embrasure d’une fenêtre, et lui donna ses ordres :
– Prenez cent hommes intelligents et sûrs, divisez-les en autant de compagnies qu’il y a d’auberges à Fontainebleau. Àchacune de ces compagnies, désignez une auberge ; attendez la nuit ; et ce soir, vers dix heures, faites fouiller toutes les hôtelleries de la ville ; arrêtez sans explications toute personne étrangère à la ville, qui y sera arrivée depuis que j’y suis moi-même – vous entendez toute personne, homme ou femme…
– Je comprends, sire…
– Surtout les femmes ! ajouta le roi. En attendant, faites monter à cheval cinquante de vos meilleurs cavaliers et envoyez-les sur toutes les routes, et principalement celle de Paris. Donnez-leur mission d’arrêter tout homme ou toute femme s’éloignant de Fontainebleau… Avez-vous tout compris…
– Oui, sire. Mais si cependant Votre Majesté voulait me désigner avec plus de précision la personne qu’elle vise, peut-être pourrais-je agir plus sûrement.
François Ier hésita un instant.
– Connaissez-vous la dame Ferron ? dit-il.
– Je l’ai vue deux ou trois fois, sire.
– Il s’agit d’elle – d’elle surtout ! Mais il s’agit aussi de deux truands de Paris.
– Manfred et Lanthenay, sire ?
– C’est cela même. Vous êtes un bon serviteur, Montgomery. Allez, faites diligence… je compte sur vous…
– L’impossible sera fait, sire ! s’écria le capitaine des gardes qui s’élança rayonnant.
Les ordres que venait de donner le roi l’avaient quelque peu rasséréné. Il tourna vers ses gentilshommes silencieux un visage souriant.
Aussitôt, les mines inquiètes et assombries se changèrent en mines joyeuses, les conversations reprirent leur train, et le roi traversa les groupes en distribuant des paroles aimables.
Mais la joie devint de l’enthousiasme, lorsque François Ier, se tournant vers les gentilshommes avant de sortir, dit à haute voix :
– Messieurs, notre grand veneur nous annonce un dix-cors. Nous le courrons demain, s’il plaît à Dieu. Ainsi donc, que chacun s’apprête, car l’animal a déjà mis en défaut plus d’une meute, et ce sera une véritable victoire que de le forcer.
Des acclamations accueillirent cette nouvelle, tandis que le roi se dirigeait lentement vers les appartements de la duchesse de Fontainebleau.
Ces appartements, placés à l’aile gauche, du château, consistaient en une douzaine de vastes pièces très somptueuses.
Il y avait une belle antichambre, où douze hallebardiers, en costume d’apparat, montaient la garde pour faire honneur à la petite duchesse.
Il y avait un immense salon où se tenaient les dames d’honneur.
Il y avait une salle à manger d’un luxe grandiose, avec ses hauts dressoirs chargés de vaisselles précieuses, ses aiguières d’or, ses candélabres monstrueux.
Il y avait enfin une chambre à coucher dont le lit carré, élevé sur une estrade comme un trône, était un véritable monument et un chef-d’œuvre de sculpture.
Mais Gillette n’entrait jamais dans le beau salon d’honneur.
Mais elle mangeait, seule, dans une petite pièce du fond de l’appartement.
Et c’est dans cette pièce qu’elle dormait.
Elle avait exigé qu’on plaçât un fort verrou à la porte, menaçant de sauter par la fenêtre si on ne lui donnait pas satisfaction.
Chacune de ces exigences avait révolutionné le petit monde des dames d’honneur qui s’en étaient montrées fort scandalisées.
Gillette avait donc vécu dans cette chambre qui donnait sur le parc par une fenêtre unique.
Elle était en somme assez protégée contre les périls inconnus que devinait son instinct de jeune fille. Elle y avait fait apporter un rouet et filait pour se distraire.
Sa triste existence de recluse avait été des plus uniformes.
Le matin, au jour, elle se levait, s’habillait elle-même, et ne tirait le verrou qu’assez tard dans la matinée. Alors la première dame d’honneur venait lui demander ses ordres « pour se lever », paraissant ne pas vouloir remarquer qu’elle était déjà habillée. Àquoi Gillette répondait également en demandant s’il s’agissait du lever du lendemain, auquel cas, ajoutait-elle, elle réfléchirait à la chose pendant la nuit.
Àmidi, nouvelle apparition de la dame d’honneur venant annoncer que « les viandes de Mme la duchesse étaient servies dans la salle à manger ». Àquoi Gillette répondait en interpellant sa servante et en lui ordonnant de lui apporter son dîner.
Le soir, répétition de la même scène.
Dans la journée, la dame d’honneur venait régulièrement à la même heure demander à Mme la duchesse si elle désirait la lecture ou la conversation de ces dames.
Mme la duchesse répondait non moins régulièrement qu’elle avait des yeux pour lire, si l’envie lui en prenait, et que, quant à la conversation des dames de la cour, elle s’y ennuyait fort, parce qu’elle ne comprenait pas toujours.
La seule distraction de Gillette était de descendre dans le parc ; encore attendait-elle que le soir fût tombé.
Mais elle ne pouvait faire un pas sans être suivie, sous prétexte de la distraire ou de lui faire honneur.
Un soir, comme elle se promenait lentement dans une allée qui longeait la haute muraille du parc, l’un des factionnaires placés de distance en distance, la regarda si fixement que Gillette s’approcha de lui.
Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé d’adresser quelques paroles à quelques-uns de ces soldats, et cela se terminait toujours par l’offrande d’une pièce d’argent.
Ce soir-là, donc, Gillette, ayant vu ce factionnaire qui la regardait et croyant qu’il avait peut-être quelque grâce à lui demander, s’approcha de lui.
– Vous désirez me parler, n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec douceur.
Le factionnaire regarda rapidement autour de lui.
– M. Triboulet est à Fontainebleau, dit-il.
Gillette poussa un cri, et ses femmes s’élancèrent auprès d’elle au moment où le soldat allait peut-être ajouter quelque nouvelle révélation.
Gillette vit bien qu’il avait encore à parler.
Mais il était trop tard !
– Est-ce que cet homme s’est montré insolent ? s’écria la première dame d’honneur ; je vais faire appeler l’officier…
– Mais non, dit vivement Gillette, un faux mouvement que j’ai fait m’a fait craindre de tomber, voilà tout !
– Au reste, ajouta la duègne d’un air pincé, lorsqu’une grande dame condescend à converser familièrement, contre toute étiquette, avec de pareilles espèces, il faut s’attendre à tout…
Gillette s’était éloignée en jetant au soldat un regard d’intelligence.
Le lendemain, redescendue dans le parc, elle chercha vainement le factionnaire.
Les jours suivants, il en fut de même.
Gillette imagina qu’on s’était peut-être défié de ce soldat, et, pour endormir les soupçons, elle cessa de descendre au parc.
Il faut se représenter tout ce qui se cachait de désespoir sous sa feinte indifférence pour imaginer sa joie à apprendre qu’elle n’était pas abandonnée, qu’on la cherchait, qu’on s’occupait de sa délivrance…
Elle était dans cette situation d’esprit lorsqu’on vint lui annoncer la visite de Sa Majesté.
Gillette fut prise d’une mortelle angoisse et se sentit pâlir. Pour la première fois, elle se rendit dans le grand salon où se tenaient les dames d’honneur, qui, à son arrivée, se levèrent et firent la révérence.
Là, elle se rassura quelque peu.
Et elle s’assit près d’une fenêtre, laissant errer son regard sur cette ville de Fontainebleau, reportant sa pensée de Triboulet à Manfred, puis songeant à ce roi qui se prétendait son père et qu’elle redoutait comme un larron.
– Messieurs, le roi ! cria une voix dans l’antichambre.
François Ier entra.
Gillette avait jeté autour d’elle un regard de terreur en constatant que les femmes quittaient la salle, et que les portes se fermaient.
– Sire ! dit-elle d’une voix qui tremblait d’indignation plus encore que de crainte, faites ouvrir les portes, ou je crie et je fais un scandale tel que vous n’oserez plus jamais venir ici.
– Rassurez-vous, dit François Ier.
Il frappa sur une table. Un gentilhomme apparut.
– Pourquoi ferme-t-on les portes ? dit le roi. C’est inutile. Je n’ai que peu d’instants à passer auprès de Mme la duchesse.
Et, se tournant vers Gillette :
– Vous voyez, je vous obéis, Gillette. Mais pourquoi vous défier ainsi de moi ?
C’était la première fois que le roi l’appelait de ce nom de « Gillette ». Jusqu’ici, en lui parlant, il avait affecté de dire « mon enfant ».
Il reprit :
– Vous serez donc toujours mon ennemie ? Que vous ai-je fait, méchante ?
Gillette tressaillit d’horreur.
Le ton de François Ier était changé. Elle reconnaissait maintenant la voix de l’homme qui avait pénétré par violence dans la petite maison de l’enclos du Trahoir et avait essayé de l’enlever.
– Je venais, continua le roi, je venais m’enquérir de votre santé… Vous pâlissez, Gillette, vous maigrissez… Vous vous renfermez dans vos pensées… Quand vous me connaîtrez mieux, vous regretterez votre injustice à mon égard… En attendant, je voudrais vous distraire… Demain, il y aura chasse… Voulez-vous en être ?
– Je veux bien, sire ! dit Gillette.
François Ier demeura stupéfait.
– Vous acceptez ?
– Oui, sire. Je n’ai jamais vu de chasse, et cela me fera plaisir…
– Par Notre-Dame ! voilà le premier moment de joie que j’éprouve depuis bien longtemps ! Ainsi, pour tout de bon, vous acceptez ?
– Oui, sire !…
– Ah ! Gillette, murmura ardemment le roi en faisant un pas vers la jeune fille… si vous vouliez… si j’osais espérer… si cette acceptation inespérée était le début d’un revirement chez vous…
– Sire, dit Gillette à bout de forces, j’irai à votre chasse demain… Mais je vous en prie, d’ici là… laissez-moi…
– Soyez obéie, fit le roi qui tremblait autant qu’elle, mais non de la même émotion.
Il se retira, et Gillette courut se réfugier dans sa chambre.
Le roi, en rentrant chez lui, était rayonnant.
– Elle cède ! grondait-il. Jour de Dieu, la chose a été longue, mais enfin…
Le plan de François Ier était des plus simples.
Une fois en forêt, il s’arrangerait pour être seul avec Gillette. L’idée d’un viol brutal n’était pas pour l’effrayer.
Une seule chose, dans cette affaire, étonnait le roi et l’inquiétait presque. C’était la facilité avec laquelle Gillette, jusqu’alors si farouche, avait accepté la proposition d’assister à cette chasse.
Oui, Gillette avait accepté, – et même avec joie.
D’abord, il ne venait pas à la pensée de la pauvrette qu’elle pût avoir un danger quelconque à redouter ; un tête-à-tête avec le roi lui paraissait chose impossible dans une chasse à laquelle assisteraient peut-être deux ou trois cents personnes.
Ensuite, elle espérait, en traversant la ville, être aperçue de Triboulet, échanger un signe avec lui, peut-être pouvoir lui parler.
Il faut dire que si Gillette était libre dans son appartement, si elle pouvait descendre au parc, il lui était interdit de sortir des limites du château.
Donc, traverser Fontainebleau, même en nombreuse compagnie, était une chance dont il fallait profiter.